Pénélope Larzillière est actuellement Marie-Curie Research Fellow à l’Université de Warwick. Elle est titulaire d’un doctorat en sociologie: sa thèse portait sur les constructions identitaires des jeunes Palestiniens. Chercheuse de terrain avec une expérience déjà longue de la Palestine, elle a récemment livré à Religioscope son analyse pour comprendre quelques développements de la situation dans ce conflit. Nous proposons ici les passages de cet entretien portant sur la question des attentats suicides.
Dans le vocabulaire utilisé, un terme tel que “martyr” apparaît-il dès le début de la lutte palestinienne pour qualifier une personne tombée au combat s’agit-il d’une transformation postérieure du discours?
Pénélope Larzillière – Ce qui se trouve transformé est l’importance du terme. Le mot chahîd – martyr – a toujours existé pour décrire les morts au combat, mais la figure héroïque était celle du fedaï, lequel devenait chahîd une fois décédé. Actuellement, cette référence au chahîd est devenue une référence centrale, éclipsant la figure du fedaï. Nous sommes face à une lutte qui met en évidence la figure héroïque de quelqu’un qui meurt. La victoire ne se trouve que dans la mort. On passe donc du fedaï, qui était prêt à mourir et à se sacrifier, à une figure dans laquelle la mort est une certitude. Celle-ci permet à court terme de renverser le rapport de force, permet aussi la vengeance et, à très long terme, d’inscrire la lutte nationale dans une dimension de jihad.
On peut dire que la vague des opérations de martyre, les attentats suicides, a été largement portée au départ par des courants islamiques avant de s’étendre. Constate-t-on des résistances parmi des prédicateurs musulmans palestiniens à la pratique de l’attentat suicide au nom de références religieuses? L’attentat suicide s’est-il imposé face à l’occupation sans susciter de débat?
Pénélope Larzillière – Il y a eu un grand débat dans l’espace public palestinien sur la question des attentats suicides et notamment sur la question de savoir si l’on pouvait considérer leurs auteurs comme des martyrs ou non. Un tel débat a également eu lieu dans tout le monde musulman. Les résistances chez les Palestiniens ne sont pas venues des prédicateurs islamistes et ont été plutôt le fait d’intellectuels et d’hommes politiques palestiniens. Il y a eu une pétition contre les attentats suicides qui a beaucoup circulé, mais n’a eu que peu d’impact dans la population. Autant en 1996-1997, les Palestiniens prenaient position contre ces attentats, autant il existe à présent un soutien massif. Ce type de pétitions de milieux intellectuels et politiques n’a pas d’écho dans la population, car cette pratique est considérée comme une des rares ressource en termes de lutte nationale.
Les réflexions religieuses que l’on peut rencontrer ailleurs sur l’Etat islamique ne représentent pas les interrogations majeures de l’islam palestinien. Sa réflexion, dans un contexte de lutte, est plutôt militante, c’est-à-dire relative aux méthodes qu’il convient d’utiliser. Dans une situation d’urgence, remettre en cause les attentats suicides leur apparaît comme revenant à remettre en question la lutte elle-même.
Ce caractère éminemment nationaliste implique-t-il par exemple que l’auteur d’un attentat suicide, commettant son acte au nom d’un groupe théoriquement séculier en Palestine, sera considéré par le Hamas comme un martyr au même titre que les autres?
Pénélope Larzillière – Absolument. Il n’existe aucune distinction à ce niveau. On trouve des hommes de gauche ou même des femmes, ce qui montre bien que l’attentat suicide fait partie intégrante de la lutte, au-delà d’une dimension religieuse plus générale.
Quel est le type de rituel de célébration qui accompagne l’attentat suicide?
Pénélope Larzillière – Il y a une mise en scène, au travers de la diffusion d’une vidéo où l’auteur de l’attentat justifie son geste, de son testament, d’affiches avec sa photo et son histoire, parfois une cérémonie sans corps sous la forme d’un rassemblement, des visites à la famille dont la réaction à la nouvelle de l’attentat suicide influence le déroulement du rituel, une littérature de martyre, de la poésie, etc.
