La vague d’arrestations, le 12 février 2007, d’un nombre important de militants de l’organisation à finalités subversives dénommée Parti Communiste Politico-Militaire, a réveillé, chez les observateurs, de vieilles craintes liées en Italie à une période dramatique de l’histoire nationale qui a marqué le pays depuis la fin des années 1960 jusqu’à l’année 1989: les «années de plomb». L’organisation en question reprend en effet les positions exprimées par l’aile «spontanéiste» des Brigades Rouges (ce que l’on appelle la «seconde position») – fraction minoritaire née de la scission au sein du brigadisme terroriste intervenue en 1984, par opposition à l’aile «militariste» représentée par les BR – Parti Communiste Combattant, et représentée dans le passé par l’Union des Communistes Combattants.
Cette actualité, bien que tragique, se mêle à l’abondante production littéraire sur le sujet qui a caractérisé l’année 2007, à l’occasion du trentième anniversaire d’une date, l’«année 1977», que de nombreux observateurs ont interprétée comme la période charnière entre les racines d’une autre année symbolique (1968) – laquelle contenait déjà en germe les symptômes de la dégénérescence à venir – et la recrudescence du phénomène de la lutte armée, dont le cruel coup d’envoi eut lieu, précisément, au terme de la «saison de 1977».
Au sein de cette abondante production – les ouvrages, les études et les articles commémoratifs, inégaux quant à la capacité d’analyse, se comptent désormais par dizaines – , une place importante revient aux mémoires autobiographiques d’une des signatures les plus connues du journalisme italien. Nous voulons parler de Lucia Annunziata, qui dans son livre 1977. L’ultima foto di famiglia (Einaudi, 2007), mêle souvenirs privés et enquête journalistique. Elle restitue des atmosphères et fait revivre des protagonistes de cette époque – souvent les protagonistes de l’Italie d’aujourd’hui immortalisés au temps de leur jeunesse – , mais sans déborder du portrait de famille, celui de la gauche communiste (institutionnelle et radicale, pourrait-on dire: comme aujourd’hui). Elle cherche ainsi à comprendre les raisons du divorce entre politique et utopie, le dialogue impossible entre ceux qui entendaient conquérir les institutions et ceux qui voulaient les abattre, «la psychose défensive des dirigeants de formation communiste qui ne voient jamais, dans les contestataires et les violents, des fils rebelles, mais un complot des forces de la réaction» (Massimo Granellini, «Una sessantottina fra vecchi ed eterni bambini», La Stampa, 16 janvier 2007).
Car l’année 1977 n’a pas été la joyeuse saison contestatrice des «Indiens métropolitains». Elle n’a pas été, comme l’écrivait alors Luigi Manconi (depuis 2006 sous-secrétaire d’Etat à la Justice du gouvernement présidé par Romano Prodi), Uno strano movimento di strani studenti [Un étrange mouvement d’étranges étudiants] (Feltrinelli, 1978), ni l’épanouissement ludique d’une pulsion créatrice exprimée par la soustraction de la dimension collective à la domination totalisante de la politique, comme si l’on pouvait oublier que «la gaieté et l’ironie démystificatrice de cette mouvance apparaissent parfois assombries par un sentiment de défaite, presque de désespoir» (Guido Crainz, «1977, l’anno dei traumi e della fine delle grande speranze», La Repubblica, 13 janvier 2007).
L’année 1977 a été quelque chose de bien plus tragique, symboliquement et effectivement. Elle a été tragique dans ses fondements ainsi que dans ses conséquences anthropologiques et culturelles, telles que celles-ci peuvent être aujourd’hui reconstituées à l’aune d’une mémoire douloureuse, et ce, par exemple, à travers un «marqueur» bien précis: 1977 a été le premier «boom» des décès par overdose d’héroïne en Italie (34; ce nombre doublera l’année suivante, triplera en 1979, quadruplera en 1980, et en 1981 on comptera plus de 200 morts par overdose d’héroïne). Pour autant, dès cette époque les «apprentis sorciers» de la pensée insurrectionnelle tentaient de faire entrer cette tragédie dans le moule le plus sinistre de l’idéologie: c’est ainsi que Toni Negri déclarait à la revue Re Nudo que, «un héroïnomane […] tu ne le convaincs que si tu interprètes l’intensité de sa haine et que si tu donnes à la richesse de son désir un espoir d’expansion collective».
