L’historiographie du terrorisme moderne considère que c’est l’action d’une femme – Véra Zasulich – qui avait marqué le début de la «propagande par le fait» du terrorisme russe de l’organisation Narodnaia Volya («la Volonté du Peuple»). La politique extérieure de l’organisation avait d’ailleurs été confiée à une femme, Véra Figner. Après avoir perdu de leur importance au sein de mouvements anti-colonialistes, il a fallu attendre la troisième vague (dite de la «nouvelle gauche»), pour que les femmes retrouvent un rôle primordial au sein d’organisations terroristes: que ce soit au sein de certaines organisations palestiniennes (on pense à Leila Khaled) ou au Weather Underground américain (avec Bernardine Dohrn). Qu’en est-il de la présence des femmes dans le jihad global? – Traduite par Jean-Marc Flükiger, Terrorisme.net publie ici une brève contribution de Farhana Ali, analyste associée de politique internationale auprès de la RAND Corporation à Washington.
Les femmes musulmanes s’engagent de plus en plus fréquemment dans le jihad global. Certaines, motivées par la conviction religieuse de changer la condition des musulmans sous occupation, sont recrutées par Al-Qaïda et des groupes terroristes locaux harassés par le nombre croissant d’arrestations et la mort de nombreux activistes masculins. Les attaques par des femmes combattantes – connues également sous le nom de mujahidaat – sont plus mortelles que celles perpétrées par les jihadistes masculins. On peut attribuer cela à la perception de l’improbabilité de la perpétration de tels actes par des femmes, et lorsqu’elles le font, le choc du «facteur CNN» de leurs attaques focalise beaucoup plus l’attention que les attaques à la bombe perpétrées par des hommes. La conscience accrue de l’attention instantanée des médias peut encourager d’autres femmes à perpétrer des attaques similaires.
L’utilisation de femmes musulmanes par des groupes terroristes à prédominance masculine pour commettre des attentats suicides pourrait avoir des conséquences sur la façon de penser des jihadistes, incitant des groupes plus conservateurs tels qu’Al-Qaïda à reconsidérer l’utilisation de femmes musulmanes en premières lignes du jihad. Ces groupes exploiteront probablement des femmes pour conduire des opérations en leur nom afin de faire avancer leurs buts et d’atteindre certains objectifs tactiques à court terme. Convaincus des avantages opérationnels de l’utilisation de femmes combattantes et de l’attention médiatique que celles-ci attirent – y compris des sympathies pour le monde musulman – les hommes ont commencé à faire confiance à des femmes pour perpétrer des attentats.
Alors que les femmes – parmi lesquelles on compte la vétérane palestinienne Leila Khaled, responsable de plusieurs détournements réussis- s’enrôlaient et jouaient un rôle primordial dans les opérations à la fin des années 1960 et au début des années 1970, les experts du contre-terrorisme et les analystes ont rarement concentré leur attention sur des terroristes femmes. Selon Marc Sageman, un psychiatre spécialisé dans le domaine médico-légal, plutôt que de remettre en question nos préjugés concernant les femmes dans ces réseaux terroristes, la notion d’une femme perpétrant des actes de violence «est contraire aux stéréotypes et conceptions erronées occidentales concernant les terroristes masculins; nous partons du principe que les femmes sont des citoyens de seconde zone et s’appuient sur les hommes pour diriger l’organisation» [1].
Pourquoi maintenant?
