L’horrible série d’explosions dans des gares madrilènes le 11 mars 2004, dont le bilan s’élève pour l’instant à quelque 200 morts et 1.400 blessés, a choqué le monde entier. A côté des conséquences et de cette preuve répétée de la face sombre et maléfique du terrorisme, se pose la question de la responsabilité de ces attentats.
13 mars 2004 – Le balancier a oscillé jusqu’à maintenant entre le groupe terroriste basque ETA et Qa’idat al-Jihad ou quelque autre groupe islamiste engagé dans le jihad mondial. Tandis que des porte-parole affiliés à l’ETA ont démenti toute responsabilité, un message d’un groupe virtuel intitulé “Brigades Abou Hafs al-Masri”, affirmant s’exprimer au nom de Qa’idat al-Jihad, a revendiqué la responsabilité des attentats de Madrid.
Le débat entre experts du terrorisme international à travers le monde pour déterminer qui est responsable des attentats bat son plein à l’heure où sont écrites ces lignes. La première analyse du message islamiste par le MEMRI (un institut établi en Israël) émet des doutes sur le message, à l’aide d’arguments logiques, fondés avant tout sur le style de la lettre, qui ne s’harmonise guère avec les écrits des responsables d’Al-Qa’ida (1).
En dépit de la logique de l’analyse, qui rejette l’authenticité du message, deux éléments méritent d’être commentés. Tout d’abord, beaucoup d’activistes islamistes impliqués dans des opérations ont une faible connaissance des doctrines islamiques: le style de leurs messages est donc très éloigné de celui des dirigeants instruits qui écrivent ou parlent au nom de Qa’idat al-Jihad ou du jihad global. D’autre part, même si la revendication des Brigades Abou Hafs est un faux, cela n’exclut pas pour autant qu’un groupe islamiste puisse se trouver bel et bien derrière les attentats de Madrid.
L’Espagne est mentionnée de temps en temps dans des écrits islamistes comme faisant partie des pays qui doivent retourner par le jihad dans l’orbite islamique. Cependant, les islamistes ont d’autres priorités là où se déroulent aujourd’hui des conflits entre musulmans et “infidèles”. En juillet 2003, une grande mosquée a été inaugurée à Grenade, 500 ans après la reconquête chrétienne de l’Andalousie […]. Les célébrations ont fait l’objet d’une large couverture dans le monde arabe et musulman.
Cependant, le principal grief à l’encontre de l’Espagne de la part des islamistes partisans du jihad mondial est l’engagement de 2.300 soldats espagnols dans les forces d’occupation de l’Irak ainsi que le plein soutien apporté aux Etats-Unis tant pour leur action en Irak que pour la guerre globale contre le terrorisme. En outre, les autorités se sont énergiquement employées à démasquer les cellules islamistes sur territoire espagnol et ont obtenu plusieurs succès notables à cet égard. […]
Au cours de l’année écoulée, les expressions anti-hispaniques dans les publications islamistes ont principalement porté sur le fort soutien espagnol à l’action des Etats-Unis en Irak et la présence d’une petite force dans ce pays. Avec l’Italie, l’Espagne est considérée comme l’un des principaux pays soutenant la politique américaine globale, perçue avant tout comme anti-islamique.
Deux attaques terroristes ont été jusqu’à présent commises contre les forces espagnoles en Irak. En octobre 2003, un officier de renseignement espagnol a été abattu. En décembre 2003, sept officiers de renseignement espagnols sont tombés dans une embuscade et ont été sauvagement tués. Des photos de moudjahidines piétinant les corps des officiers espagnols tués ont circulé sur des sites islamiques radicaux.
La déclaration la plus détaillée et la plus explicite par des éléments de Qa’idat al-Jihad contre l’implication espagnole dans l’affaire irakienne est parue en décembre 2003, dans le cadre d’une analyse de la situation en Irak et du rôlle qu’y jouent les moudjahidines.