La haine, en effet, la haine intégrée avec discipline dans cette «seconde société» séparée et hostile clairement perçue par l’italianiste communiste Alberto Asor Rosa, cette seconde société qui sut enclencher une dynamique, mais qui «ne débattait pas sur Lénine et Kautsky et Gramsci et Bordiga. […] On parla alors des deux faces du mouvement, mais il n’y en avait qu’une en réalité. Car personne n’échappa au langage du geste, de l’acte violent» (Lanfranco Pace, «Ricordi da reduce», Il Foglio, 30 janvier 2007). On peut reconnaître, sans pour autant tomber dans des explications sociologiques usées, que le mouvement de 1977, comme celui de 1968, naissait d’un malaise profond au sein de la jeunesse, qu’il était le fait d’une «génération dont les rêves avaient été frustrés avec la crise de la gauche extraparlementaire, et qui ne voulait pas se résigner à l’idée de refluer dans la sphère privée après avoir tout investi dans un projet révolutionnaire» (Giovanni Fasanella – Giovanni Pellegrino, La guerra civile, Rizzoli, 2005, p. 82). Toutefois, le chiffre exact de l’année 1977 doit être identifié avant tout à cet horizon évoqué par Lanfranco Pace, à savoir le langage de la violence. Fortement dramatique, il ne fut pourtant que le début du bain de sang qui se répandit plus tard. Il faut fournir ici quelques premières données de cette triste comptabilité: en 1977 surviennent 2.128 attentats, 11 personnes sont assassinées (magistrats, chefs d’entreprise, journalistes, hommes politiques, membres des forces de l’ordre), tandis que 32 personnes sont blessées aux jambes ou «jambisées» (gambizzate) par les «préposés au tibia», comme seront définis avec cynisme les agitateurs munis du pistolet P38.
Pour comprendre le désarroi provoqué par l’escalade sanglante d’épisodes criminels durant l’année 1977, il vaut la peine de rappeler la réaction, à chaud, d’un intellectuel qui avait pourtant défendu, et parfois même adopté, les pulsions profondes du mouvement: Umberto Eco. Réfléchissant, en tant que sémiologue, sur la tristement célèbre photo du jeune homme au passe-montagne, les jambes pliées et écartées, les bras tendus, qui pointe son arme à hauteur d’homme, Eco écrit dans L’Espresso du 29 mai 1977: «Cette photo ne ressemblait à aucune des images en lesquelles l’idée de révolution avait été symboliquement résumée. L’élément collectif faisait défaut, on voyait revenir de façon traumatique la figure du héros individuel […]. Cette image évoquait d’autres mondes, d’autres traditions narratives et figuratives.» Encore une photo, donc, après «la dernière photo de famille» de Lucia Annunziata et peu avant l’encore plus célèbre «album de famille» de Rossana Rossanda, album dont elle raconta l’histoire dans Il Manifesto du 2 avril 1978, en pleine «affaire Moro».
Que cela, pourtant, soit bien clair: quand nous parlons de l’année 1977, nous parlons d’un mouvement, mais ce n’est pas un autre 1968, comme le souligne à juste titre Concetto Vecchio dans une évocation équilibrée, Ali di Piombo (Rizzoli, 2007), et non pas uniquement parce que 1968 fut, structurellement, un mouvement global, alors que le mouvement de 1977 ne fut qu’un phénomène italien.