Depuis l’an 2000 au moins, on assiste à une progression graduelle des attentats suicides perpétrés par des femmes musulmanes dans des nouveaux théâtres d’opération, comme l’Ouzbékistan, l’Égypte et plus récemment l’Irak [2]. L’attaque à Talafar, au nord de l’Irak, par une kamikaze a surpris, mais était prévisible. Al-Qaïda a endossé la responsabilité pour ce coup de main (en français dans le texte, ndlr) récent contre un centre de recrutement le 28 septembre 2005, par une «sœur bénite». La femme irakienne se tenait parmi les candidats au recrutement avant de se faire exploser; une tactique similaire était utilisée par les femmes de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA), qui transportaient des bombes sous leurs vêtements – prétendant être enceinte – ou dans des poussettes d’enfants. L’attaque de la fin septembre n’était pas la première perpétrée par une femme irakienne; en avril 2003, deux femmes dont l’une prétendait être enceinte, firent sauter une voiture à un check point de la coalition, tuant trois soldats [3]. Même si les attaques par des femmes en Irak constituent une tendance relativement récente, les femmes joueront probablement un rôle plus important dans les opérations où le jihad mobilise une population entière contre un agresseur clair. Ceci rend l’Irak vulnérable à des attaques par des kamikazes femmes à l’avenir.
Les attentats du début de cette année en Égypte par deux femmes constituent cependant une exception. Pendant des années, les hommes égyptiens – au contraire de femmes – ont développé le mouvement jihadiste, ce qui a provoqué la formation de différents groupes qui varient selon l’appartenance de leurs membres et leur orientation. Pourtant, l’attentat mené par deux femmes égyptiennes voilées contre un bus de touristes le 30 avril 2005 constitue une preuve que les femmes dans le monde musulman peuvent jouer un rôle croissant dans les opérations. Les femmes, les deux dans la vingtaine, étaient liées au kamikaze Ehab Yousri Yassin. Negat Yassin était sa sœur et Iman Ibrahim Khamis sa fiancée; selon les rapports, celles-ci ont tiré sur le bus, voulant se venger des autorités égyptiennes qu’elles estimaient responsables de la mort de Yassin par les autorités égyptiennes et se sont suicidées [4], probablement pour éviter d’être capturées. L’on ignore si les deux femmes avaient l’intention de se suicider ou ont choisi cette tactique pour éviter d’être arrêtées par la police égyptienne.
Alors que l’on en sait très peu sur ces Egyptiennes et leur intention de suicide, l’épisode d’une jeune femme ouzbèke illustre sa détermination à participer à un attentat suicide en mars 2003. Dilnoza Holmuradova, âgée de 19 ans, se fit exploser au marché de Tachkent, Chorsu, tuant au moins 47 personnes, y compris 10 policiers [5]. Dilnoza, d’une famille solidement établie dans la classe moyenne, avait reçu une bonne éducation, parlant 5 langues, et au contraire de la plus grande majorité des femmes ouzbèkes, était titulaire d’un permis de conduire [6]. Après avoir abandonné l’académie de police qu’elle suivait en 2002, Dilnoza commença à prier régulièrement et en janvier 2004, celle-ci quitta son domicile avec sa sœur sans informer leurs parents, prenant pour bagage leurs livres sur l’Islam [7]. Son recrutement par le Groupe du Jihad Islamique, une branche radicale du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (IMU) l’a probablement incitée à perpétrer cette opération.
Les attaques perpétrées par des femmes en Irak, Égypte et en Ouzbékistan – trois femmes aucunement liées que ce soit en termes de culture, de religion et de leurs identités nationales – reflètent une crise dans les sociétés musulmanes. Dans les deux cas, des femmes qui n’avaient jamais mené d’opérations terroristes, commencent à défier ceux qu’elles perçoivent comme leurs ennemis et les groupes terroristes entièrement masculins. Leurs actions pourraient offrir un exemple à d’autres femmes musulmanes soit pour s’enrôler dans des organisations extrémistes soit pour se porter volontaires pour des attaques futures.
