L’Encyclopédie du renseignement et des services secrets (Lavauzelle, 2002), qui en est déjà à sa troisième édition, est devenue rapidement un ouvrage de référence en langue française et a fait connaître l’auteur suisse Jacques Baud. Il a poursuivi son labeur encyclopédique de mise en fiches avec un Encyclopédie des terrorismes (Lavauzelle, 1999), dont il vient de publier une édition remaniée et augmentée sous le titre d’Encyclopédie des terrorismes et violences politiques (Lavauzelle, 2003). A côté de ces ouvrages se présentant sous forme de dictionnaire, Jacques Baud a également développé ses réflexions sur les nouvelles formes de conflits dans un livre intitulé La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur (Ed. du Rocher, 2003). C’était donc un observateur tout choisi pour partager quelques réflexions sur le rôle des services de renseignement dans la lutte contre les terrorismes.
Dans un de vos derniers livres, vous avez présenté le terrorisme comme une des techniques de la guerre asymétrique. Dans le foisonnement des définitions du terrorisme (qui ont également des implications stratégiques), quelle définition vous paraît-elle opérationnelle?
Jacques Baud – Le sujet est évidemment complexe et les Nations Unies s’y achoppent depuis maintenant plusieurs décennies. Stricto sensu, le terrorisme est une technique, une méthode. Cependant, nous ne pouvons nous arrêter à cette définition, car juger la méthode – ce que font en général les observateurs occidentaux – c’est juger d’après les effets. Lorsque nous observons l’état des débats autour du terrorisme, nous nous apercevons qu’en général, dans les pays du Tiers Monde, le terrorisme est considéré dans sa finalité, c’est-à-dire un des moyens d’action du faible face au fort. On se sent légitimé à utiliser des méthodes brutales par le simple fait que d’autres moyens manquent, par défaut de puissance. Du côté occidental, qui subit généralement le terrorisme, la tendance est à percevoir les effets sur les civils.
Si nous approfondissons la définition du terrorisme et de sa finalité, nous constatons qu’il ne peut y avoir un seul terrorisme, car ses motivations sont très différentes. Il existe des terrorismes à vocation criminelle, tel qu’en Amérique latine où les actions menées par les barons de la drogue ne cherchent pas à promouvoir un combat politique mais à défendre des sphères d’influence ou des domaines d’activité. En revanche, d’autres formes de terrorismes ont pour objectif divers combats dont la légitimité intrinsèque est souvent beaucoup plus grande.
Deux aspects doivent donc être intégrés dans la définition du terrorisme: d’une part, l’effet, car il est difficilement acceptable que l’on puisse délibérément s’attaquer à des civils; d’autre part, la finalité, car tous les terrorismes ne sont pas illégitimes, du moins dans leurs motivations. La clé est dans un équilibre entre ces notions finalitaires et capacitaires. Je pense que dans l’appréciation stratégique du terrorisme, nous sommes obligés de tenir compte de la finalité, car c’est sur cette dernière que nous pouvons agir activement – par diverses stratégies allant du développement à l’analyse de notre présence dans le Tiers Monde – et non pas sur les effets, contre lesquels nous ne pouvons que prendre des mesures passives, parfois préventives.
Les terroristes eux-mêmes ne sont pas insensibles à la question de l’image. Walter Laqueur a par exemple fait remarquer qu’au début du XXème siècle, les terrorismes russes revendiquaient cette étiquette, alors qu’aujourd’hui personne ne se définit plus comme tel. De nombreux mouvements de guérilla, par exemple, se montrent très soucieux, lorsqu’ils commettent un attentat frappant des civils, de s’excuser pour les conséquences de cet acte. Quelle distinction faites-vous entre les notions de terrorisme et de guérilla?
