L’attentat commis contre une discothèque durant la nuit du Nouvel An à Istanbul marque une nouvelle étape dans les actions du groupe État Islamique (EI) contre la Turquie. Mais si l’auteur de cette attaque est probablement originaire de l’Asie centrale, on trouve aussi des Turcs parmi les personnes qui ont rejoint l’EI ou d’autres groupes jihadistes.
Une dizaine de jours avant l’attaque contre un night-club d’Istanbul, l’EI avait diffusé une vidéo dans laquelle deux soldats turcs étaient brûlés vifs. Un Turc combattant dans les rangs du mouvement y déclarait que le Turquie était devenue un « pays de jihad » et appelait ses compatriotes à s’en prendre à leur pays. Il y a déjà eu plusieurs attentats attribués à des partisans de l’EI en Turquie, mais la revendication en tant qu’opérations commanditées par l’EI est un développement récent.
Une opération stratégiquement pensée à plusieurs niveaux
Le lien est manifeste avec les opérations militaires turques en Syrie. Comme l’a souligné Nicolas Cheviron dans son analyse sur le site d’information Mediapart (6 janvier 2017), le principal objectif de l’intervention turque en Syrie est de contrer le risque de voir PKK et ses alliés prendre le contrôle d’une zone kurde territorialement continue ; mais les forces turques s’en prennent aussi maintenant à des zones contrôlées par les jihadistes pour éviter de voir leurs adversaires kurdes les conquérir, ce qui provoque des opérations de rétorsion de l’EI, qui se sent désormais menacé par une offensive turque qui ne l’avait guère préoccupé au départ.
Observateur de longue date de l’islamisme en Turquie, le journaliste Ruşen Çakır se garde cependant de réduire l’opération contre une boîte de nuit très courue (et fréquentée par un public international) à une réaction contre l’opération militaire en Syrie : dans un long commentaire (en turc) mis en ligne le 2 janvier 2017, il souligne aussi la dimension de propagande de cette attaque.
Nous pourrions avoir tendance à considérer comme simple rhétorique le communiqué de l’EI revendiquant l’attentat, mais il faut prendre ces discours au sérieux. En décrivant la Turquie comme « protectrice des Croisés » et en déclarant : « un soldat héroïque du califat a frappé une des boîtes de nuit les plus fameuses où les chrétiens célèbrent leur fête d’apostats », l’EI adresse aussi un message à ses sympathisants de Turquie et d’autres pays de tradition musulmane.
« Des éléments religieux et conservateurs en Turquie ont passé la semaine précédant [le Nouvel An] à dénigrer les fêtes de Nouvel An comme impies et étrangères. Plusieurs journaux conservateurs, dont les quotidiens Yeni Akit et Yeni Şafak, ont publié en bonne place des articles contres les festivités du Nouvel An. » (« Turkish police hunt for IS-linked New Year’s shooter », Deutsche Welle, 3 janvier 2017) À juste titre, Burak Kadercan a relevé que le choix de la date et du lieu ne relevaient pas du hasard, mais révélaient la volonté de jouer sur les tensions entre Turcs séculiers et religieusement conservateurs : cet attentat s’inscrit dans une logique stratégique (« The strategic logic of the New Year’s Eve attack in Istanbul », War on the Rocks, 3 janvier 2017).
Les échos de cette stratégie sont allés au-delà de la Turquie : comme l’ont souligné des médias de pays musulmans, plusieurs commentaires qui ont accueilli l’attentat dans le monde arabe ont paru plutôt blâmer ceux qui se divertissaient dans une boîte de nuit, reprenant ainsi un discours bien connu sur l’influence culturelle nocive d’un Occident considéré comme dépravé. À titre d’illustration, selon un article (en langue arabe) du quotidien Al-Quds al-Arabi, des parlementaires jordaniens ont refusé de prier pour le repos des trois citoyens jordaniens morts dans l’attaque contre la discothèque. L’article s’inquiète de voir des commentaires sur les réseaux sociaux s’interroger sur le mode de vie des victimes plutôt que de condamner purement et simplement un attentat frappant des civils.
Des combattants du jihad d’origine turque
La présence de volontaires turcs de l’EI dans la sinistre vidéo de l’immolation de deux militaires turcs le rappelle : il existe aussi des Turcs qui ont embrassé la cause jihadiste.
Le phénomène n’est pas nouveau. Dans les années 1980 et 1990, il y avait déjà eu des actes de terrorisme islamiste en Turquie, commis par de petites organisations locales (Guido Steinberg, « The evolving threat of jihadist terrorism in Turkey », 16 février 2009).
En outre, des volontaires turcs ont aussi été présents sur des terrains de jihad des générations précédentes. Il s’agissait alors d’un jihad bénéficiant d’une large reconnaissance publique, puisque considéré comme un combat pour la défense de populations musulmanes face à des agresseurs non musulmans : les nécrologies des combattants turcs morts en Afghanistan ou en Bosnie dans les années 1980 et 1990 étaient donc publiées dans les journaux de leurs villes natales, et nombreux étaient ceux qui participaient à leurs funérailles.