Curieusement, la genèse du mouvement de 1977 trouve sa première expression dans une ville habituellement étrangère aux mouvements insurrectionnels. Le nouveau mouvement, en effet, fait parler de soi pour la première fois à la veille du Noël de 1976, à Palerme, lorsque la faculté des Lettres est occupée en signe de protestation contre la décision du conseil des doyens d’appliquer une circulaire du ministre de l’Instruction publique, Franco Maria Malfatti. Cette circulaire est contestée par la gauche extraparlementaire car elle viendrait démanteler l’une des conquêtes de 1968, à savoir la liberté laissée aux étudiants de s’inscrire dans la ville et la faculté de leur choix, ce qui a cependant rendu ingérables et inutilisables les structures existantes. Pour donner un exemple, l’université de Rome a alors une capacité d’accueil de 12.000 étudiants, mais 150.000 y sont inscrits.
L’incendie se développe rapidement, ne serait-ce que parce que le climat social est depuis longtemps surchauffé en raison de plusieurs conjonctures qui vont s’aggraver et que, pour faire bref, nous pouvons essayer de résumer en trois facteurs.
- La gauche constitutionnelle représentée par le PCI d’Enrico Berlinguer a réalisé aux élections législatives du 20 juin 1976 son meilleur résultat historique, obtenant 34,5% des suffrages, alors que le cartel électoral de la gauche extraparlementaire réuni sous les enseignes de Democrazia proletaria (dans laquelle confluent le PdUP [Partito di Unità Proletaria] et Avanguardia operaia) prend une véritable raclée en recueillant 1,5% des suffrages. Ce résultat accélère la fin de l’organisation Lotta Continua, qui, après sept ans d’intense activité, décide de se dissoudre, au congrès de Rimini de décembre 1976, laissant ses propres restes s’agglutiner autour de l’affrontement idéologique radicalisé du mouvement de 1977.
- On assiste sur la scène sociale et politique, avec une inquiétude grandissante, au durcissement du projet terroriste de «lutte armée au cœur de l’Etat» mené par les Brigades Rouges. Née en septembre 1970, cette organisation a été la première à théoriser le contenu stratégique, et non pas seulement de propagande, de la violence armée. Bien qu’elle n’ait pas encore sombré dans la dramatique spirale sanglante qui la caractérisera bientôt, elle fait déjà l’objet – depuis le 17 mai 1976 – d’un procès contre ses «chefs historiques» (53 inculpés, dont 20 en détention, parmi lesquels quelques-uns des fondateurs charismatiques: Angelo Basone, Pietro Bassi, Pietro Bertolazzi, Alfredo Buonavita, Renato Curcio, Maurizio Ferrari, Alberto Franceschini, Vincenzo Guagliardo, Giuliano Isa, Arialdo Lintrami, Roberto Ognibene, Loris Tonino Paroli, Fabrizio Pelli, Prospero Gallinari) devant la cour d’assises de Turin. Ceux-ci sont accusés de constitution de bande armée et d’autres délits, qui vont de l’enlèvement et séquestration aux atteintes aux personnes, en passant par le vol. Il s’agit du premier grand procès contre les BR (bien que n’y figure pas – pas encore – le délit d’homicide). Il sera défini comme suit: «Pour les brigadistes, le procès impossible; pour les avocats, le procès qui n’a pas de précédent; pour les journalistes, le procès contre la peur; pour beaucoup, le procès politique le plus important organisé en Italie; pour quelques-uns, le premier procès spécial» («Cinque definizioni per un processo», Gazzetta del Popolo, 24 juin 1978).
- L’ensemble de contestations qui a vu le jour en 1977 est immédiatement absorbé par une mouvance, l’Autonomie, dans laquelle confluent plusieurs mouvements de la gauche extraparlementaire et révolutionnaire – à commencer par Potere Operaio et Lotta Continua – qui se sont dissous après l’échec des organisations nées des expériences du Mouvement étudiant de 1968 et qui s’en étaient nourries à l’origine. Les militants de ces formations se regroupent donc dans un mouvement qui réunit les expériences des luttes ouvrières et étudiantes des années 1970 et qui est traversé par une double référence d’inspiration marxiste-léniniste et anarcho-libertaire. Il est dirigé par des personnalités bientôt reconnues comme autant de leaders de cette mouvance (Franco Piperno, Oreste Scalzone, Toni Negri, Daniele Pifano, Franco Berardi).
