La série d’attentats à la bombe commis à Delhi le 29 octobre 2005 a été décrite par un commentateur comme une «attaque contre l’esprit de la nation». Trois jours avant le «Festival des Lumières» hindou, Diwali, des journées traditionnellement réservées au shopping en vue des célébrations, des terroristes ont placé trois bombes dans des endroits publics très fréquentés – le marché de Sarojini Nagar, le marché de Paharganj et un bus des transports publics à Govindpuri – tuant au moins 59 personnes et en blessant sérieusement plus de 155.
Le gouvernement ne s’est pas encore prononcé officiellement sur le groupe responsable des attaques, mais une analyse des preuves préliminaires et des tendances passées des activités terroristes – y compris la succession continue des arrestations et des saisies d’armes et d’explosifs à et autour de Delhi – pointent clairement vers l’un ou l’autre des nombreux groupes terroristes soutenus par le Pakistan. Et les soupçons deviennent d’autant plus sérieux avec la revendication du mouvement Islami Inqilabi Mahaz (IIM, Mouvement révolutionnaire islamique), endossant la responsabilité des explosions en série de Delhi.
Alors que cette revendication doit encore être vérifiée, des sources font observer que l’IIM est une organisation de façade du Lashkar-e-Toiba (LeT, qui a été renommé Jamaat-ud-Dawa ou JuD). En fait, les sources indiquent que, lorsque l’organisation Lashkar-e-Toiba commença ses opérations au Jammu et Cachemire, elle choisit initialement d’opérer sous la bannière de l’organisation IIM, basée à Lahore. Alors qu’aucune opération extraordinaire n’a été attribuée à l’IIM en Inde, plusieurs de ses cadres ont été arrêtés entre 1993 et 1996, au nombre desquels on compte Zulfikar Ali Shah, de nationalité pakistanaise, arrêté en février 1993, et qui figurait sur la liste d’origine des prisonniers dont la libération avait été exigée par les pirates de l’air du vol IC 814 en décembre 1999 (plus tard, la liste fut réduite, écartant Shah).
L’IIM apparaissait également sur le rapport publié par le Département d’Etat américain US Patterns of Global Terrorism de 1997, en relation avec l’assassinat de quatre citoyens américains à Karachi: en novembre 1997, quatre employés de l’Union Texas Petroleum et leur chauffeur pakistanais furent assassinés à Karachi lorsque le véhicule dans lequel ils voyageaient fut attaqué à environ 1,5 kilomètres du consulat américain à Karachi. Peu après l’incident, les assassinats firent l’objet de deux revendications séparées: d’une part par le Comité d’action Khufia – une organisation inconnue auparavant – et d’autre part par l’organisation Islami Inqilabi Mahaz, un groupe de vétérans afghans basé à Lahore. Les deux groupes évoquaient comme motif de l’attaque l’inculpation en novembre de Mir Aimal Kansi, un citoyen pakistanais en procès aux États-Unis pour avoir assassiné deux employés de la CIA et en avoir blessé trois à l’extérieur du quartier général de la CIA en 1993. Kansi fut déclaré coupable et condamné à mort.
Il est significatif que deux membres du Mohajir Qaumi Movement (MQM) furent accusés de ces meurtres, Saeed and Salim Ganja, par un tribunal anti-terroriste de Karachi et que la condamnation à mort fut prononcée en août 1999. Cependant un autre tribunal de Karachi acquitta ensuite les accusés, et les meurtriers de 1997 n’ont donc toujours pas été trouvés.
Par conséquent, les informations disponibles suggèrent que les attaques du 29 octobre ont été orchestrées par le LeT, qui a pourtant cherché à s’en distancer en revendiquant l’incident sous une identité «dormante» – une pratique exercée par le passé en utilisant de nombreuses autres identités, telle que Al Mansoorian, Al Afreen et le Front du salut («Salvation Front»). Et il est significatif de noter que le fondateur et «Amir» (chef) du LeT, Hafiz Mohammad Saeed, opère librement au Pakistan et a fait récemment la une des journaux, dirigeant les initiatives jihadistes les plus importantes dans les opérations d’assistance aux personnes touchées par le tremblement de terre dans la partie du Cachemire occupée par le Pakistan. Sa présence et sa liberté d’action au Pakistan ne sont pas un secret, de même que ses liens clairs avec l’organisation terroriste LeT. La LeT/JuD restent les représentants les plus connus parmi les groupes jihadistes au Pakistan – groupes qui bénéficient de la protection et du patronage de l’état et de ses agences clandestines.
Même si l’identification définitive du groupe responsable des récents attentats ne sera possible qu’après la conclusion de l’enquête en cours, il est essentiel de souligner que cet incident confirme la continuité stratégique de l’orientation du Pakistan vis-à-vis de l’Inde et du projet d’encerclement, de pénétration et de subversion qu’il nourrit, avec pour objectif de provoquer, en toute occasion, autant de dégâts que possible, sous le couvert d’une dénégation crédible (sans doute faiblissante). Il est utile de remarquer que, dans ce cas, les présentes attaques s’inscrivent dans une continuité: à 25 reprises au moins depuis 1997, des attaques à la bombe ont été perpétrées à Delhi par des groupes soutenus par le Pakistan, même si, en terme de victimes, cette attaque a été de loin la plus grave (suivie par l’attaque sur le Parlement du 13 décembre 2001 qui avait coûté la vie à 11 personnes et en avait blessé 20).
En l’espace de ces deux dernières années à elles seules, on a assisté à des douzaines d’arrestations de terroristes soutenus par le Pakistan et la saisie d’importantes caches d’armes et d’explosifs à Delhi et aux alentours. Les groupes liés à ces arrestations et saisies comprennent le LeT, Hizb-ul-Mujahiddeen (HM), Jaish-e-Mohammed (renommé Khaddam-ul-Islam), Al Badr, Hizb-e-Islami, mais également des groupes du Khalistan, en particulier Babbar Khalsa International (BKI)), responsable d’une série d’explosions le 22 mai 2005 dans deux cinémas de la ville et dont l’ensemble de la direction a ses quartiers généraux au Pakistan.
Il est également important de reconnaître que, malgré les pertes humaines élevées infligées lors des derniers attentats, ils ne présentent pas un niveau élevé en termes de ressources. Les groupes terroristes, lorsqu’ils sont bien ancrés dans des zones particulières et ont développé des capacités élevées, attaquent des cibles stratégiques et des installations vitales; c’est généralement dans des situations de capacités naissantes ou lorsque celles-ci ont été amoindries par des opérations de contre-terrorisme et de renseignement qu’un groupe s’engage dans des actions visant à toucher le plus grand nombre possible de cibles dites «molles», comme nous l’avons vu le 29 octobre. En fait, la longue liste d’arrestations et de saisies liée aux groupes terroristes soutenus par le Pakistan à Delhi et aux alentours ces dernières années – pour toute l’Inde, hormis le Jammou et Cachemire et le Nord-Est, le nombre s’élève à au moins 44 pour la période 2004-2005 – permet de prendre la mesure des autres menaces potentielles neutralisées par les services de renseignement et la police avant qu’elles n’aient pu passer à l’action.
Ajai Sahni
Ajai Sahni est le rédacteur en chef de la South Asian Intelligence Review (SAIR) et le directeur exécutif de l’Institute for Conflict Management (ICM).
© 2005 Ajai Sahni – ICM. Traduction française (abrégée) par Jean-Marc Flükiger. Nous remercions l’auteur de son aimable autorisation.