Ancien directeur de recherche auprès du Conseil sur la politique des droits de l’homme à Genève, Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou est directeur associé du programme de politique humanitaire et de recherche sur les conflits de l’université d’Harvard (Etats-Unis). Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Understanding Al Qaeda – The Transformation of War (Pluto Press, 2007) qui a fait l’objet d’une recension sur Terrorisme.net. Spécialiste du droit humanitaire, il nous livre ici plusieurs éléments d’analyse sur Al Qaida et l’impact de la transformation de la guerre sur le droit des conflits armés.
La transformation de la guerre et le droit humanitaire international
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous soulignez le déclin du monopole de la violence par les Etats et les différentes caractéristiques des nouvelles guerres, incarnées par des nouveaux acteurs tels qu’Al Qaida. Selon vous, en tant que juriste, quelle forme faudrait-il donner à une législation internationale qui prendrait en considération cette évolution?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – En guise d’introduction, je pense qu’il est important de séparer les différents éléments du débat dont vous parlez: les nouvelles guerres, le déclin du monopole de la violence par les Etats et la législation internationale. J’ai constaté que souvent, ces éléments sont indistinctement entremêlés, ce qui est scientifiquement peu utile pour approcher ces problèmes. Selon moi, la discussion autour de la transformation de la guerre a des implications particulières dans le sens où il faut tout d’abord établir un diagnostic de la réalité sur lequel il soit possible de s’entendre, pour ensuite pouvoir tirer des conclusions sur ce que nous pouvons apprendre de ce diagnostic. Il s’agit là d’une question séparée de celle de la loi et des mesures à prendre par rapport aux lacunes qui se trouvent dans cette dernière, dans la mesure où on peut admettre que celle-ci comporte des lacunes. Comme vous le savez, il s’agit là d’une question très disputée. De plus, j’émettrais quelques réserves à mêler les questions qui concernent le diagnostic du problème et les questions de «remède». En principe, on devrait être en mesure de déterminer l’existence d’un problème sans pour autant devoir immédiatement proposer une solution à celui-ci.
Et c’est une des objections auxquelles je suis souvent confronté: si le problème est tel que vous le décrivez, quelles sont vos recommandations? En fait, cette réponse brûle une étape qui est celle du diagnostic propre sur lequel j’aimerais maintenant me concentrer.
Pour moi, toute la question autour de la transformation de la guerre est basée sur un déroulement «évolutionnaire» plutôt que révolutionnaire. En effet, durant ces dernières décennies, nous avons assisté à une transition assez lente (mais qui va parfois en s’accélérant) du paradigme des «anciennes guerres» – centrées autour des Etats – à des «nouvelles guerres» (appelées par exemple «guerres de la 4ème génération») – moins centrées autour des Etats et de plus en plus privatisées. Je crois qu’il n’est pas difficile d’apporter des preuves à cette transformation. La privatisation revêt différentes formes, en particulier celle de groupes armés non-étatiques, c’est-à-dire des groupes de guérilla classiques qui ont maintenant adopté une nouvelle forme dont l’exemple paradigmatique est Al Qaida. Cependant, comme on l’a vu récemment avec les entreprises militaires privées (par exemple en Irak), on a également assisté à une privatisation venant d’une direction opposée, celle des Etats, avec l’émergence de compagnies privées sous-traitantes. Celles-ci représentent plus qu’une simple évolution du mercenariat, plus qu’une sorte d’appendice des forces armées. En effet, cette évolution est liée à une perception et une vision toujours plus privatisée de la conduite de la guerre par les militaires eux-mêmes. Dans cette perspective, observez comme l’armée américaine envisage (ou a envisagé) le conflit en Afghanistan: celle-ci a adopté une approche «privée» qui reflète la manière dont les groupes locaux eux-mêmes se battent. En effet, les militaires ont déclaré dès le départ que les stratégies classiques faisant usage de tanks ou de bombardements massifs n’étaient pas adaptées pour gagner cette guerre. La dernière preuve de cette évolution (outre celles que je viens de mentionner) est le «6ème conflit israélo-arabe» qui a eu lieu en juillet 2006 entre un groupe armé privé, le Hezbollah et l’armée israélienne. Ce conflit a opposé un acteur étatique et un acteur non-étatique et c’est la première fois dans cette région que c’est un tel acteur qui gagne ce conflit.