Dans les années 2000, il y avait eu plusieurs attentats attribués à Al Qaïda en Turquie (cibles britanniques et synagogues en 2003, loge maçonnique à Istanbul en 2004, consulat des États-Unis à Istanbul en 2008) (cf. Karen Hodgson, « The al Qaeda threat in Turkey », Long War Journal, 8 juillet 2013).
Le jihadisme ne rencontre sans doute qu’un écho limité par rapport à l’ensemble de la population, mais même un petit nombre de jihadistes ne reste pas sans conséquences. En 2013, on estimait que 500 Turcs environ avaient rejoint le Front al-Nusra en Syrie, tandis que d’autres étaient attirés par l’EI. Le Sud-Est de la Turquie paraissait être une zone particulièrement fertile pour la propagande jihadiste (Jamie Dettmer, « Growing unease over Turkish jihadists in Syria », VOA News, 8 octobre 2013). Cependant, des recherches plus précises montrent qu’il y a des recrues venant de toutes les régions du pays, même si certains lieux se signalent effectivement par une surreprésentation.
En septembre 2015, un représentant du Ministère turc des Affaires Étrangères indiquait que 900 Turcs avaient rejoint les rangs de l’EI et que près de 300 se trouvaient sous les drapeaux de Jabhat-al-Nusra (JAN) ; 400 avaient déjà trouvé la mort au combat (Ali Kayalar, « 400 Turks killed in ranks of jihadists in Syria, Iraq, Turkish official says », Hürriyet Daily News, 18 septembre 2015). À Hacibayram, un faubourg pauvre d’Ankara, quelque 150 personnes auraient rejoint l’EI, mais environ la moitié est revenue depuis (Hale Gönültaş, « Ankara’s IS militants return home », Al Monitor, 5 juillet 2016).
Certaines estimations tournent autour de 2.000 Turcs qui auraient rejoint des groupes jihadistes en Syrie ou en Irak. Deux études en anglais ont été publiées en 2016 sur les jihadistes turcs — dont la seconde le mois dernier dans une revue universitaire. On trouvera en fin d’article les références précises de ces deux textes, dont nous résumerons ci-après quelques données importantes. Ces deux études sont loin de répondre à toutes les questions, notamment sur les réseaux et généalogies du jihadisme turc, mais elles nous offrent quelques points de repère.
Quels profils jihadistes ?
Dans leur article, qui se fonde notamment sur des entretiens avec des Turcs revenus du jihad en Syrie et en Irak, Necati Anaz, Ömer Aslan et Mehmet Ökzan n’ignorent par l’attrait que l’EI peut représenter pour des aspirants jihadistes par la promesse de la réalisation immédiate du Califat et d’un ordre social islamique, en contraste avec les perspectives à plus long terme d’Al Qaïda ou d’autres groupes. Cependant, leurs entretiens auraient surtout mis en évidence les dimensions personnelles de la radicalisation. Outre le visionnement privé de vidéos disponibles en ligne, les volontaires turcs du jihad tendaient à fréquenter de petites mosquées non officielles, évoquant plus un fonctionnement de cellules que de véritables lieux de prière communautaires. Ces lieux existent notamment dans des zones défavorisées, et leurs fidèles se montrent fortement solidaires entre eux.
Les recrues voyaient souvent dans le jihad aussi un moyen de se purifier de leurs mauvaises actions et d’un passé lourd. En effet, à l’instar de certaines catégories de l’actuelle génération jihadiste en Occident, nombre de nouveaux jihadistes turcs auraient derrière eux une expérience de la criminalité (beaucoup d’entre eux ont effectué de courts séjours en prison), des problèmes de drogue et une expérience familiale traumatique, ont découvert Anaz, Aslan et Ökzan. De façon générale, souligne Ömer Behram Özdemir (Université de Sakarya), il y a le désir de commencer une nouvelle vie, souvent après des problèmes personnels (psychologiques, familiaux, sentimentaux, professionnels).
L’approche de l’islam de ces néo-jihadistes est univoque, ne laissant aucun espace pour d’autres interprétations. «Leur compréhension de l’islam est coupée du contexte historique et fortement idéalisée », ce qui ne surprendra pas les observateurs des mouvances salafistes. Ils considèrent les mosquées comme l’expression d’un islam contrôlé par l’État et se montrent hostiles tant envers l’islam officiel qu’envers le soufisme. La société le leur rend bien : même dans plusieurs cercles islamistes en Turquie, les combattants tombés dans les rangs de l’EI ne bénéficient pas vraiment d’une reconnaissance sociale et d’un statut de « martyrs ».
Un détail intéressant en lien avec les faibles connaissances religieuses des recrues, s’il est exact : il n’existerait, parmi les Turcs ayant rejoint l’EI, aucun cas vérifié de personne ayant reçu une formation scolaire dans les écoles religieuses d’État (İmam Hatip), où sont acquise de bonnes connaissances islamiques et une solide identité religieuse à côté des connaissances séculières. Les chercheurs ont par ailleurs rencontré d’anciens combattants de l’EI revenus ensuite à un mode de vie peu islamique (consommation d’alcool, etc.).