Précédents historiques des femmes combattantes
Pendant des siècles, les femmes musulmanes de différentes communautés et participant à différentes luttes ont rejoint les hommes sur les fronts de la guerre et sont mortes à leurs côtés. Le premier exemple et le plus connu d’une femme musulmane à s’enrôler dans le jihad est celui de Nusayba bint K’ab qui s’est battue aux côtés de son mari et de ses deux fils lors de la bataille d’Uhud durant le Califat d’Abû Bakr. Elle rejoignit les troupes musulmanes, fut blessée 11 fois, et perdit un bras [8]. Les femmes membres de la famille du Prophète prirent part au jihad; sa femme Aïcha mena la bataille du Chameau et sa petite-fille Zaynab combattit durant la bataille de Kerbala. D’autres femmes furent reconnues pour avoir veillé sur les blessés, donnant leurs bijoux pour le jihad et encourageant les membres masculins de leur famille à assurer la survie de l’Islam [9].
La participation des premières femmes arabes au jihad est célébrée aujourd’hui dans le monde musulman et elles servent d’icônes et de modèles pour les femmes musulmanes contemporaines qui choisissent de participer à des opérations-suicide. Au niveau des mouvements de résistance contemporains, une femme libanaise chrétienne, Loula Abboud, «pourrait avoir été le modèle des premières femmes palestiniennes à devenir kamikazes en 2002» [10]. La jolie et attrayante jeune femme de 19 ans aux yeux sombres mena une opération-suicide dans la vallée de la Bekaa, au sud Liban en 1985, dont le résultat fut «au-delà de toutes les espérancesen temps de guerre », indépendamment du sexe [11]. Décrite par son frère comme une jeune femme se battant «pour la libération de sa patrie», la lutte d’Aboud pour «l’auto-défense» s’est répercutée sur d’autres femmes à travers le monde, dont les femmes de la première Intifada palestinienne qui menèrent une campagne pour rouvrir des écoles, donner des classes clandestines aux enfants et participer «à l’activisme de rue qui fit directement face aux forces d’occupation» [12].
Aussi héroïques que soient considérées les femmes combattantes modernes par leurs communautés, les femmes combattantes contemporaines ne ressemblent pas à celles qui les ont précédées. L’engagement des premières femmes dans le jihad est reconnu par le Coran et les hadiths. Les femmes étaient récompensées pour accomplir les mêmes devoirs que les hommes. Un verset du Coran fut révélé pour refléter le statut équivalent des femmes et des hommes: «Ecoutez! Aux hommes et femmes musulmanes, croyants et croyantes, aux hommes et femmes obéissants… Allah a préparé pour eux le pardon et de grandes récompenses» (Sourate al-Ahzab 33:35).
Motivations diverses
Les conflits locaux sont des facteurs de motivation critiques, mais chaque conflit est unique et il faut prendre en considération le cadre historique de l’émergence du conflit. Par exemple, à part le fait qu’elles sont liées entre elles par leur sexe, les mujahidaat en Tchétchénie ont peu en commun avec les femmes en Palestine, et les femmes saoudiennes ne partagent absolument rien avec leurs «sœurs» en Ouzbékistan.
Alors que les conflits et les motivations varient, la décision d’une femme de s’engager dans des actions violentes dépend de ses expériences personnelles et des conséquences de celles-ci. Couplé à l’absence de changement dans le conflit local dans lequel elle est engagée, une femme est plus encline à se porter volontaire ou être recrutée pour une opération pour mettre un terme à ses souffrances ou à celles de son peuple. Le suicide devient la tactique préférée lorsque les femmes n’ont plus d’autres alternatives pour provoquer un changement de leur environnement local; couplé à une colère à son comble, à la désillusion et au désespoir, certaines femmes choisissent le suicide pour communiquer et canaliser leur frustration. Ceci est particulièrement vrai pour celles qui croient qu’il n’y a aucune issue sociale, économique ou politique à leur situation.
La perception d’une menace contre l’Islam constitue un autre facteur motivationnel qui justifie l’usage de la violence comme un moyen effectif de communication. Convaincues que la communauté musulmane locale ne peut plus se permettre de rester inactive, certaines femmes musulmanes s’enrôlent dans des opérations pour assurer la survie de la communauté. Pour le croyant au martyre, la subjugation par la foi est gratifiante. L’individu, conscient de la probabilité de sa mort, «inspire d’autres musulmans à continuer la lutte et la mort du martyr représente la brindille qui nourrit le jihad et l’Islam» [13].