Si l’on s’intéresse maintenant à une autre question de votre énoncé – celle du droit humanitaire international – on constate qu’au niveau de sa configuration et de sa formulation, celui-ci offre une marge extrêmement restreinte aux groupes armés non-étatiques. Il s’agit là d’un problème dans la mesure où ces groupes jouent un rôle de plus en plus important – voire dominant – tant au niveau qualitatif que quantitatif dans les conflits armés de notre époque. Vous avez ici un ensemble de lois qui codifient et sont basées sur une certaine vision et une certaine pratique de la guerre qui a prévalu pendant plus de 150 ans. Si maintenant on considère que ces pratiques se sont modifiées, alors que la loi est restée prisonnière de cette vision de la guerre, vous aurez nécessairement une lacune. Ceci a été en partie reconnu, mais fait toujours l’objet de résistances. Par exemple, certains juristes vous diront qu’il s’agit simplement d’un problème d’implémentation et que si le droit était appliqué correctement, vous n’auriez pas tous ces problèmes. Un autre argument qui est parfois invoqué – mais qui ne me semble pas pertinent – est qu’une modification du DHI (Droit Humanitaire International) abaisserait le niveau de protection dont bénéficient les civils à l’heure actuelle. Même si j’ai de la sympathie pour cet argument, je suis quelque peu ennuyé en tant que chercheur dans la mesure où la loi, dès lors, ne prend en considération que de manière minimale ce qui se passe sur le terrain. Pourtant, plus les années passent, plus ces groupes non-étatiques prennent de l’importance et, en réaction à cela, on observe que les armées «improvisent» et prennent des libertés en interprétant les lois existantes (on l’a vu dans le débat sur la torture etc.). De ce fait, c’est en refusant de mener ce débat que l’on affaiblit la loi existante.
Terrorisme.net – La loi, qui codifie certaines pratiques, vise également à établir certaines distinctions entre les soldats et les civils. Cette distinction est fondée sur un ensemble de critères qui dépendent d’une certaine vision de la guerre. A l’aune de la disparition de ces critères, ne serait-il pas nécessaire de redéfinir cette distinction?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Il s’agit là d’un véritable défi dans la mesure où ces nouveaux groupes ont acquis un tel pouvoir qu’ils entreprennent maintenant des actions sans aucune considération pour les règles existantes, encore plus qu’avant. Les groupes de guérilla n’avaient certes pas beaucoup de considération pour la loi, mais parfois ils respectaient certains codes et on pouvait parfois même rencontrer des émissaires de ces groupes dans des conférences. Dans cette perspective, ces groupes partageaient avec les Etats une volonté (même si elle était parfois très limitée) de prendre en considération la loi existante.
Si l’on observe l’évolution scientifique de la guerre, les événements importants de cette dernière décennie – sans parler uniquement des attentats du 11 septembre et de leurs implications pour l’Afghanistan et l’Irak – et la fin de ce que j’appelle «l’immunité des métropoles» (c’est-à-dire les attaques à New York, Washington, Madrid, Londres), ces éléments nous conduisent à une réalité totalement différente qui pose de nouvelles questions qu’il faut prendre en considération.
Je pense qu’à moins d’avoir un véritable réexamen international qui prenne en considération ces nouveaux éléments afin de renforcer les piliers existants de la loi – dont 98 % pourraient être simplement reformulés et 2 % devraient être peut être mis à jour par exemple au niveau de la question des groupes armés sub-étatiques – et d’insister sur l’universalité de celle-ci, il n’y a aucune raison de penser que ces questions seront prises en considération.
Dans ce cas, on aboutit à la situation actuelle que l’on peut interpréter soit comme un déni («la guerre n’est pas en train de changer», «tout va bien», «il faut simplement appliquer la loi»), très présent entre 2002 et 2005 et défendu par de nombreux chercheurs, soit une situation où l’on refuse de faire quoi que ce soit dans la mesure où une quelconque modification de la loi serait considérée comme politique.
Dans ce dernier cas, on entre dans le débat politique. Or le droit humanitaire international ne vise pas à faire progresser la cause politique de certains Etats au détriment d’autres, mais à réguler les conflits armés et offrir une protection aux civils. Je pense que dans cette dernière perspective, au niveau de «l’esprit» de la loi, de sa mise en avant de l’aspect humanitaire, celle-ci est parfaitement adaptée. Cependant, la loi doit également prendre en considération de nouveaux phénomènes et en laisser de côté. Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois de la «levée en masse»? On n’en a même pas observé en Irak où l’on aurait pu s’y attendre lors de l’avancée des Américains en direction de Basra. Certains concepts sont simplement en train de tomber en désuétude et, dans cette perspective, le spectre de la non-pertinence menace le DHI si certaines questions ne sont pas abordées, comme celles des nouvelles technologies, des attaques dans le cyber-espace, des nouveaux types de missiles, du recours aux attentats-suicides ou de la référence à d’autres corps de loi (comme le rapport entre DHI et la loi islamique).