Jacques Baud – Je rappelle que le terrorisme est une méthode. La guérilla est une forme de guerre qui utilise essentiellement le harcèlement pour parvenir à ses fins. Le terrorisme, comme méthode de combat, est ainsi fréquemment utilisé par les forces de guérilla. En s’efforçant de circonscrire plus subtilement les différentes formes de terrorisme, nous nous apercevons que les terrorismes s’intègrent dans différentes stratégies plus générales. Certains terrorismes ont un but en eux-mêmes, comme ce fut le cas de la Bande à Baader, d’Action Directe ou de la Symbionese Liberation Army, en dépit d’une maigre justification politique. D’autres formes de terrorisme participent d’une stratégie plus globale de génération de mouvements populaires. Le terrorisme possède alors un effet de catalyseur; il n’est que le point de départ de l’action. Cela a été le cas en Indochine, ou dans la fameuse doctrine du foco de Che Guevara, où les actions terroristes avaient pour but la mobilisation, la création de petits succès sur lesquels les masses pouvaient d’accrocher. A certains égards on retrouve le même phénomène avec «Al-Qaida».
La notion de succès dans le terrorisme est déterminante, car c’est elle qui doit servir de catalyseur à l’action ultérieure. Cela explique aussi pourquoi le terroriste est peu imaginatif dans les techniques qu’il utilise; il est en quelque sorte condamné au succès. Le terrorisme n’a pas besoin de beaucoup de morts, en revanche il ne peut se permettre un échec. Il est d’ailleurs symptomatique d’observer que 60% des attentats de l’ETA ou de l’IRA sont annoncés à l’avance à la police. C’est déjà un succès, car cela prouve que l’on a réussi à mettre en place une bombe efficace, sans avoir besoin d’un mort. Même si la police la désamorce, c’est une victoire du terroriste qui à la fois démontre sa capacité d’agir et donne l’information à la police et non pas des autorités, qui apparaissent alors complètement dépendantes de la volonté du terroriste.
C’est une des raisons pour lesquelles j’ai personnellement tendance à mettre en doute l’usage de technologies très novatrices de la part de terroristes, telle que les technologies nucléaires ou informatiques. Tout ce que nous entendons à présent sur l’hypothèse d’attentats de très grande dimension ne s’est jamais vérifié.
D’une manière générale, le terroriste est plutôt conservateur, il mise sur des techniques sûres et des résultats garantis. Le faible dans sa lutte contre le fort montre sa force avant tout à travers le message de la détermination et non pas par le biais de l’effet.
Dans mon livre sur la guerre asymétrique, je tire un parallèle, certes ténu, avec la stratégie nucléaire française pendant la guerre froide. La France n’a jamais eu les moyens de rivaliser numériquement avec l’Union soviétique, mais développa la capacité de lui infliger des dommages significatifs pour le dissuader à l’action. C’est ce que l’on a appelé la « dissusion du faible au fort ». Le terrorisme fonctionne de la même manière mais dans une dynamique plus offensive.
Dans le climat de la guerre froide, nombre d’actions terroristes étaient liées à l’un des deux blocs, avec une instrumentation et un soutien apporté une série de mouvements par les services du bloc de l’Est. Peut-on dire que la moindre part du soutien étatique est l’une des caractéristiques marquantes du terrorisme de l’après-guerre froide?
Jacques Baud – Il faut d’abord réaliser que pendant la guerre froide, l’équilibre des forces est extrêmement politisé. Tous les conflits survenant dans le Tiers Monde étaient liés à cet équilibre Est-Ouest. Les Soviétiques tentaient de créer un différentiel de forces, à la fois sociales, économiques, politiques et militaires favorables à la promotion de la lutte des classes. Le combat palestinien illustre cette situation: à l’époque, les mouvements palestiniens étaient tous d’obédience socialiste, mouvements qui aujourd’hui subsistent encore mais de manière très virtuelle. Cette notion politique a été mise à profit par l’URSS dans sa stratégie de la corrélation des forces.
Avec la disparition de l’aide soviétique à certains mouvements et de la politisation liée à la guerre froide, nous assistons à l’émergence de nouveaux modèles, telle que la Révolution iranienne. Le personnage de Khomeyni marque l’avènement de nouvelles valeurs, non plus seulement politiques, mais religieuses et identitaires. Le terrorisme s’est accroché à d’autres types de combats que simplement la lutte politique.
Certains pays durent retrouver leur équilibre par eux-mêmes, abandonnés par l’Union soviétique. Dans beaucoup de pays d’Afrique, l’équilibre politique était de nature ethnique. La question des frontières nourrira sans doute encore longtemps des conflits. Contrairement à l’Occident dont les frontières ont évolué et trouvé leur ajustement avec la chute du mur de Berlin, l’Afrique a des frontières fixées une fois pour toute et les peuples prisonniers de ces dernières n’ont plus aujourd’hui la possibilité de les déplacer.