Cette analyse se trouve dans un livre de 50 pages, intitulé Le Jihad irakien, espoirs et risques: analyse de la réalité et des visions d’avenir, et des pas faits dans la voie du jihad béni (2). Ce livre a été publié sur des sites web islamistes par “L’institution d’information pour soutenir le peuple irakien – le centre de services pour les moudjahidines”. L’intitulé “centre de services” nous rappelle que la base de développement d’Al-Qa’ida en Afghanistan à la fin des années 1980 avait été une institution semblable.
L’un des principaux liens entre le livre et Qa’idat al-Jihad apparaît dans l’introduction, où il est présenté comme la suite d’un livre écrit au début de l’année 2003 par Sheikh Yousef al-Ayiri, tué par les autorités saoudiennes en juin 2003. Al-Ayiri était le principal auteur saoudien responsable de la rédaction anonyme et de la direction de la propagande d’Al-Qa’ida sur Internet.
Huit pages environ du livre Iraq al-Jihad sont consacrées à l’Espagne. Elles incluent une analyse détaillée de la politique espagnole, des ambitions personnelles du premier ministre espagnol José Maria Aznar et de l’équilibre politique entre gauche et droite dans la perspective des élections parlementaires du 14 mars 2004. Le principal motif de cette analyse porte sur les moyens de changer le gouvernement espagnol de façon à entraîner un retrait de l’Irak; sur une diminution importante du soutien espagnol pour les Etats-Unis grâce à des pressions populaires; sur l’opposition en Italie et en Pologne à la présence de leurs troupes en Irak; et sur la création d’une pression au Royaume-Uni contre l’alliance du gouvernement de ce pays avec les Etats-Unis. Une sorte d’effet domino, dont le point de départ est l’Espagne:
“C’est pourquoi nous disons que, afin de contraindre le gouvernement espagnol à se retirer de l’Irak, la résistance doit frapper ses forces en les attaquant. Ceci sera accompagné par une campagne de propagande, qui présenterait la réalité irakienne. Il faut exploiter la proximité des élections en Espagne en mars 2004.
“Nous pensons que le gouvernement espagnol ne pourrait pas se permettre plus de deux ou trois attaques, après quoi il devra se retirer par suite des pressions populaires. Si ses troupes restaient en Irak malgré les attaques, la victoire du Parti socialiste serait presque garantie, et le retrait des troupes espagnoles fera partie de son programme électoral.
“Le retrait de l’Irak des troupes espagnoles ou italiennes exercerait une forte pression sur la présence britannique, une pression que Tony Blair ne pourrait surmonter.
“A partir de là, les dés du domino tomberaient rapidement. Cependant, le problème de savoir comment faire tomber le premier dé reste posé.”
Selon l’auteur du livre, la tâche de pousser le public espagnol à changer de gouvernement n’est donc pas aisée. Avant d’aboutir à cette conclusion, il avait expliqué les principales difficultés rencontrées. L’une d’entre elles est la réticence de l’opinion publique espagnole à punir ses politiciens, malgré vingt-cinq ans de démocratie, ce qui contraste par exemple avec l’opinion publique britannique. L’autre est la forte solidarité des électeurs de droite avec leur parti, même s’ils ne soutiennent pas nécessairement l’engagement espagnol en Irak ou la politique pro-américaine.
La conclusion de cette partie du livre consacrée à l’Espagne est donc que les forces espagnoles devraient subir des attaques terroristes sur sol irakien. Cependant, si l’on en croit l’introduction, le livre fut écrit en juillet 2003 et publié sur Internet en décembre 2003. Entre octobre et décembre 2003, les forces espagnoles en Irak subirent deux attentats terroristes, l’un particulièrement pénible, ce qui a renforcé en Espagne l’opposition à l’engagement en Irak, mais pas d’une façon qui aurait conduit le gouvernement à modifier sa politique.