Nous avons assisté à une discussion du DHI environ tous les 25 ans, en 1977 avec les Protocoles additionnels, en 1949, avec les Conventions de Genève (dans les années 1930 on a assisté à des discussions concernant la guerre civile espagnole qui ont constitué le travail préparatoire pour les conventions de 1949). Au début du XXème siècle, les discussions tournaient autour des nouvelles armes, ce qui a mené aux conventions de la Haye de 1907, et on peut remonter pour aboutir à la fondation de la Croix-Rouge qui fut une réaction de Dunant à la bataille de Solferino. Pourquoi au début du XXIème siècle, après un événement aussi important que les attentats du 11 septembre et l’émergence d’un nouvel acteur comme Al Qaida, n’est-il pas possible de mettre ces problèmes sur la table et de les discuter de manière prospective et compréhensive?
La dimension politique d’Al Qaida
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous mettez en avant la rationalité presque «clausewitzienne» d’Al Qaida et vous remarquez qu’une réponse politique à l’organisation d’Oussama Ben Laden (fin de la présence de troupes américaines au Moyen-Orient, fin de l’occupation en Palestine, fin du soutien aux régimes musulmans dictatoriaux) conduirait probablement à un arrêt des attentats. Qu’en est-il cependant des attaques qui suggèrent une autre rationalité, celles contre d’autres Musulmans (en Irak ou en Algérie) et l’utilisation de la doctrine du «takfirisme» qui considère le chiisme comme apostat ? Ne devrait-on pas parler dans ces cas-là de différentes rationalités ? Quelle serait la solution «politique» à la stratégie takfiri?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Pour répondre à cette question, il est important de ne pas rester dans une vision statique du conflit et des acteurs en présence. En effet, Al Qaida a subi des changements très rapides durant ces dix dernières années. Même si l’organisation a différentes identités, nous pouvons ici toujours parler d’une seule Al Qaida dans la mesure où il existe une organisation centrale, c’est-à-dire une Al Qaida «mère» (Al Qaida al Oum), composée de Ben Laden, d’Ayman al Zawahiri et différents lieutenants que nous ne connaissons pas tous du fait que ceux-ci restent anonymes pour des raisons de sécurité. Malgré l’apparition de nouvelles figures (comme Adam Gadahn, bien connu pour ses «demandes légitimes» adressées au Président Bush en mai 2007), cette Al Qaida-mère a répétée de manière cohérente les mêmes exigences depuis à peu près 1996. Au contraire de certains critiques, on ne peut donc pas dire que l’on ne sait pas ce que veut Al Qaida puisque son message a été articulé à maintes reprises. Il est intéressant de constater que la phraséologie «politique» (fin du soutien à l’occupation israélienne, de l’occupation en Irak, du soutien aux régimes autoritaires arabes) a été utilisée bien plus souvent que la phraséologie religieuse. En fait, je dirais que cette dernière a joué un rôle plus important seulement à partir de 2003 et le début de la situation irakienne.
Pour ma part, je pense que même si elle va contre les intérêts de beaucoup de gens et notamment du gouvernement américain, la prise en considération sur le terrain du message politique d’Al Qaida aurait ici un certain impact en termes d’attaques dans la mesure où l’on peut considérer que les actions de l’organisation correspondent aux déclarations faites.
Comme celle-ci a eu de succès dans sa guerre globale, Al Qaida s’est fragmentée en différents types de groupes ces dernières années: certains se sont simplement inspirés, d’autres se sont affiliés, alors que certains sont sous le commandement tactique de l’organisation. Pour les groupes qu’Al Qaida considère sous sa tutelle, on peut parler de «cellules régionales» qui bénéficient du nom officiel de l’organisation, comme dans le cas d’«al Tawhid wal Jihad» d’Al Zarqawi qui est devenu, en 2004, «Al Qaida en Mésopotamie».
Dans ce dernier cas, on observe que non seulement l’organisation mère influence le groupe, mais à son tour la branche régionale a essayé d’influencer l’organisation mère par la doctrine du takfirisme. Pourtant cette influence a été rejetée – comme l’a révélée la lettre interceptée de Zawahiri à Zarqawi (même si j’ai des doutes quant à son authenticité, elle fait logiquement sens dans la mesure où Al Qaida n’avait jamais opéré selon la distinction sunnite-chiite) – du fait qu’il s’agit d’une doctrine qui pourrait se retourner contre l’organisation, ce qui a effectivement été le cas sur le terrain.