On ne peut passer sous silence les effets de la puissance économique occidentale, condamnée à la croissance et à l’expansion pour survivre et maintenir des emplois. Or, cette croissance tend à bousculer d’autres cultures et à ainsi provoquer des réactions identitaires brutales. Le discours des partisans d’Al-Qaida tourne en grande partie autour de ce phénomène. D’ailleurs, il est bon de rappeler que le terme «djihad» a avant tout une connotation défensive dans l’Islam.
Après le 11 septembre et plus récemment suite aux attentats en Turquie, le thème des déficiences des services de renseignements incapables de prévenir les actes terroristes revient dans les commentaires. Dans quelle mesure ces reproches vous semblent-ils ou non justifiés?
Jacques Baud – Dans le cas du 11 septembre, nous sommes en présence d’un événement où toute l’information était disponible, mais où l’analyse, l’évaluation et surtout le pronostic étaient impossibles au moment de l’attentat. Il faut garder à l’esprit qu’au moment de la genèse d’un acte terroriste, la quantité d’indices que nous pouvons collecter va augmenter au fur et à mesure que nous nous rapprochons de l’événement. Mais les indices doivent être rassemblés et analysés dans un bruit environnant extrêmement contradictoire et ce travail d’exploitation des pièces de puzzle ne peut être complété dans le temps qu’après l’événement. C’est dans notre incapacité à analyser les événements et les indices en temps réel de manière à prévenir l’acte terroriste qu’il faut généralement trouver les déficiences du renseignement relatif au 11 septembre. Il existe des déficiences structurelles dans l’analyse du terrorisme.
On a souvent parlé de l’insuffisance du renseignement humain par rapport au renseignement technique. Autrefois, dans un état-major soviétique comptant probablement quelque 100.000 personnes, nous pouvions facilement placer une taupe ou soudoyer l’un d’entre eux. Aujourd’hui, il faut s’imaginer que soudoyer un membre ou placer un espion dans l’environnement de Ben Laden, entouré de fidèles, de gens qu’il connaît depuis des années ou même avec lesquels il entretient des liens de parenté est très difficile. Ce cercle de décision est tellement étroit, qu’il est pratiquement exclu d’avoir un regard extérieur.
Par conséquent, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le renseignement humain apporte relativement peu d’informations par rapport au renseignement technique. Partant de l’idée que, pour transmettre des ordres, l’utilisation de téléphones cellulaires ou d’Internet est nécessaire, on peut s’efforcer de surveiller ces communications pour pénétrer les processus de décision.
D’ailleurs il est révélateur de constater que l’offensive américaine en Irak était presque exclusivement basée sur le renseignement humain et les Américains s’aperçoivent à présent que ce renseignement était entaché de nombreux biais. D’abord par le fait qu’un informateur possède également son propre agenda et poursuit ses intérêts propres. Le renseignement américain, avant l’offensive contre l’Irak, avait comme informateurs d’ex-déserteurs voulant se venger de l’ancien régime ou des opposants politiques cherchant à favoriser une intervention dans ce pays. Les informations avec biais sont les plus dangereuses.
Après la guerre froide, les services orientés principalement sur le renseignement technique ont choisi cette option pour pénétrer les systèmes de décision très complexes et très réduits des cartels de la drogue ou des mouvements terroristes. Le calcul n’est pas mauvais. Cependant, lorsque nous écoutons des conversations téléphoniques, nous en dénombrons des milliers, voir des millions. On estime que la NSA (National Security Agency) reçoit toutes les douze heures l’équivalent de la bibliothèque du Congrès en informations! Si une partie de ces informations peuvent être traitées de manière électronique, la majeure partie de l’information significative doit être analysée par des hommes et donc requiert du temps pour être synthétisée.
Le rêve d’un service de renseignement serait d’infiltrer l’entourage d’une cellule terroriste ou de soudoyer un terroriste. Cela pose d’autres problèmes, que l’affaire Stateknife en Irlande du Nord au cours de l’été 2003 illustre bien. L’infiltré peut être retourné ou amené à mener des actions criminelles qu’il ne peut pas dénoncer car il en a besoin pour sa couverture. Aujourd’hui, beaucoup de services occidentaux sont-ils prêts à payer ce prix-là?
