Le monde du contre-terrorisme est assuré de faire un pas de plus dans la spirale des opérations d’élimination et assassinats, à l’heure où les services de renseignement occidentaux s’efforcent de trouver les moyens d’abattre Al Qaïda et ses nombreux surgeons extrémistes.
Libérés des nombreuses entraves politiques et légales imposées durant les denières années de la guerre froide, tant la CIA que le MI6 britannique (la branche des services secrets chargée d’agir en dehors du territoire du Royaume-Uni) étendent actuellement leurs capacités d’action clandestine et développent les moyens de recourir à des “actions exécutives”, un euphémisme qui désigne l’assassinat, afin de défaire la plus grande menace pour la démocratie depuis l’effondrement du communisme. La principale source d’expérience et d’influence sur les tactiques opérationnelles constitue peut-être l’un des aspects les plus surprenants de ces développements.
Israël a joué un rôle important et largement secret dans le monde obscur des opérations clandestines britanniques contre des groupes terroristes. Au début des années 1970 déjà, Rafael Eitan, alors chef de l’équipe action israélienne connue sous le nom de “Kidon”, avait fait un tour en Irlande du Nord et visité par la suite la base des Special Air Services (SAS) à Hereford, en Angleterre. A en croire les rumeurs, Eitan ne se montra guère impressionné par la formation et la tactique britanniques, ni par le taux de réussite.
Dans les mois qui suivirent sa visite, nombre de changements fondamentaux commencèrent en matière de politique de sécurité et d’opérations. Le nombre de SAS augmenta. Plusieurs groupes antiterroristes furent finalement créés, allant de la 14e Compagnie de renseignement et de sécurité (Intelligence and Security Company) à la Force de reconnaissance mobile (Mobile Reconnaissance Force, MRF), qui devint par la suite l’Unité de force de reconnaissance (Force Reconnaissance Unit, FRU). La FRU fut par la suite impliquée dans la sélection de cibles républicaines que les commandos de la mort loyalistes devaient assassiner en Irlande du Nord.
A vrai dire, forts de leur expérience, les Israéliens tenaient en si piètre estime l’organisation générale du contre-terrorisme britannique que le commando Kidon du Mossad israélien s’occupa lui-même de l’assassinat de deux des terroristes palestiniens accusés d’être impliqués dans les massacres commis par Septembre Noir aux Jeux Olympiques de Munich en 1972. L’un fut retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel londonienne, tandis que le second tomba sous les roues d’une voiture dans le quartier de High Holborn, au grand déplaisir du MI5 (le service de sécurité britannique chargé du contre-espionnage) et à la fureur de Whitehall.
L’assassinat de trois membres de l’IRA (Armée républicaine irlandaise) par les SAS à Gibraltar en 1988 fut apparemment considéré par le Mossad comme une opération gâchée. C’était en effet le Mossad qui avait au départ pisté les terroristes irlandais, soupçonnés de faire venir des armes du Liban. Désireux d’éviter d’autres problèmes avec Londres en n’essayant pas de les tuer ou de les capturer sur sol britannique, l’opération de surveillance fut déléguée au MI5, et par la suite aux SAS, dont l’approche lourde empêcha finalement l’interrogatoire des suspects.
La nouvelle ligne dure britannique doit beaucoup à Israël
Sous la direction du Premier Ministre Tony Blair, l’approche officielle britannique est devenue beaucoup plus coopérative: le Mossad ne semble pas avoir rencontré beaucoup d’opposition aux activités de son centre clandestin qui opère à Londres avec quelque 15 officiers de renseignement et deux ou trois membres du Kidon.
Selon certaines informations, les Israéliens auraient une liste de quelque cinquante terroristes islamiques et palestiniens qui vivraient actuellement en Grande-Bretagne. La plupart de ces extrémiste devraient être éliminés: tout laisse penser que plusieurs en ont déjà tiré les conséquences en prenant la fuite ou en plongeant dans la clandestinité.