D’autres types de groupes comme le GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) algérien ont eu recours à une procédure identique en faisant la requête d’affiliation à Al Qaida pour devenir une branche locale, ce qui a donné une nouvelle vigueur au conflit contre le gouvernement algérien. Pourtant, le groupe «Al Qaida dans le Maghreb Islamique» reste pour l’instant un groupe aux visées locales, même s’il se considère comme régional, qu’il serait impliqué dans les attentats déjoués du début de cette année au Maroc et qu’il aurait menacé cinq pays du Nord de l’Afrique.
Cette fragmentation est dans une certaine partie contrôlée par Al Qaida al Oum. De ce fait, si on assistait maintenant à un changement de politique extérieure de certains Etats, il est probable que l’organisation mère réagirait en émettant un message fort qui serait probablement suivi par la plupart des groupes, même ceux qui ne sont pas nécessairement affiliés (par exemple le groupe libanais Fath Al Islam qui a déclaré se soumettre aux volontés de l’organisation de Ben Laden, même si le groupe n’est pas encore affilié).
Mais il est possible que la mère Al Qaida ait un impact moins important sur certains groupes, plus locaux, plus «improvisés» et impliqués dans des conflits plus typiques dans lesquels la distinction entre sunnisme et chiisme est plus forte, et qui font donc écho à cette doctrine du takfirisme dont vous parlez. Cet impact réduit s’explique par le fait que ces groupes ne sont pas nécessairement motivés par le même modus operandi politique qu’Al Qaida.
Nous ne pouvons ici nous attendre à une situation parfaite où en s’engageant sur la voie politique, il sera possible de trouver une solution à tous les problèmes. En effet, vous pourrez peut-être résoudre une partie des difficultés, tout en étant confronté à des problèmes «résiduels» importants, c’est-à-dire des groupes qui ne se soumettent pas. C’est justement mon argument sur l’émergence de «l’Al Qaida réelle».
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous écrivez que «le concept d’une légion panarabe/musulmane qui mènerait la lutte contre les Etats-Unis a probablement été élaborée à la fin 1989 lors d’une rencontre à Kost, en Afghanistan» (p. 46). Pourtant, le changement de paradigme entre un «ennemi proche» (les régimes arabes) et un «ennemi éloigné» (les Etats-Unis) n’a-t-il pas été élaboré beaucoup plus tard (au milieu des années 1990) en réaction a) au rejet par la famille royale de la proposition de Ben Laden de défendre l’Arabie Saoudite avec ses mujahidins, b) à la présence des troupes américaines pendant et après la guerre du Golfe de 1991 sur le territoire saoudien et c) la révolte égyptienne manquée de 1992?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Votre argument est intéressant et ma réponse ira dans votre sens. Je dirais qu’il est difficile de déterminer un moment précis de cristallisation de cette stratégie. Je pense que la réunion de la fin 1989 fut un moment déterminant pour Al Qaida dans la mesure où il s’agissait de combler un vide: les Soviétiques vaincus, le sentiment de succès des groupes impliqués, l’apparition de la concurrence au sein du leadership entre Abdallah Azzam, Ben Laden et l’émergence de Zawahiri ainsi que «l’errance» des mujahidins qui n’avaient pas forcément d’endroit où retourner, tous ces éléments ont déclenché une réflexion qui aboutit à la reconnaissance du fait que c’était l’ennemi éloigné, les Etats-Unis qui permettait l’existence des régimes despotiques musulmans. De plus, ces combattants avaient également échoué dans leur tentative de renverser ces régimes. Et je pense que c’est lors de cette réunion que l’idée de combattre l’ennemi éloigné a commencé à se développer. Tous les éléments que vous citez et qui apparaîtront après cette fameuse rencontre ne feront que cristalliser les Etats-Unis comme ennemi. Je pense qu’un des éléments déterminants pour cette cristallisation fut la Guerre du Golfe de 1991: le fait que les Américains interviennent directement au Moyen-Orient en bombardant Bagdad a provoqué une prise de conscience accrue, renforcée par la suite par d’autres événements. Pour ma part, je n’accorderai pas une trop grande importance au rejet de la proposition de Ben Laden par les Saoudiens. Je crois qu’il s’agissait d’un élément propre à Ben Laden et pas nécessairement à son entourage.
Je pense que vous avez raison concernant les événements du début des années 1990, mais aucun de ceux-ci n’auraient pu mener à attaquer les Etats-Unis s’il n’y avait pas eu déjà une prédisposition mentale à interpréter d’une certaine manière les événements.