Jacques Baud – Dans le domaine du terrorisme, cela est moins fréquent. Dans la lutte contre la drogue, c’est un sujet courant. En Suisse, le débat a été ouvert, car certaines polices cantonales avaient placé des gens au sein de réseaux de trafiquants qui avaient été amenés à vendre de la drogue et finalement cette pratique a été abolie. Les Américains répondent d’une manière plus souple à ce dilemme. A leurs yeux, la finalité demeure bien la chasse contre la drogue et ces pratiques font partie du jeu. Si nous finançons des terroristes dans un réseau pour recueillir des informations, indirectement, nous sommes responsables d’un certain nombre de vies humaines. Face à ce genre de cas, le pragmatisme anglo-saxon est sans doute plus approprié. Les Anglais ont utilisé ce genre de tactiques assez froides avec succès.
Il faut voir quelle est la finalité de l’opération. Est-ce moralement défendable si la finalité est bien de préserver des vies humaines en démantelant un réseau? La conscience de chacun doit y répondre, y compris celle de l’agent envoyé. La situation est complexe.
Certainement que dans certains cas l’infiltration serait nécessaire, mais elle est souvent virtuellement impossible car elle requiert un temps énorme. Il faut donc nous concentrer sur ce que l’on peut et sait faire. Je pense que dans beaucoup de cas, nous pouvons efficacement lutter contre le terrorisme par d’autres mesures, telle que l’infiltration électronique. Surtout, la lutte contre le terrorisme devrait avant tout se concentrer sur les aspects stratégiques, au niveau de la prévention. Nous avons dit que le terrorisme est finalement une manière de communiquer; il est possible de court-circuiter ce message.
Quels sont les principaux obstacles à une action efficace des services de renseignement contre le terrorisme? On a vu dans le cas par exemple d’Aum Shinrikyo au Japon, les services de renseignement et de police n’ont pas vu venir le danger, car ils n’avaient pas ce mouvement dans leur ligne de mire, dans la zone couverte par leurs “radars” – si l’on peut dire – , il ne correspondait pas aux types de menaces terroristes auxquelles nous étions habitués. C’est un cas exemplaire d’un groupe sur lequel il aurait été possible de recueillir des informations. Aujourd’hui, les principaux obstacles sont-ils le manque d’imagination, de coordination, ou l’abondance extrême des données?
Jacques Baud – Un peu tout à la fois. La première chose à souligner est que nous avons traditionnellement tendance à voir la lutte contre le terrorisme comme étant un phénomène intérieur. Dans pratiquement tous les pays du monde démocratique, il existe des services tournés vers l’intérieur du pays. C’est le cas de la DST en France, en grande partie du FBI aux Etats-Unis, etc. Les menaces extérieures sont dévolues à d’autres services de renseignement, tels qu’en France la DGSE, la CIA en Amérique du Nord, etc. Entre ces différentes entités se sont créés au fil des années des rivalités, pour ne pas dire des antagonismes, qui ont pour effet d’avoir des cloisons plus ou moins imperméables entre elles qui freinent la fluidité de l’information.
Or, nous comprenons aujourd’hui que le terrorisme est un phénomène global, transfrontalier et international et que par conséquent, ces appareils nationaux avec un strict cloisonnement sont un handicap. Ce fut vraisemblablement un des handicaps majeurs pour l’appréciation des événements du 11 septembre auquel s’ajoutent des problèmes institutionnels.
La deuxième chose est qu’effectivement nous n’avons pas recherché à avoir une image cohérente de la menace. On parle du terrorisme, sans vraiment essayer de comprendre la pensée des acteurs et des mouvements. Même Al-Qaïda – qui, à mon avis, n’existe pas – est une organisation virtuelle. Elle a existé en son temps, comme base logistique et de recrutement pour la résistance afghane. Les gens qui commettent des attentats en Tunisie, en Espagne, etc., et que nous rattachons à Al-Qaïda, sont en fait des «anciens» d’Al-Qaïda, qui ont « essaimé » dans leur pays et ne sont pas liés fonctionnellement à une structure qui s’appellerait Al-Qaïda. Nous constatons qu’à chaque attentat, la logistique et les responsables sont différents. Al-Qaïda est un réseau de gens qui se connaissent et partagent leurs connaissances, mais qui demeure est inexistant en tant qu’organisation.