Selon Gordon Thomas, l’un des principaux experts sur les services de renseignement israéliens et britanniques, le Kidon est directement contrôlé par le Mossad. Il dispose de 38 à 40 assassins très entraînés, dont au moins quatre femmes. Ils opèrent à travers le monde, là où existe une menace potentielle ou réelle contre les intérêts d’Israël et de ses ressortissants. David Kimche, qui passa trente ans au service du Mossad et fut son chef adjoint jusqu’à son changement d’activité en 1980, fut en grande partie responsable de la formulation de la philosophie du Kidon: “Israël d’abord, ensuite, et toujours“.
La CIA et le MI6 cherchent apparemment à suivre maintenant l’exemple de cette capacité meurtrière. Certes, la CIA a déjà une longue histoire d’assassinats à son actif, mais ses griffes ont été émoussées par des gouvernements américains successifs qui ont craint une publicité dommageable et la colère internationale, ce qui avait fini par conduire à une interdiction légale – qui n’a été que récemment levée – à l’encontre de telles opérations.
La Grande-Bretagne, de son côté, ne doit pas faire face à de telles complications, tant que les assassinats ont lieu sur sol étranger. Selon l’Intelligence Services Act de 1994, les officiers du MI6 jouissent de l’immunité pour des crimes commis en dehors de la Grande-Bretagne. Bien que le Criminal Justice Bill de 1998 déclare illégale pour toute organisation en Grande-Bretagne la préparation d’actes délictueux à l’étranger, les agents de la Couronne conservent l’immunité. A la fin de la 2e Guerre mondiale, les capacités du Special Operations Executive (SOE) en matière d’action subversive et d’assassinat furent absorbées par le Secret Intelligence Service (SIS). Durant de nombreuses années par la suite, l’on estime que la Grande-Bretagne a recouru régulièrement – mais parcimonieusement – à l’assassinat dans le cadre de la poursuite de ses objectifs de politique étrangère.
Un retour au bon vieux temps pour le Secret Intelligence Service?
En 1956, George Young, alors chef adjoint du MI6, appuya ouvertement le projet d’assassinat du dirigeant égyptien Nasser. En septembre 1960, un haut responsable du Foreign Office, Howard Smith (qui devint par la suite directeur général du MI5), se prononça dans un document officiel en faveur de l’assassinat du jeune dirigeant congolais Patrice Lumumba. “Je vois seulement deux solutions au problème [Lumumba]. La première est la simple solution d’assurer [son] éloignement de la scène en le tuant.”
En 1972, les frères Littlejohn furent recrutés par John Wyman (MI6), qui traitait plusieurs agents en Irlande du Nord et les rémunérait généreusement pour infiltrer l’IRA et y jouer le rôle d’agents provocateurs, pour organiser et mener à bien des cambriolages de banques et des attentats à la bombe en République d’Irlande. Wyman leur déclara qu’il “allait y avoir une pratique de l’assassinat politique“, tâche pour laquelle il leur demandait de se tenir à disposition. “Si j’étais mis au courant d’un acte illégal avant que celui-ci eût lieu, j’en discutais toujours avec Londres. Je recevais toujours la consigne d’aller de l’avant“, affirma Kenneth Littlejohn, qui soutint également que l’officier du MI6 lui aurait dit: “S’il y a une fusillade, faites ce que vous avez à faire.” Wyman fournit aux frères Littlejohn une liste de dirigeants de l’IRA à assassiner; cette liste incluait Seamus Costello, Sean Qarland et Sean McStiofain. Après que Littlejohn eut passé le nom de Joe McCann – une figure républicaine importante – à son agent traitant du MI6, McCann fut abattu par des parachutistes britanniques quelques jours plus tard, alors qu’il traversait – apparemment sans armes – un marché de Belfast.
Plus récemment, deux anciens agents devenus francs-tireurs, David Shayler (MI5) et Richard Tomlinson (MI6), ont l’un et l’autre soutenu que les services de renseignement britanniques avaient tenté d’assassiner le colonel Kadhafi en février 1996 et avaient prévu une destin semblable pour Saddan Hussein en 1991 et pour Slobodan Milosevic en 1992.
Quoi que l’on puisse penser de telles affirmations, l’enquête Steven sur les activités des services de sécurité en Irlande du Nord a confirmé officiellement que ces services avaient été sérieusement impliqués dans l’assassinat de plusieurs catholiques de la province.