Dans un éditorial du 2 janvier 1977 du quotidien Il Manifesto intitulé «Qui a peur de 1977?», on voit déjà apparaître l’enjeu dont l’année à peine entamée est porteuse: «Cette fois, le doute concerne non la force et la nature de l’adversaire, mais notre force et notre nature. Où allons-nous?» Dès lors, la chronique de l’année 1977 va devenir une lugubre énumération d’affrontements, un interminable procès-verbal qui enregistre l’empoisonnement progressif des esprits, la facilité avec laquelle engins explosifs et armes commencent à circuler, «la dissolution rapide des dernières illusions révolutionnaires dans l’acide muriatique de la rancœur et des haines» (L. Annunziata, op. cit., p. 53).
Symboliquement, la parole passe aux armes avec les épisodes du 17 février 1977 et le parricide qui se produit au sein de la gauche. Le PCI, qui a pris le chemin de l’eurocommunisme, du détachement de l’Union Soviétique et de la politique du compromis historique, décide d’intervenir, avec une imprévoyante autorité, dans l’occupation de l’université de Rome par l’Autonomie, et ce en organisant dans la cour de «La Sapienza» un meeting avec le secrétaire de la CGIL (le principal syndicat italien), Luciano Lama, meeting ayant pour but de mettre un terme à l’agitation interne. La «dialectique» entre le service d’ordre communiste et les militants de l’Autonomie tourne à l’affrontement physique, jusqu’à ce que Lama soit chassé de l’université. A la fin d’une journée de violences, cela oblige les forces de l’ordre à «nettoyer» l’université, avec pour conséquences de radicaliser le combat des Autonomes et de faire prévaloir au sein de l’Autonomie le courant ouvriériste désireux d’«élever le niveau de l’affrontement», c’est-à-dire de passer à la lutte armée.
La ville de Turin, qui sera en 1977 l’un des plus importants épicentres des événements sanglants, est, ce même 17 février, le théâtre de faits bien plus graves: en effet, le 17 au soir, Mario Scoffone, directeur du personnel de l’usine Fiat de Rivalta (localité de la province de Turin où est situé l’un des plus importants ateliers de la marque) est blessé aux jambes par les Brigades Rouges; pendant la nuit, une bombe explose devant la grande usine Fiat du quartier de Mirafiori à Turin; une demi-heure plus tard, les Escouades Ouvrières Armées blessent aux jambes Bruno Diotti, un chef d’atelier de l’usine de Mirafiori. Le président du tribunal des mineurs de 1970 à 1985, Paolo Vercellone, n’hésite pas à parler de Turin comme du «Chicago des années trente», et il a effectivement raison. Un rapport du Conseil régional du Piémont («Registre des principaux actes de terrorisme, agression et violence politique, survenus à Turin et dans le Piémont», 1978) désigne une série impressionnante de délits à caractère insurrectionnel. Pour la période mars-avril 1977, le phénomène a une cadence presque quotidienne: depuis les 20 blessés dans les affrontements à Palazzo Nuovo, siège de l’université de Turin, le 2 mars, jusqu’à l’assaut, avec des cocktails Molotov, le même jour, des sièges du mouvement catholique Communion et Libération et de l’Union Monarchiste; depuis les tirs des Autonomes au lycée Avogadro du 4 mars jusqu’aux projectiles incendiaires lancés contre la section locale de la Démocratie chrétienne via Volpiano le 11 mars; depuis la bombe contre un commissariat de police le 2 avril jusqu’aux cocktails Molotov lancés dans l’église de Santa Giulia pendant un office religieux le 5 avril; depuis l’attentat contre le siège du Conseil régional via Palazzo di Città le 17 avril jusqu’aux huit coups de pistolet tirés par les Brigades Rouges contre le greffier en chef du Parquet général, Dante Notaristefano, le 20 avril; et ainsi de suite, jour après jour.