Les déclarations – et même certains rapports officiels des services de renseignements – sur Al-Qaïda nous montrent que, finalement, nous ne connaissons pas ces organisations et que nous ne nous sommes pas vraiment posé la question de savoir comment elles fonctionnent. Lorsque l’on évoquait Al-Qaïda après le 11 septembre, les journaux publiaient des organigrammes qui projetaient des structures très occidentales, avec une échelle de commandement, des responsabilités, etc. Dans les faits, cela ne fonctionne pas ainsi comme nous l’avons vu.
Bien souvent, dans l’appréciation du terrorisme, nous projetons nos propres acquis culturels. Cela va très loin. Il est intéressant de voir que les Allemands ont pour point de référence dans leur réflexion sur le terrorisme, la Rote Armee Fraktion, les Anglais, l’Irlande du Nord, les Espagnols, l’ETA et ainsi de suite. Or, la Bande à Baader et Action directe ont été battues non pas par les services de contre-espionnage ou de lutte contre le terrorisme, mais par les formations de police dévolues à la lutte contre le grand banditisme. En Angleterre a choisi une solution civilo-militaire à la question irlandaise et en Espagne, on a même tenté d’employer des formations de terroristes anti-terroristes.
Ces perceptions du terrorisme, et donc de la lutte contre celui-ci, sont tellement diverses qu’il est difficile d’avoir une harmonie stratégique. Les réseaux terroristes aujourd’hui ont une idéologie, une manière d’aborder les problèmes spécifiques à chaque réseau, mais ces réseaux ont des extensions transnationales. Pour lutter contre eux, nous avons une mosaïque de gens qui s’attachent à des perceptions et des solutions différentes. Par conséquent, en raison de ce seul aspect culturel de la lutte antiterroriste et de l’imagerie inhérente à chaque pays, nous n’avons pas la cohérence nécessaire pour faire face à la menace.
Il est d’ailleurs symptomatique de constater que lorsque les Américains ont lancé leurs opérations en Afghanistan, les premières participations des pays européens – notamment des Allemands – se firent sous la forme d’unités d’intervention antiterroristes, davantage entraînées à lutter contre des forcenés dans les villes européennes. Ces unités étaient complètement décalées par rapport à la lutte contre la guérilla en Afghanistan, qui ne requiert pas les mêmes qualités. Ces unités antiterroristes sont capables d’un engagement ponctuel de très courte durée et très ciblé. L’activité à laquelle nous faisons face en Afghanistan est un problème de longue haleine, qui doit passer par la fidélisation des populations, la création de prospérité locale, etc. Le combat est très différent. D’ailleurs ces unités durent être retirées rapidement du théâtre d’opération.
Depuis le 11 septembre, nous avons vu se déployer des efforts de coordination entre les divers services de renseignement occidentaux. Peut-on dire que les développements de ces dernières années ont conduit dans la pratique à une meilleure coordination entre ces services ou avez-vous l’impression que ces améliorations sont surtout cosmétiques?
Jacques Baud – Ces améliorations sont surtout cosmétiques. Il faut bien comprendre que le terrorisme est la combinaison d’actions tactiques pour atteindre un objectif stratégique. Cela signifie que l’on travaille de manière presque indistincte entre deux niveaux: un niveau tactique, individuel, et un niveau stratégique.
Une bonne partie de la lutte contre le terrorisme aujourd’hui est concentrée sur la dimension tactique, c’est-à-dire l’effort d’identification des acteurs et de planification des actions. Le problème est que ces informations ne sont acquises que de manière extrêmement confidentielle, par le biais d’indicateurs ou de moyens de captage de l’information si pointus que leur diffusion aux autres services est exclue. Par conséquent, l’information tactique se partage très difficilement, par refus de dévoilement de ses sources ou de ses moyens. La plupart des services de renseignement conservent et protègent jalousement toutes leurs sources et ne veulent surtout pas dévoiler leurs “batteries”. Une confiance extrême est donc nécessaire. Observez le partenariat euro-atlantique: parmi les pays concernés, siègent des nations telle que l’Azerbaïdjan qui n’inspirent pas – à tort ou à raison – une très grande confiance aux pays occidentaux. Ces derniers vont difficilement communiquer des informations confidentielles aux premiers, par crainte de la corruption, du rattachement des nouveaux services de renseignement aux anciens, de leurs liens avec les activités maffieuses, etc.