Terrorisme.net – Dans votre article «Towards the real Al Qaida», vous vous inquiétez de la possible émergence d’une «Al Qaida réelle» («Real Al Qaida») sur le modèle de la fraction dissidente de l’IRA, la très meurtrière «Real IRA» (appelée également RIRA). Malgré le danger que représentent de telles dissidences, cette émergence ne constitue-t-elle pas un signe du déclin de l’organisation mère?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Tout d’abord, notons que les analogies sont imparfaites, c’est-à-dire que l’on peut se demander dans quelle mesure on peut véritablement comparer Al Qaida avec l’IRA ou le FLN par exemple. Pour moi, cette comparaison peut poser des problèmes dans la mesure où le FLN et l’IRA avaient des composantes nationalistes, c’est-à-dire qu’il s’agissait de mouvements de libération nationaux dont les objectifs étaient géographiquement et politiquement clairement circonscrits. Pourtant, j’utilise ici à dessein cette analogie dans la mesure où Al Qaida poursuit également des objectifs politiques. De plus, l’analogie est également intéressante au niveau de la réaction des gouvernements: en relisant la presse du début des années 1950 en France, on constate de fortes similarités avec la phraséologie actuelle, on parle «d’éradication» ou de «terrorisme», on minimise l’impact des groupes etc. puis quelques années plus tard, la presse s’interroge sur la nécessité de discuter des véritables causes du conflit, pour ensuite arriver à la conférence d’Evian qui marque la fin de la lutte. On se déplace donc d’un extrême à l’autre.
La discussion autour de l’IRA n’est pas différente: dans un premier temps, la Grande-Bretagne a nié et minimisé l’impact de l’organisation pendant plus de deux décennies, puis a entamé la discussion dans les années 1980, avant d’aboutir aux accords de 1998. Ceci me ramène à votre question.
Pour moi, la spécificité d’Al Qaida réside dans l’accélération de tout le processus que je viens de décrire. On a pu, à cet égard, parler de la guerre en Irak comme de «l’accélération du syndrome du Vietnam». Pour ma part, je pense qu’Al Qaida constitue une mutation des groupes connus jusqu’à maintenant, du fait de la mise à profit par l’organisation de progrès technologiques comme Internet ou de l’individualisation du pouvoir qui a permis à certains jeunes à Madrid et Casablanca de monter leur propre opération.
Si l’on considère maintenant la régularité des actions, je pense que ce que nous avons observé ces deux dernières années (2006-2007) ne correspond pas aux tendances plus générales observées préalablement, qui consistent en une attaque majeure tous les 2 ans (New York, Madrid, Londres) orchestrée probablement par Al Qaida mère, suivie d’actions dans des zones géographiques périphériques (Bali, Istanbul, Riyad, Djerba, Casablanca, Mombassa, etc.) par des cellules plus locales. Nous n’avons pas assisté durant ces deux dernières années à des actions suivant ce schéma. Dans un sens, c’est un signe favorable qui pourrait aller dans le sens d’un déclin du conflit.
Pourtant, on a, dans le même temps, remarqué qu’Al Qaida s’est renforcée tant au niveau de sa communication, de ses réactions, que de sa capacité à survivre et à laisser ses ennemis dans le flou. Il s’agit là du scénario catastrophe pour n’importe quelle arméequi ne sait pas où, quand et qui va frapper. On peut donc s’interroger sur ces deux dernières années: le cycle a-t-il simplement été retardé ? Est-il en train de se transformer? Ou Al Qaida est-elle en train de s’affaiblir, comme le déclarent certains? Pour ma part, la question de la prospérité d’Al Qaida est très fortement liée à l’interprétation que l’on en donne. Pour moi, une interprétation plausible consiste à affirmer qu’Al Qaida aurait changé sa stratégie vers une réorientation de ses ressources pour renforcer ses opérations, ce qui pourrait expliquer pourquoi, à la lumière de la traque globale de l’organisation, on n’a pas assisté à des attaques ces deux dernières années. Selon une autre interprétation également plausible, l’Al Qaida politique serait en train de perdre du terrain face à des groupes plus jeunes et plus violents, auquel nous avons référé sous l’étiquette de «takfiri». C’est une possibilité dans la mesure où ceci correspondrait à l’évolution naturelle de ces groupes. Je laisserai ici la question en suspens. Je pense que les événements futurs nous en diront beaucoup sur l’évolution de l’organisation et sur ce que nous pouvons en attendre.