Mais la liste des délits ne se limite pas à l’attentat, aux fusillades pour intimider, aux cocktails Molotov, à l’engin explosif. Un tournant dramatique a lieu à Bologne le 11 mars, lorsqu’un groupe d’Autonomes décide d’interrompre une assemblée de Communion et Libération – ceux qui ne se rangent pas du côté du «mouvement» sont réputés indignes d’agir politiquement – qui se déroule dans les locaux de la faculté d’Anatomie. Les forces de l’ordre interviennent, mais subissent immédiatement un caillaissage en règle de la part des plus violents, qui utilisent des cubes de porphyre. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un modeste épisode de sécurité publique fait tache d’huile dans les environs de l’université: aux grenades lacrymogènes employées par la police et les carabiniers pour disperser les plus excités, les manifestants répondent en lançant des pierres et des bouteilles incendiaires sur les véhicules des forces de l’ordre, qui commencent à prendre feu. Dans ce climat infernal, un jeune carabinier de vingt-deux ans, resté seul avec son fourgon incendié par des cocktails Molotov, se voit contraint de tirer en l’air pour tenter d’échapper à un encerclement menaçant, jusqu’à l’irréparable: l’étudiant de Lotta Continua Franco Lorusso est atteint au sternum par une balle et meurt. La nouvelle une fois connue, une violente émeute éclate et des milliers de militants se déversent dans les rues de la ville, dévastant boutiques et vitrines et provoquant d’interminables affrontements de rue. Le soir, on comptera 46 manifestants arrêtés.
Le sang appelle le sang et la haine idéologique va se déchaîner dans toute sa brutalité. Le lendemain, le samedi 12 mars à Turin, au 70 de la via Gorizia, dans le quartier populaire de Santa Rita, à 7h 55 du matin, le brigadier de la Digos (Division des enquêtes générales et des opérations spéciales, une structure de la police qui porte aujourd’hui un autre nom) Giuseppe Ciotta, 29 ans, marié et père d’une fillette de deux ans, est abattu de neuf coups de pistolet au moment où il monte dans sa voiture pour se rendre à son travail. Il est abattu, sous les yeux de son épouse qui le salue depuis la fenêtre, par Enrico Galmozzi, des Brigades Communistes, dénomination adoptée par une branche dissidente de Lotta Continua, branche qui en avril 1977 prend le nom définitif de Prima Linea. Ciotta est la première victime du terrorisme rouge à Turin et la deuxième dans le Piémont, après le meurtre de Francesco Cusano, vice-préfet de police de Biella, assassiné le 1er septembre 1976.
On voit donc que la violence de rue diffuse de l’Autonomie, «spontanéiste», qui rythme quotidiennement les principales villes italiennes – un appendice à l’enquête Una sparatoria tranquilla parue aux éditions Odradek en 1997, comprend pas moins de soixante pages composées dans un corps minuscule pour détailler la chronologie des événements insurrectionnels en Italie durant l’année 1977 – s’accompagne (la remarque n’est en rien négligeable) de l’intensification de la lutte armée communiste organisée. Celle-ci, par rapport aux positions de la première mouvance, place au centre de sa stratégie la «lutte pour la conquête du pouvoir», au point que, comme le rappelle le leader brigadiste Mario Moretti dans un entretien peu connu accordé à Claudio Del Bello, «cela n’est pas un problème; cela est le problème». Les deux «discours des armes» – celui de l’Autonomie et celui des organisations de la lutte armée communiste organisée – poursuivront au cours de l’année 1977 un «dialogue à distance», jusqu’à ce que le «mouvement de 1977» parvienne à son épilogue, avec des conséquences encore plus dramatiques, si cela était possible, que celles accumulées durant cette année funeste. Comme l’admet Moretti lui-même, «pour ce nombreux partisans de ce mouvement le choix des BR parut le seul possible après les lourdes défaites subies».