Assurées d’une récompense pour leur martyre, les femmes ont la perception qu’elles n’ont rien à perdre. Publié dans la revue mensuelle du HAMAS, Al-Muslimah, l’activiste palestinienne Reem Rayishi déclara que «je suis fière d’être la première martyre du HAMAS. J’ai deux enfants que j’aime beaucoup. Mais mon envie de voir Dieu était plus fort que l’amour de mes enfants, et je suis sûre que Dieu prendra soin d’eux et que je deviendrais une martyr» [14].
Une perspective à court terme
La «porte libérale» entrouverte actuellement et qui autorise les femmes à participer à des opérations va probablement se refermer une fois que les jihadistes masculins auront engrangé de nouvelles recrues et de nouveaux succès dans la guerre contre le terrorisme. Même si la femme musulmane est importante pour les groupes terroristes à dominance masculine, elle n’est pas indispensable. La croissance soudaine des kamikazes femmes ces dernières années n’est peut-être rien d’autre qu’une vague de soutien aux succès d’Al-Qaïda plutôt qu’un effort durable au jihad global. A court terme, les combattants masculins pourraient encourager les femmes musulmanes à joindre leur organisation, mais il n’y a pas d’indices selon lesquels ces hommes autoriseraient les mujahidaat à gagner en autorité ou à remplacer les images des héroïques mâles du peuple. Il n’a d’ailleurs pas de preuve que les activistes féminines aient des contacts avec les principaux activistes, à l’exception lorsqu’il s’agit d’exécuter des attaques.
Farhana Ali
Notes
1. Entretien avec Marc Sageman en octobre 2005.
2. Deux femmes kamikazes se sont tuées et ont tué trois Rangers américains à un checkpoint dans l’ouest de l’Irak. L’une des femmes semblait enceinte, et lorsqu’elle est sortie du véhicule, elle a demandé de l’aide. «Women kill 3 Rangers in suicide bombing,», 5 avril 2003. www.chicagotribune.com
3. “Woman suicide bomber strikes Iraq,” http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/middle_east/4289168.stm
4. “Attacks injure nine in Egypt,” Columbia Daily Tribune, publié le 1er mai 2005. http://www.showmenews.com/2005/May/20050501News020.asp
5. IWPR Staff in Central Asia, “Uzbekistan: Affluent Suicide Bombers,” RCA. N 278, 20 avril 2004.
6. Ibid..
7. Ibid..
8. Busool, Assad Nimer, Muslim Women Warriors, Chicago, Illinois: Al Huda, 1995. p.35-37.
9. Ibid., p. 34-35.
10. Davis, Joyce. Martyrs: Innocence, Vengeance and Despair in the Middle East, New York: Palgrave MacMillian, 2003, p. 68.
11. Davis, p.68-72.
12. Interview de Jennifer Plyler avec Hanadi Loubani, membre fondatrice de Femmes pour la Palestine. “Palestinian Women’s Political Participation,” WHRnet, 23 novembre 2003. www.whrnet.org/docs/interview-loubani-0311.html [le lien ne fonctionne plus, mais l’article est encore accessible par l’entremise d’Internet Archive – 19.06.2016]
13. Lustwick, Ian S., “Terrorism in the Arab-Israeli Conflict: Targets and Audiences,” in Martha Crenshaw, Terrorism in Context, University Park, Pennsylvanie, The Pennsylvania State University, 1995, p. 536.
14. Al-Muslimah, février 2004.
© 2005 Jamestown Foundation. Nous remercions la Jamestown Foundation pour l’autorisation de publier cette contribution, parue dans le dernier numéro (volume 3, issue 21, 3 novembre 2005) du Terrorism Monitor. Traduction française: Jean-Marc Flükiger.