Terrorisme.net – Si je reprends maintenant cette distinction entre Al Qaida mère et ces groupes plus jeunes et plus violents, on pourrait ici appliquer deux types de schème explicatif à Al Qaida: un schème politique qui permettrait d’expliquer la rationalité de la «mère Al Qaida» et un schème pour les groupes affiliés, dont on pourrait expliquer le comportement par le concept de «résistance sans leader», c’est-à-dire que ces groupes partagent une idéologie sans forcément être pilotés par Al Qaida?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – L’image que vous donnez de la situation est pertinente, mais elle est compliquée par le fait qu’Al Qaida al Oum encourage la résistance sans leader, du fait qu’elle considère qu’inévitablement elle va disparaître avec le temps. Dans leurs déclarations, Ben Laden et Zawahiri affirment que même s’ils sont absents, «la lutte doit continuer». À l’aune de leur expérience dans d’autres combats, ils savent qu’ils pourraient être tués à tout moment et ils ont pris conscience que leur seule manière d’avoir un impact à long terme est d’encourager une telle résistance impersonnelle. Du fait de la nature de cette résistance, ceux-ci sont maintenant confrontés à un problème de «gestion», sachant parfaitement qu’ils doivent garder les militants sous contrôle et que dans le cas contraire, ils donneront une «mauvaise réputation» à Al Qaida. C’était justement la question de la l’échange épistolaire avec Zarqawi. De l’automne 2005 au printemps 2006, il semble que l’on ait observé une volonté d’Al Qaida d’engager Zarqawi à condamner ses attaques anti-chiites. Par exemple, en décembre 2005, on a constaté que celui-ci avait disparu. Son organisation restait active, mais on ne le voyait plus. Et au moment où il est réapparu (avril 2006), il a fait référence au discours de Ben Laden du 19 janvier 2006 où celui-ci parle d’armistice. Il semble ainsi que pendant son absence, Al Zarkawi se serait rapproché de l’Al Qaida politique. Il a été tué en juin 2006, donc il est difficile de parler de l’aboutissement de cette évolution.
On peut résumer ainsi la dynamique d’Al Qaida: une volonté de contrôle des opérations du fait de l’impact du nom (de la marque) Al Qaida mais un encouragement des militants à prendre l’initiative avec des actions propres. La résistance sans leader est bien présente mais ne s’applique pas à 100 %.
Al Qaida et la guerre juste
Terrorisme.net – Comme d’autres auteurs, vous semblez impliquer dans votre argument que le cadre théorique de la guerre juste est radicalement «biaisé» en faveur des Etats, dans la mesure où il considère les actions de ces derniers comme justes, alors qu’il refuse la justice à ses opposants (groupes terroristes etc.). Votre argument est-il pertinent dès le moment où l’on considère que certains théoriciens de la guerre juste considérés comme «classiques» (comme Michael Walzer) ont utilisé ce cadre théorique pour justifier l’action d’acteurs non-étatiques (comme la première Intifada) ou ont accordé à certains groupes sub-étatiques le droit à la violence (dans certaines conditions)?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Même si les auteurs que vous citez rationalisent effectivement l’action d’acteurs sub-étatiques, ils ne font que renforcer une approche basée sur la centralité des les Etats, dans la mesure où ces acteurs non-étatiques se battent pour obtenir un Etat. Si vous prenez les mouvements de libération nationale (le FLN ou l’ANC, par exemple), ceux-ci luttaient pour obtenir un Etat ou la reconnaissance par celui-ci. Si maintenant vous prenez en considération les leaders de ces groupes sub-étatiques, on remarque que ceux-ci sont devenus des personnalités politiques de premier plan dans les nouveaux Etats. Ainsi, si on reprend l’exemple du FLN, on remarque que 15 ans après la conférence d’Evian, ses leaders participaient à des conférences internationales à Genève ou ailleurs. On ne s’éloigne donc pas fondamentalement d’une approche basée sur les Etats, même si cette approche de la guerre juste prend effectivement en considération des acteurs sub-étatiques.
Au-delà de cela, je pense que malgré le fait que nous restions liés à ces concepts, ceux-ci sont de plus en plus déconnectés de la manière dont le monde fonctionne, si je peux m’exprimer ainsi. Si vous prenez la théorie de la guerre juste, je conçois qu’elle soit basée sur une approche étatique avérée. Mais je me pose la question de savoir si cette approche est encore pertinente pour comprendre ce qu’est devenue la guerre, dans la mesure où Al Qaida et d’autres (malgré son caractère exceptionnel, il ne faut pas simplement ici se focaliser sur cette organisation) fonctionnent de plus en plus en dehors ou au-delà de cette approche. Ce que l’on peut observer, c’est que le monopole de la violence des Etats est contesté, alors que les Etats eux-mêmes délèguent certains éléments de la guerre à des entités privées, motivées par le profit et non des idéaux (on a pu en voir les conséquences à Abu Ghraib ou Guantanamo).