Le bilan de ces conséquences, lu a posteriori, ressemble à un communiqué de guerre: 128 personnes tuées par les organisations armées de gauche, dont 74 par les Brigades Rouges, 20 par Prima Linea et 34 par le fait de dix-neuf autres sigles; 68 terroristes abattus; 4.087 personnes poursuivies (pour une mouvance qui a été évaluée, pour les militants, à plusieurs milliers de personnes, ces chiffres devant être multipliés par dix pour les sympathisants); rien qu’entre 1976 et 1982, le nombre d’épisodes de violence politique du fait de la gauche extraparlementaire – organisée ou non, que les épisodes aient été revendiqués ou soient simplement attribuables – s’est élevé à 4.649. Une date surtout explique symboliquement l’enchevêtrement qui, en 1977, associe les deux niveaux de violence, celui de l’Autonomie et celui du terrorisme rouge: il s’agit du 22 avril, avec Turin pour capitale. Peu après 8h30, cinq cocktails Molotov sont lancés contre l’Inspection d’Académie, via Coazze. Presque simultanément, d’autres engins explosent dans un bar de la via Po et dans un bureau de l’archevêché, via Arcivescovado. Dans la soirée, peu après 22h, trois bouteilles incendiaires dévastent les locaux du quotidien La Stampa, via Marenco, blessant un employé. Une heure plus tard, deux engins explosifs posés par des militants de Prima Linea endommagent le commissariat de police «Barriera di Milano». Enfin, les Brigades Rouges elles-mêmes apposent leur marque sur cette «journée de folie ordinaire» en blessant aux jambes, de trois balles, Antonio Munari, un chef d’atelier de chez Fiat.
Et ce n’est là que le début, un début tragique parsemé de plusieurs centaines d’épisodes, comme celui dont fut le protagoniste le géomètre Maurizio Puddu, 45 ans, employé par la commune de Turin, membre de la classe moyenne – il vit au septième étage d’un appartement situé Corso Unione Sovietica, dans le quartier de Mirafiori -, depuis longtemps cadre intermédiaire de la Démocratie chrétienne (ancien secrétaire régional adjoint, ancien assesseur provincial, chef de groupe adjoint à l’assemblée provinciale). Mais rien ne peut le sauver de la vengeance de classe: le 13 juillet 1977, trois brigadistes rouges (Nadia Ponti, Dante Di Blasi, Lorenzo Betassa) tirent sur lui seize coups de feu. Sept balles atteignent Puddu aux fesses et aux jambes: il ne mourra pas, mais restera invalide à vie.
Il y a pourtant eu bien pire, avant et après, et toujours à Turin. Le procès des «chefs historiques» des BR se poursuit, mais les terroristes refusent dédaigneusement d’être défendus («non aux avocats du régime»), au point que le président du tribunal, Guido Barbaro, charge Fulvio Croce, président de l’Ordre des Avocats, de procéder à la nomination d’autres défenseurs, commis d’office. Les débats doivent reprendre le 3 mai 1977, après huit mois de renvois (le 9 juin 1976, date de la septième audience, le climat est assombri par l’assassinat à Gênes, la veille, du procureur Francesco Coco). Le 24 avril, Fulvio Croce confie son angoisse à ses amis les plus intimes: «Cette fois, ils vont me tuer. Je suis constamment suivi», leur déclare-t-il. Il est en effet suivi par la brigadiste Nadia Ponti. Le jeudi 28 avril 1977, par une journée pluvieuse, vers 15h Fulvio Croce se dirige à pied vers son bureau de la via Perrone. Rocco Micaletto, qui sera plus tard membre du comité exécutif des Brigades Rouges pendant la séquestration de Moro, s’approche de lui et tire sur l’avocat cinq balles de son Nagant 7,62 à silencieux. «[Croce] se rendait à son cabinet dans l’après-midi, comme tous les jours, en mâchonnant son inévitable cigare toscan, les mains derrière le dos» (Emilio R. Papa, Il processo alle Brigate Rosse, Turin, 1979, p. 84).