Monica Marks observe une différence de niveau entre les recrues de l’EI et celles de JAN : les connaissances idéologiques des premières seraient plus faibles que celles des secondes. Le soutien à JAN s’appuie sur les réseaux sympathisants d’Al Qaïda, ce qui n’est pas le cas pour les partisans de l’EI. Beaucoup plus que l’idéologie salafiste proprement dite, ce serait le discours utopique qui prendrait le dessus dans l’attrait pour l’EI, note Marks.
Mais il faut se garder de réduire le profil des recrues uniquement à des milieux modestes et à des itinéraires socialement marginaux : même si cela semble prédominer, les observateurs recensent aussi des exceptions, comme ce ralliement à l’EI d’un étudiant provenant d’une famille religieuse aisée et inscrit dans l’une des meilleures universités du pays (Noah Blaser et Dogu Eroglu, « Journey to ISIS : from astrophysics student to shell-shocked Islamist fighter », Newsweek, 13 mai 2015 ; «Descent into jihad : A young Turk’s transformation from astronomer to Islamic State fighter », VOA News).
De façon générale, les interlocuteurs de Marks soulignent le rôle crucial du recrutement à travers des réseaux familiaux, amicaux et professionnels, tant pour l’EI que pour JAN.
Sur le plan ethnique, il semble y avoir une surreprésentation de Kurdes issus de milieux pauvres et conservateurs, avec des perspectives limitées. Plus que leur appartenance ethnique, cela semble cependant lié à un contexte socio-économique. L’opposition au PKK — qualifié d’organisation ou bande athée — est constamment martelée dans les publications de l’EI en langue turque, souligne Marks : les nationalistes kurdes sont décrits comme des mécréants et des ennemis de l’islam.
La critique de l’État turc est devenue constante et systématique dans la propagande de l’EI depuis l’été 2015 (quand Ankara a donné aux forces américaines la permission d’utiliser la base aérienne d’İncirlik pour mener des raids contre l’EI en Syrie), à la différence du discours de JAN. Selon le discours de l’EI, le président Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP ne seraient que des « idolâtres impies », à la tête d’un gouvernement laïc.
« En délégitimant les prétentions de conservatisme religieux d’Erdoğan, l’EI cherche à se poser en seul acteur islamiste digne de ce nom, opposant aux promesses abstraites d’un néo-ottomanisme revivifié par Erdoğan la réalité territoriale d’un califat islamique pur et fier. » (Marks, p. 22)
Des perspectives instables
Si l’on tient compte de la dimension socio-économique qui peut faciliter les itinéraires de certains Turcs vers le jihadisme, la dégradation de la situation économique en Turquie conjointement avec une inégalité des revenus de plus en plus marquée peut causer quelques préoccupations. La concentration de la richesse s’est accentuée depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir (même s’il est vrai qu’on ne saurait en déduire une relation de cause à effet, puisque le même phénomène est observé dans d’autres pays) : en l’an 2000, 1 % de la population turque détenait 38 % de la richesse du pays ; aujourd’hui, 1 % détient 55 % de la richesse. Parmi les 35 pays membres de l’OCDE, la Turquie se trouve en quatrième position pour les inégalités de revenus les plus prononcées. Outre les populations déjà précaires, 3 millions de réfugiés syriens et 200.000 personnes privées d’emploi (et devenues inemployables) à la suite des récentes purges, avec leurs familles, contribuent à creuser le fossé, note Ayşen Candaş, professeure associés à l’Université de Bogazici, qui ne nie pas les importants efforts du gouvernement pour réduire la pauvreté, mais ceux-ci ont pour conséquence le développement d’un clientélisme (« Turkey’s government shows little concern for growing income inequality », World Politics Review, 4 janvier 2017).
Entre les problèmes socio-économiques, le tournant de plus en plus autoritaire d’un gouvernement qui sait pouvoir compter sur le soutien d’une partie importante de la population tout en s’aliénant d’autres milieux, la proximité de zones de conflit avec l’implication de la Turquie sur des théâtres d’opération en Syrie, l’absence d’issue à la question kurde en dépit des solutions qui paraissaient émerger il y a quelques années, les tensions entre différentes visions de la société et la propagande de groupes jihadistes, la Turquie continuera de faire face au cours des prochaines années à de sérieux problèmes de violence politique. Dans ce contexte, si l’adhésion à l’EI semble destinée à rester très marginale en Turquie et si la force du sentiment nationaliste peut contrer certaines tentations jihadistes, des formes d’islamisme radical ou de jihadisme continueront de présenter une option attrayante pour certains cercles.
Necati Anaz, Ömer Aslan et Mehmet Ökzan, « Turkish foreign terrorist fighters and the emergence of a new kind of radicalization », Turkish Studies, 17/4, décembre 2016, pp. 618-642.
Monica Marks, ISIS and Nusra in Turkey : Jihadist recruitment and Ankara’s response, Londres, Institute for Strategic Dialogue, 2016, 38 p. (téléchargeable en format PDF : http://www.strategicdialogue.org/wp-content/uploads/2016/07/ISDJ4677_Turkey_R1_WEB.pdf).
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