De ce fait, le concept théorique de la guerre juste qui a été utilisé à maintes reprises après le 11 septembre est de moins en moins pertinent dans la mesure où l’on observe que les Etats eux-mêmes s’éloignent d’une justification de ces conflits simplement par la manière de mener ces guerres. C’est pour cette raison que je parle d’une configuration internationale «néo-hobbesienne» de plus en plus dangereuse. Regardez ce qui s’est passé ces cinq dernières années: on a assisté à trois nouveaux conflits armés internationaux (Afghanistan 2001, Irak 2003, Liban 2006), à une prolifération des attaques contre des capitales qui n’avaient jamais été confrontées à un tel niveau de violence et au déclin de certains Etats (comme en Irak). Pour moi, cette prolifération et ce regain de violence sont le résultat de l’état de décrépitude de la discussion autour des valeurs qui permettent à un Etat d’entrer légitimement et légalement en guerre.
Terrorisme.net – Pourtant, ne vous semble-t-il pas que l’on pourrait continuer à utiliser – même si celle-ci n’est pas fiable à 100 % – cette théorie en l’étendant à ces nouvelles situations dans la mesure où c’est justement elle qui nous permet de réfléchir en termes moraux sur les conflits armés?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Le problème auquel nous sommes confrontés est celui de la subjectivité de cette justice, comme par exemple dans le cas où des guerres considérées par certains comme justes sont décriées dans une grande partie du monde. De plus, comment réconcilier la «justice» de la guerre de certains Etats avec le fait que certains groupes se réclament de cette même justice dans leur lutte? Il y a ici un véritable danger à s’engager dans cette rhétorique de justice puisqu’elle est contredite dans les faits.
Il n’y a rien de fondamentalement faux dans la théorie de la guerre juste dans la mesure où elle a donné une justification aux Alliés pour stopper l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Pourtant, regardez les conflits récents, regardez comment les autorités locales ont justifié ces guerres en termes de justice et comment celles-ci sont déconnectées de leur population. Ceci discrédite l’essence de la théorie. Il y a ici une divergence entre la rhétorique et la pratique, ce qui permet à Ben Laden de «marquer des points» auprès des populations arabes en se réclamant d’une certaine justice.
Terrorisme.net – Ne vous semble-t-il pas qu’il faille ici faire une distinction entre la théorie de la guerre juste et la rhétorique de la guerre juste, qui serait en fait une perversion par la politique de la théorie de la guerre juste?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Oui, mais il faut ici prendre en considération que c’est justement ce que vous appelez la «rhétorique de la guerre juste», l’application de la théorie qui met les choses en mouvements. Au niveau du début du 21ème siècle, c’est le recours à la rhétorique en 2002-2003 par les Américains et les Britanniques dont les gens vont se souvenir et qui aura (et a) des conséquences bien concrètes pour certaines populations autour du globe. Et c’est pourquoi, je pense qu’investir la théorie avec de telles contradictions est dangereux et c’est pour cette raison qu’elle manque cruellement de légitimité à l’heure actuelle.
Terrorisme.net – Votre ouvrage met en évidence le fait qu’Al Qaida a rendu les gouvernements des régimes arabes et musulmans superflus et vise à s’adresser directement aux populations des Etats en question. Vous affirmez que les révolutionnaires islamiques d’Al Qaida se sont arrogés le droit de déclarer la guerre, ce qui constitue un défi pour la notion traditionnelle d’autorité légitime généralement conçue comme la capacité des Etats et de leurs représentants à déclarer la guerre. Dans quel sens cette appropriation de la notion d’autorité légitime ne constitue-t-elle pas simplement une violation plutôt qu’un défi si l’on considère que la popularité de Ben Laden a largement baissé, notamment depuis les attentats d’Amman en 2004?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Je pense que ce que j’appelle le «contournement» des Etats va probablement entrer dans l’histoire comme la differencia specifica d’Al Qaida. Nous n’avons pas observé ce contournement avec d’autres groupes, que ce soit des groupes de guérilla, révolutionnaires et même certains groupes transnationaux dans les années 1970 qui se rebellaient contre les Etats.
Dans le cas d’Al Qaida, vous avez un groupe d’acteurs qui se sont réunis autour d’une cause et d’une exigence communeselon laquelle les gouvernements de leur pays ne font pas le travail qui consiste à protéger leur propre population. Pour eux, le premier élément de l’équation est de ne pas continuer à se battre contre ces régimes, dans la mesure où il s’agit d’un effort contre-productif. Il s’agissait ici plutôt d’un changement tactique.
D’un point de vue stratégique, il s’agit donc d’aller «au-delà» de ces Etats, de les rendre ainsi dire obsolètes et de trouver ce qui leur permet d’adresser les problèmes à la base. Pour ces nouveaux acteurs, ce changement stratégique s’est transformé en un appel à prendre les armes qui a pris des proportions globales pour aboutir aux attentats du 11 septembre.