Dans son numéro du 28 avril 2001, le Guardian publia un article intitulé “Sinistre rôle d’une unité secrète de l’armée: la police enquête sur des allégations de collusion avec des paramilitaires“. Cet article décrit les organisations impliquées dans les opérations britanniques clandestines en Irlande du Nord. “La FRU était l’une des trois unités de renseignement clandestines patronnées par l’armée en Irlande du Nord. Les autres étaient le 22e escadron des SAS et la 14e compagnie. Mise sur pied en Irlande du Nord en 1980, la FRU s’occupait du recrutement et du traitement d’agents au sein des organisations paramilitaires.” La 14e compagnie était spécialisée dans la surveillance, tandis que le 22e escadron entreprenait des “opérations exécutives“. “Cela signifie qu’ils tuaient des gens“, précisa une source militaire. Nombre d’observateurs extérieurs demeurent convaincus que cela ne représente que la pointe émergée de l’iceberg et que beaucoup d’autres éléments sont encore délibérément tenus dans l’ombre.
Les SAS disposent des capacités nécessaires
L’un des avantages du SIS est qu’il dispose de membres des SAS entraînés à travailler avec le service de renseignement et toujours à disposition pour couvrir ses besoins. Ce groupe est utilisé pour des assassinats, des sabotages ou d’autres missions dangereuses, par exemple l’arrestation de criminels de guerre dans les Balkans, explique James Dunnigan, l’auteur renommé de l’ouvrage How to Make War (qui en est maintenant à sa quatrième édition). Il précise que tout chef de station des SAS a une ligne directe avec le quartier général des SAS (Duke of York’s Barracks, Ouest de Londres) et de bonnes relations avec ces spécialistes de l’action clandestine. Une collaboration étroite existe avec un autre groupe nébuleux du SIS, appelé l’UKN, une équipe de surveillance d’un haut niveau de spécialisation. Des mercenaires ayant précédemment appartenu aux SAS ont été accusés de plusieurs assassinats sur le continent africain. Tyrone Chadwick, qui aurait appartenu au régiment, fut emprisonné en Afrique du Sud après avoir révélé à un journaliste londonien que son équipe d’anciens des SAS ainsi que d’autres mercenaires auraient joué un rôle clé dans plusieurs meurtres commis durant l’époque de l’apartheid, selon un commentaire publié par Strategy Page (mai 2003).
Le SIS a développé la réputation de recourir à des personnes extérieures au service et à son bras militaire exécutif pour frapper certaines cibles. Des services de renseignement étrangers amis ont été utilisés à plusieurs reprises. Le MI6 s’est montré prêt à “sous-traiter au Mossad“, selon un ancien agent britannique cité par Peter Hillmore et Ed Vulliamy dans “Spies: The Beutiful and the Damned” (The Observer, 12 octobre 1997). L’assassinat à Bruxelles de l’inventeur du supercanon irakien, Gerald Bull, passe pour avoir été une action de ce genre. Des spéculations entourent encore le “suicide” – en mars 1990 – de Jonathan Moyle, âgé de 28 ans, rédacteur du périodique commercial britannique Defence Helicopter World. Il fut retrouvé pendu dans une armoire de chambre d’hôtel à Santiago du Chili. Des sources dans le monde du renseignement suggèrent depuis longtemps – mais sans en avoir apporté la preuve – que le SIS serait impliqué dans la mort de Moyle, dont les enquêtes sur l’Iraqgate auraient mis à jour des faits très embarrassants pour les responsables de Century House, alors quartier général du MI6, et pour le gouvernement de Madame Thatcher.
Les agents secrets britanniques récupèrent un permis de tuer
L’an dernier, le premier ministre israélien Ariel Sharon nomma à la tête du Mossad le général Meir Dagan, son ami et proche collègue. Selon des sources de sécurité, Dagan – connu pour être un “faucon” – avait servi dans les années 1970 au sein de l’unité antierroriste clandestine Rimon, qui passe pour avoir procédé à l’élimination d’extrémistes recherchés par Israël. A la suite de sa retraite de l’armée en 1995, Dagan devint le chef adjoint du Mossad.