Le livre ne mentionne pas des attentats sur sol espagnol. Cependant, il met l’accent sur les élections: les attentats de Madrid, trois jours seulement avant les élections, donnent à réfléchir. Cet attentat pourrait avoir été commis par Qa’idat al-Jihad même, et pas simplement par un groupe islamiste affilié. Le langage direct dans lequel le livre vise l’Espagne et le lien avec les élections est suivi par une tentative de présenter l’Espagne comme le maillon le plus faible des alliés européens des Etats-Unis dans le soutien à l’occupation en Irak et la guerre contre le terrorisme global. C’est pourquoi il est plus opportun de viser l’Espagne plutôt que l’Italie ou la Pologne si l’on lance une opération importante pour faire tomber le premier dé du domino.
Outre ce que nous venons de mentionner, nous devrions ajouter la possibilité d’une vaste infrastructure des cellules islamistes mises à jour en Espagne au cours des deux dernières années. Au fur et à mesure que nous disposons de plus d’informations sur les attentats du 11 septembre 2001, il semble qu’une part non négligeable de la planification de ces attentats a été réalisée en Espagne. La persévérance des autorités espagnoles, sous la direction du juge Baltasar Garzon, à mettre à jour et à poursuivre les éléments opérationnels d’Al-Qa’ida en Espagne, est impressionnante. Mais c’est une tâche de Sisyphe, et plusieurs éléments laissent penser que l’Espagne reste un asile pour beaucoup d’islamistes.
Si les attentats de Madrid devaient bel et bien être le fait de Qa’idat al-Jihad, cela représenterait une importante escalade de l’activité du groupe terroriste, et un autre signe que l’Irak est en train de devenir un “nouvel Afghanistan”. Cela pourrait également marquer un tournant dans le modus operandi du groupe, en recourant à des explosions coordoonnées dans une petite zone, et non à des attentats suicides. En soi, cela constitue un succès opérationnel.
En tout cas, que cette action ait été menée par Qa’idat al-Jihad ou par un autre groupe islamiste, ou encore par l’ETA, elle marque une nouvelle phase dans le terrorisme international, au moins par son impact.
Reuven Paz
(1) Yigal Carmon, “The Alleged Al-Qa’ida Statement of Responsability for the Madrid Bombings: Translation and Commentary”, MEMRI, Inquiry and Analysis Series, N° 166, 12 mars 2004. A lire en ligne: http://www.memri.org/bin/latestnews.cgi?ID=IA16604 [lien périmé – 17.06.2016]
(2) Iraq al-Jihad Aamal wa-Akhtar: Tahlil lil-Waqi` wa-istishraf lil-mustaqbal wa-khutuwat `amaliyyah `ala tariq al-Jihad al-mubarak, Publié par: Al-Hay’ah al-I`lamiyyah li-nasrat alSha`b al-Iraqi (Markaz khidamat al-Mujahidin). A lire en ligne sur: http://www.e-prism.org/images/book_-_Iraq_al-Jihad.doc [lien périmé, mais document encore accessible grâce à Internet Archives: https://web.archive.org/web/20110226035522/http://www.e-prism.org/images/book_-_Iraq_al-Jihad.doc – 17.06.2016]
© 2004 Reuven Paz – PRISM.
L’article est paru dans sa version originale le 13 mars 2004, comme N° 1/2003 des PRISM Special Dispatches. Traduction française par les soins de Terrorisme.net, mise en ligne avec l’autorisation de l’auteur.
Le Project for the Research of Islamist Movements – PRISM – a été lancé par Reuven Paz en 2002, afin de combiner recherche académique et recherche de terrain sur l’islam radical et les mouvements islamistes. Le projet s’inscrit dans le cadre du GLORIA Center au Centre interdisciplinaire de Herzliya. L’accent est mis sur la recherche des sources originales en langue arabe.
Site: http://www.e-prism.org/pages/1/index.htm [ce site n’existe plus, mais son contenu reste accessible grâce à Internet Archives: https://web.archive.org/web/*/http://www.e-prism.org/ – 17.06.2016]