Si les événements du 11 septembre 2001 ne laissaient guère d’autre option que la “guerre contre le terrorisme”, la stratégie choisie par la mouvance djihadiste qu’incarne Al Qaïda est en revanche gagnante dans la mesure où des lignes de faille entre l’Occident et le monde musulman se sont accrues, estime un rapport que vient de publier le European Strategic Intelligence and Security Center (ESISC). Si des coups sérieux ont été portés à Al Qaïda, le risque d’attentats reste toujours aussi élevé.
L’European Strategic Intelligence and Security Center (ESISC) est un petit centre de recherche et de conseil stratégique indépendant fondé en mai 2002. Installé à Bruxelles et animé par Claude Moniquet, qui a derrière lui une vingtaine d’années de carrière dans le journalisme d’investigation et un intérêt de longue date pour les questions d’extrémisme et de terrorisme, l’ESISC a publié le 11 septembre 2003 un rapport proposant une évaluation de la menace sur “Al Qaïda et la mouvance du Djihad“.
Le terme de “mouvance” est important, car les auteurs mettent en garde à juste titre contre une approche d’Al Qaïda qui imaginerait une structure rigide et unique derrière toutes les actions violentes de la “mouvance du Djihad“. Si cela avait été le cas, soulignent-ils, les coups sévères portés par la campagne antiterroriste menée depuis 2001 n’auraient pas permis un nombre d’actions aussi important: en fait, si l’on suit le dénombrement auquel se livre l’ESISC, il y aurait eu statistiquement plus d’attentats commis par cette mouvance depuis le 11 septembre qu’avant. Bien entendu, tout dépend de quelles actions l’on décide d’inclure dans la liste, à partir du moment où l’on ne se limite pas à celles qui se trouvent liées sans le moindre doute au groupe d’Al Qaïda.
La menace est destinée à durer: “La restructuration et le redéploiement d’Al Qaïda et de la mouvance du Djihad sont désormais achevés. Les organisations affiliées à Al Qaïda ont prouvé leur dangerosité ces vingt derniers mois et continueront à présenter une menace terroriste grave et durable dans l’avenir prévisible.” Même si Al Qaïda disparaissait, la mouvance elle-même ne serait pas éliminée pour autant: des actions se poursuivraient, puisqu’il n’y a pas de véritable centrale de commandement (indépendamment du prestige d’Al Qaïda, qui permet de considérer certains autres groupes comme “franchisés“, selon l’analyse des auteurs).
Les attentats du 11 septembre 2001 faisaient partie d’un plan d’ensemble, “d’une stratégie de confrontation globale” dans laquelle les figures de proue de la mouvance souhaitaient entraîner l’Occident. Cette stratégie peut être considérée pour l’instant comme réussie, commente l’ESISC:
“[…] même si la lutte anti-terroriste a permis d’aboutir à d’indiscutables victoires tactiques, la stratégie de la mouvance du Djihad, qui vise à éloigner le monde arabo-musulman et à le couper des «autres mondes», reste, en grande partie, gagnante. De même, le fait que cette stratégie se montre relativement efficace au sein même de l’Europe est extrêmement inquiétant et souligne l’échec relatif des politiques d’intégration auprès d’une partie de la jeunesse musulmane européenne en rupture.”
Evidemment, l’appréciation sur la situation européenne a quelque chose subjectif et probablement un peu réducteur, face à une situation complexe et aux tendances contradictoires qui traversent les populations musulmanes en Occident: il faudrait étayer ces affirmations statistiquement et sociologiquement.
Certes, reconnaissent les auteurs sur un plan plus global en dressant ce constat préoccupant, les “masses musulmanes” n’ont pas basculé dans le camp radical: mais un climat de polarisation fait qu’une sympathie diffuse pour celui-ci a augmenté. Les “djihadistes” éprouvent des “difficultés à frapper les Etats-Unis et l’Europe chez eux“. Cela expliquerait que la plupart des actions aient pris des cibles dans d’autres zones. Les analystes de l’ESISC se disent convaincus d’efforts de la “mouvance du Djihad” de s’impliquer “dans des combats où leur intervention n’était, jusqu’alors, que marginale“.
Cependant, poursuivent-ils, “si les intérêts occidentaux continuent à être frappés dans les zones périphériques, Al Qaïda et la mouvance du Djihad poursuivront leurs tentatives d’attaques dans les métropoles elles-mêmes. Les pays occidentaux les plus menacés sont : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Israël, l’Australie, la France et la Belgique.”
Si l’affirmation sur le risque élevé de l’utilisation d’une arme de destruction massive émise par le rapport est sujette à discussion – les avis sont loin d’être unanimes sur ce point – en revanche le risque “important” d’attentats suicides en Europe et aux Etats-Unis rejoint les préoccupations de plusieurs experts qui – comme Terrorisme.net a déjà eu l’occasion de le mentionner – s’étonnent plutôt que cela n’ait jamais encore eu lieu.
De l’avis des auteurs, on peut estimer à 18.000 au moins le nombre de combattants djihadistes “internationalistes” (ceux qui ne sont pas impliqués purement dans un conflit régional) dispersés aujourd’hui à travers le monde.
Sur ce nombre, conjecture l’ESISC, 1.500 à 2.000 pouraient être détenteurs d’un passeport européen, ce qui signifie également des capacités de déplacement plus aisées. A noter, à titre comparatif, que Pierre de Bousquet de Florian, directeur de la DST (Direction de la surveillance du territoire) indiquait le 11 septembre, dans un entretien avec RTL, que ses services estimaient à une bonne centaine au moins en France, dans cette mouvances, des individus suffisamment “motivés et formés pour présenter une menace. Ce sont ces individus, ainsi que leurs relais, leurs soutiens logistiques, que nous nous acharnons à débusquer.”
Pierre de Bousquet de Florian soulignait également que l’absence d’attentat dans un pays occidental depuis deux ans ne signifiait pas l’absence de tentatives, ce qui rejoint en effet les observations de l’ESISC.
Parmi les affirmations de l’étude examinée ici, plusieurs autres sont en accord avec les travaux d’autres analystes. D’autres peuvent prêter à débat, par exemple l’appréciation sur la capacité de déplacement “assez importante” des hauts dirigeants, notamment Zawahiri. De même, le rôle d’hébergement que peut jouer l’Iran pour certains membres d’Al Qaïda fait l’objet d’appréciations diverses de la part des experts; les auteurs reconnaissent d’ailleurs que ce rôle ne doit pas être exagéré et peut refléter avant tout des considérations stratégiques plus que des sympathies idéologiques.
Outres les perspectives d’avenir déjà évoquées, le rapport de l’ESISC estime que “l’économie occidentale – entre autres les secteurs du tourisme et du pétrole – restera un objectif privilégié de la mouvance du Djihad“, ce qui s’inscrit dans la même perspective que les conclusions d’autres analystes déjà évoquées sur ce site.
Par ailleurs, “sur les territoires du Djihad, les organisations humanitaires et les agences de l’ONU doivent être considérées comme des objectifs potentiels d’actions terroristes.”
Le rapport de l’ESISC se termine par des recommandations, mais celles-ci ne sont accessibles qu’aux représentants de l’autorité publique et à certains partenaires ou clients du centre.
Cette étude pouvait être commandée (gratuitement) auprès de l’ESISC; nous ignorons si elle est toujours disponible (13.06.2016).