Sa nomination et son passé autorisent à penser que, si le gouvernement Sharon se montre publiquement prêt à signer la “feuille de route” du président Bush pour la paix au Proche-Orient, cela ira de concert avec une nouvelle campagne secrète et meurtrière pour détruire l’infrastructure terroriste et éliminer ses dirigeants. Selon l’homme politique israélien Moshe Arens, “Dagan est l’un des atouts de Sharon. Ils ont fait connaissance il y a trente-trois ans, à l’époque où Sharon, alors à la tête du commandent sud, nettoyait la bande de Gaza des ‘terroristes’. Dagan se trouvait à la tête d’une unité de commando appelée Rimon, connue… comment dire cela… pour ses méthodes non conventionnelles.”
Dagan est connu pour promouvoir la méthode israélienne pour faire face au terrorisme et a rapidement rendu une visite officielle à George Tenet, directeur de la CIA, au mois de septembre de l’an dernier, avant même la confirmation de sa promotion. Selon des sources de renseignement habituellement fiables, l’on peut tenir pour particulièrement révélateur le fait que la CIA établit formellement au mois de novembre une équipe chargée des assassinats, moins de deux mois après la visite de Dagan. On peut le considérer non seulement comme une réponse américaine positive au partage de l’expérience et de l’expertise israéliennes, mais aussi comme le résultat direct de la récente abrogation de l’interdiction présidentielle américaine sur les “actions exécutives” à la suite des attentats commis par Al Qaïda le 11 septembre 2001.
L’influence croissante de Dagan et du Mossad sur la communauté occidentale du renseignement a été renforcée par des réunions tenues en Grande-Bretagne au mois de janvier de cette année avec Eliza Manningham Buller, directrice générale du MI5, et – ce qui est plus important – avec Richard Dearlove, chef du Secret Intelligence Service. Il semble maintenant probable que, à la suite de ces discussions, le MI6 s’est trouvé encouragé à étendre son Directoire des opérations spéciales en incluant une véritable capacité antiterroriste de “chasseur tueur”.
Bien que “C”, chef du MI5, ait traditionnellement pu faire appel aux services des SAS, un nombre toujours croissant d’opérations clandestines et potentiellement explosives ont obligé à recourir à des officiers “retraités” sous contrat, opérant dans le cadre de compagnies paramilitaires commerciales, à des figures du milieu de la criminalité organisée ou même à des services étrangers “amis”, comme le Mossad. Apparemment, le SIS a décidé maintenant – en principe avec le plein accord de la Joint Intelligence Commission et du bureau du Cabinet – qu’il devait avoir ses propres éléments opérationnels pour effectuer à l’avenir le “sale travail”. De même que leurs collègues de la CIA, les responsables installés à Vauxhall Cross sont en train de ramener les services à l’époque de l'”action politique” et des assassinats pour faire face à des menaces extérieures.
Des contacts au sein de la communauté du renseignement – tant au Royaume-Uni qu’aux Etats-Unis – ont fortement recommandé à AFI Research de ne pas publier cet article sur l’assassinat. Cependant, nous estimons que de telles réactions ne font que donner une plausibilité accrue aux soupçons selon lesquels, à l’avenir, les autorités britanniques sont vraiment prêtes à utiliser plus de méthodes “positives” pour faire face à des ennemis extérieurs et – probablement – intérieurs. Il semble maintenant presque certain qu’un nombre limité d’officiers choisis et bien entraînés du MI6 ont récupéré leur “permis de tuer” – et peut-être en bonne partie à cause de l’expérience et de l’influence du service secret israélien.
Richard M. Bennett
AFI Research est une source reconnue d’analyse spécialisée dans les domaines du renseignement, de la défense, du terrorisme, des conflits et de la politique. AFI Research publie des rapports de recherche détaillés sur les forces armées et les services de renseignement des principaux pays – y compris ceux du Proche-Orient et de l’Asie. Il est possible aux personnes intéressées de recevoir sur abonnement un Intelligence Briefing (trois à quatre fois par semaine).
Auteur de plusieurs livres, Richard Bennet a publié en 2003 Elite Forces: An Encyclopedia of the World’s most formidable Secret Armies (Virgin, ISBN 1-85227-974-5).© Richard Bennett Media 2003 – rbmedia@supanet.com
La traduction de ce texte en français a été réalisée par les soins de Terrorisme.net.