On est alors au bord du gouffre. Mais comment réagit l’intelligentsia de gauche? Le 5 juillet 1977, le quotidien Lotta continua publie un appel – les signatures ont été recueillies à Paris par Gad Lerner – signé de Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Félix Guattari et d’autres (dont l’Italienne Maria Antionietta Macciocchi, ancienne députée du PCI), dans lequel on peut lire: «Nous désirons attirer l’attention sur les graves événements qui se produisent actuellement en Italie et plus particulièrement sur la répression qui s’abat sur les militants ouvriers et sur les dissidents intellectuels en lutte contre le compromis historique». On croit rêver, mais c’était bien l’atmosphère de l’époque. Dans le sillage de l’appel, à l’origine d’une tempête politique qui va durer tout l’été, certains fixent la date d’un grand congrès du «mouvement» à Bologne avec comme thème la dénonciation de la «répression».
Le congrès de Bologne se tient les 24, 25 et 26 septembre. Alors que la ville est envahie par environ cent mille jeunes qui la transforment en décor d’un triste carnaval, à l’intérieur du palais des sports dix mille personnes discutent sur l’avenir et le leadership du mouvement. De nombreux intellectuels également sont présents, dont le psychiatre Franco Basaglia, les Français signataires de l’appel de Sartre, les acteurs Dario Fo et Franca Rame, sans oublier les dirigeants reconnus de l’Autonomie Ouvrière, Oreste Scalzone et Toni Negri. Au cours des trois journées, l’Autonomie tentera d’affirmer son hégémonie sur toute la mouvance. Mais c’est en réalité le chant du cygne, un chant qui sonne faux, de la tragédie en cours.
Car entre-temps, dehors, l’itinéraire subversif n’a pas marqué de temps d’arrêt. Les Brigades Rouges ont par exemple rendu public un document interne qui consacre une attention toute particulière au thème «Frapper la presse du régime, instrument de la guerre psychologique». Comme à leur habitude, ce ne sont pas des paroles en l’air. Le 1ER juin 1977, à Gênes, Vittorio Bruno, directeur-adjoint du quotidien Il Secolo XIX, est blessé aux jambes. Le jour suivant, vient le tour de Milan: à 10h10, un noyau brigadiste blesse aux jambes Indro Montanelli, directeur d’un autre quotidien, Il Giornale Nuovo. Le lendemain est frappé Emilio Rossi, directeur politique du journal télévisé de la première chaîne publique. Douze balles l’atteignent aux jambes devant le siège de la RAI, à Rome. Et le cycle de la funeste année 1977 se ferme précisément à Turin, avec l’attentat contre le directeur-adjoint de La Stampa, Carlo Casalegno, grièvement blessé de quatre balles le 16 novembre 1977. Casalegno, père d’un militant de Lotta Continua, mourra après treize jours d’agonie, le 29 novembre 1977.
Avec l’année 1978, tout empirera. Quelques années plus tard, ce sera aussi la fin des Brigades Rouges. Mais leur défaite historique ne coïncide pas avec la fin du brigadisme, symptôme de la dégénérescence culturelle et politique de branches du spontanéisme autonome, si semblable au milieu où se sont longtemps abreuvés les militants néo-brigadistes du Parti Communiste Politico-Militaire arrêtés au début de l’année 2007… trente ans après le «mouvement de 1977».
PierLuigi Zoccatelli
© 2007 PierLuigi Zoccatelli – Traduit de l’italien par Philippe Baillet