Nous avons donc un ensemble de raisons qui font qu’il existe encore de nombreuses barrières à la coopération. En Europe occidentale, la coopération entre les services est sans doute bien meilleure qu’au niveau politique, mais reste néanmoins entachée de certaines méfiances et susceptibilités – par exemple entre la France et les Etats-Unis – et ne possède pas le degré de confiance tel qu’un passage totalement fluide de l’information puisse se faire. Même au sein d’organisations comme l’OTAN où existe des organes de fusion du renseignement, cette fluidité de l’information n’est pas parfaite, car les moyens de collecte de l’information demeurant les prérogatives nationales, une partie est gardée secrète. Par conséquent, il existe une très grande insuffisance au niveau tactique, tant au niveau national qu’international.
A mon avis, l’aspect stratégique est un lieu où la communication pourrait plus aisément se développer. Nous pourrions avoir une image précise des terrorismes, établir un profil de chacun de ces mouvements et développer des stratégies d’action liées notamment à des activités de développement économique. Cette question a été insuffisamment abordée par la coopération du renseignement. Il est vrai aussi qu’une grande partie de cette coopération a été initialisée par les Etats-unis, principale cible du terrorisme dans le monde. Il existe chez eux une grande volonté d’étendre leur regard à l’ensemble du globe, mais il faudrait évidemment que les autres pays puissent également profiter des informations recueillies par les Américains, et cela reste problématique.
Le terrorisme est d’une part l’occasion pour les services de renseignement de démontrer leur utilité, mais également un défi redoutable, car ces services se trouveront face à des attentats qu’ils ne pourront pas prévenir. Comment voyez-vous les conséquences que vont avoir dans les années à venir pour les services de renseignement leur crédibilité et leur statut dans nos sociétés occidentales ce défi de la lutte contre le terrorisme?
Jacques Baud – Le premier élément à soulever est que nous n’arriverons jamais à prédire avec certitude tous les attentats terroristes. Les attentats qui ne surviennent pas ne sont pas un échec pour le terroriste et ceux qui aboutissent, aussi minimes soient-ils, représentent un succès. Par définition, le terrorisme utilise la surprise pour engendrer la crainte. Le second élément est qu’il convient de comprendre que les terrorismes sont l’émanation de conflits et de ressentiments qui ne se résoudront pas en quelques semaines, mais sur des années, voire des décennies.
Il existe donc un devoir de communication entre les services de renseignement et les dirigeants politiques afin d’adopter des stratégies politiques qui répondent aux attentes des populations. Les conflits aujourd’hui sont globaux et leurs manifestations également. Les frictions entre les cultures et civilisations semblent normales dans cette situation. Dans de nombreux cas, l’adoption de stratégies adéquates, une meilleure compréhension des réalités dans certains pays, devraient nous aider à faire en sorte que les gens nourrissent d’autres intérêts que mener des actions guerrières. Comme le disait Jan Jarveson, si les Palestiniens avaient la possibilité de mener activité économique suffisante et une certaine prospérité, leur problème de fond ne serait sans doute pas résolu, mais ils auraient sans doute un intérêt à trouver d’autres solutions de lutte que le terrorisme.
Il y a donc des stratégies à développer. Le terrorisme est une affaire de communication, mais le contre-terrorisme l’est également. La lutte contre le terrorisme s’est focalisée trop fortement sur la seule réaction (anti-terrorisme), alors que nous devrions favoriser une stratégie plus offensive (contre-terrorisme) en terme de communication et d’action politique.
Dans nos pays, il est également nécessaire d’abaisser le niveau d’attente et d’exigence des populations, qui pensent que tout danger est prévisible. Ce haut niveau d’attente décrédibilise les services de renseignement, alors qu’ils travaillent énormément et avec des succès qui évidemment n’apparaissent pas.
L’entretien s’est déroulé à Berne le 2 décembre 2003. Les questions de Terrorisme.net ont été posées par Jean-François Mayer. La retranscription de l’entretien a été assurée par Olivier Moos et a été revue par Jacques Baud en janvier 2004.