Du fait de l’obsolescence des régimes dans les pays arabes, ces acteurs revendiquent le droit à l’autorité. Bien sûr, ceux-ci sont juges et parties mais dans la mesure où ils réagissent contre des Etats corrompus et oppresseurs et contre la politique des Etats-Unis et de certains autres Etats. Pourtant, ces acteurs ont été en mesure de s’attirer une large sympathie dans le monde musulman et arabe, et même au-delà. Le discours que l’on a beaucoup entendu au début des années 2000 de la part de ces populations consiste d’une part à condamner le meurtre de civils et également d’affirmer qu’il n’y a pas une réelle volonté de vivre sous un régime dirigé par Al Qaida, mais d’autre part également de faire preuve de compréhension vis-à-vis de la logique de l’organisation contre ces régimes et la politique étrangère des Etats-Unis. Il est évidemment difficile de déterminer ce que pensent réellement ces populations et même si l’on a constaté ces dernières années une certaine fatigue, Ben Laden, Al Qaida bénéficient toujours d’un certain respect. Pourtant, je pense que beaucoup de gens regrettent que ce conflit soit devenu si violent et il est vrai les nombreuses attaques en Arabie Saoudite ou en Jordanie (par exemple) ont incité les populations à réévaluer la situation, sans pour autant rejeter Ben Laden ou Al Qaida. Preuve en est, l’effervescence qui règne à chaque fois qu’un nouveau message est retransmis. Il est vrai que le niveau de soutien a baissé même si, sur le long terme, Ben Laden pourrait devenir une «figure iconique» comme Che Guevara. Dans cette perspective, le contenu de la vidéo du début septembre 2007 avec ses accents tiers-mondistes semble aller dans cette direction.
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous parlez de «démocratisation de la responsabilité» dans le sens où Al Qaida considère que les citoyens des pays qu’elle attaque portent une responsabilité dans la politique de leur gouvernement (p. 30). Dans quel sens cette démocratisation de la responsabilité représente-t-elle un défi pour la discrimination entre combattants et non-combattants dans la mesure où celle-ci est (souvent) fondée non sur la notion de participation mais sur la notion de menace?
Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou – Je pense que le principe de discrimination des non-combattants n’est pas nécessairement basé sur la notion de menace, mais plutôt sur celui du droit de tuer dont bénéficie le combattant en vertu du fait qu’il est un soldat et donc un représentant de l’Etat. De ce fait, il est l’incarnation du monopole de la violence par les Etats. Pour toutes les autres personnes qui n’ont pas ce droit – je parle ici des civils qui ne font pas partie de groupes armés combattants – la question de la responsabilité n’est pas pertinente.
Mon argument consiste à dire qu’il s’agit de la seconde spécificité d’Al Qaida: ses membres ont fusionné le jus ad bellum et le jus in bello et ils visent les populations civiles pour des raisons de jus ad bellum, c’est-à-dire qu’ils considèrent que ces populations sont responsables de la politique des gouvernements qui les combattent, d’où la politique d’attaques indiscriminées. Il est important de garder cela à l’esprit dans la mesure où de nombreux auteurs parlent d’Al Qaida en termes de barbarisme ou d’irrationalité, ce qui est contredit par les nombreuses déclarations d’Al Qaida qui mettent en lumière sa rationalité politique.
Au sein d’Al Qaida même, certains idéologues considèrent que la question de l’indiscrimination devrait faire l’objet d’une révision, notamment après l’attaque en Jordanie en 2004. Ce qui est nouveau ici, c’est que cet élément fait partie d’une discussion plus générale autour de la question du comportement en temps de guerre.
Au niveau du DHI, la responsabilité des citoyens n’est pas pertinente: en effet, selon la loi, vous avez, en tant que représentant de l’Etat, le droit de faire l’usage de la force ou vous ne l’avez pas. Ceci nous ramène à votre première question sur les limites de l’approche centrée autour des Etats. Le DHI est focalisé autour des Etats, a pour cible des Etats, est basé sur les Etats. Les conflits du XXIème siècle ne le sont pas: ils sont privatisés, libéralisés et mettent en scène des acteurs qui sont de plus en plus des groupes qui sont leurs propres entrepreneurs et qui n’ont pas beaucoup de considération pour la loi.
C’est ici que se trouve le défi: soit continuer sur une dynamique d’affirmation «déclamatoire» de la loi existante soit s’engager sur une voie innovatrice et créative, voire partiellement réformatrice comme je l’ai noté, pour de nouvelles régulations plus en phase avec théorie et pratique de la guerre.
L’entretien (en anglais) a eu lieu le 8 octobre 2007 à l’université d’Harvard (Etats-Unis). – Entretien et traduction: Jean-Marc Flükiger.