Peut-on dire que l’immense majorité des auteurs d’attentats suicides ont moins de trente ans?
Pénélope Larzillière – Cela a évolué. Nous avions un profil relativement net de l’auteur d’attentat suicide pour les attentats antérieurs à l’Intifada d’Al-Aqsa. Il s’agissait d’un jeune, pas l’aîné de la famille, venant d’un camp de réfugiés. A présent le profil est plus éclaté. Nous observons, des femmes, des gens plus âgés, des pères de famille, des gens mariés, différentes catégories socioprofessionnelles. Ils proviennent majoritairement de camps de réfugiés, mais ne sont pas les plus pauvres de ces camps. On peut véritablement parler à présent d’un phénomène social; les organisations islamistes déclarent qu’elles ont plus de candidats qu’elles ne peuvent en envoyer.
Disposons-nous d’indications fiables sur la nature et l’intensité de la pratique religieuse des auteurs d’attentats suicides? En moyenne, sont-elles des personnes qui se rendaient plus souvent à la mosquée ou non?
Pénélope Larzillière – Ils ne se rendaient pas plus à la mosquée que les autres. Par contre, il y a toujours dans la semaine ou dans les semaines précédant l’attentat une intensification des pratiques religieuses. Autant les auteurs d’attentats suicides de 1996 et 1997 étaient des militants à l’intérieur d’une organisation, bénéficiant d’une longue formation, autant nous nous retrouvons maintenant en présence de non-militants, formés et envoyés très rapidement.
Quel est le regard palestinien sur les attentats suicides pratiqués ailleurs? Les considère-t-on illégitimes? Certains prédicateurs musulmans ont insisté sur le caractère particulier du cas palestinien.
Pénélope Larzillière – Les réactions demeurent assez contrastées, par exemple en ce qui concerne Al-Qaïda. Il y a parfois une remise en cause de l’utilisation de ce type de méthode pour une sorte de conflictualité généralisée contre l’Occident, perçue comme illégitime. Quelquefois, au contraire, il y a une identification dans le sens où ils considèrent que les Américains qui vendent des armes aux Israéliens comprendront la souffrance des Palestiniens s’ils souffrent à leur tour. Cependant, Al-Qaïda n’est pas considéré comme un mouvement islamo-nationaliste, tandis que l’on observe des identifications fréquentes avec la Tchétchénie.
Juste après le 11 septembre, dans les territoires palestiniens, tout le monde rentrait les épaules en pensant que cet événement allait retomber sur les Palestiniens. Plus on se retrouve face à des Palestiniens qui connaissent l’opinion internationale, voyant donc les différences et prenant en compte le fait qu’il existe des mouvements de soutien à la cause palestinienne dans les opinions internationales, moins des mouvements de type Al-Qaïda sont soutenus. Et à l’inverse, plus l’interlocuteur ignore la scène internationale, plus ce type de mouvements va être soutenu, parce que frappant les Américains.
L’attentat suicide semble être l’arme du désespoir. Sans ce sentiment d’un avenir bloqué, il est probable que l’opinion palestinienne serait plus contrastée.
Pénélope Larzillière – Absolument. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, en 1996-1997, il n’y avait pas de soutien aux attentats. A présent, l’absence d’un horizon d’espérance et l’impossibilité d’une projection dans un court ou moyen terme favorisent ce type de pratique. L’attentat suicide fait véritablement sens dans ce contexte précis, à court terme comme vengeance et à long terme, par son inscription dans l’horizon eschatologique. Il n’y a aucune projection dans le moyen terme, car ce n’est pas une perspective stratégique.
L’entretien avec Pénélope Larzillière s’est déroulé à Paris le 24 juin 2003. L’entretien a été conduit par Jean-François Mayer. Retranscrit par les soins d’Olivier Moos, le texte a été revu par Pénélope Larzillière en août 2003.