Les attentats survenus en mai en Arabie saoudite et au Maroc présentaient des similitudes: plusieurs actions simultanées, visant des cibles étrangères ou perçues comme telles (cibles juives au Maroc). Elles ne relèvent pas nécessairement du “terrorisme international”, mais s’inscrivent cependant dans un contexte dont les références ne sont pas uniquement locales. Quant au réseau Al Qaïda, la question de ses possibilités et de ses intentions est à nouveau soulevée par une récente déclaration enregistrée attribuée à Ayman Al-Zawahiri.
L’actualité du terrorisme a, malheureusement, été très chargée durant le mois de mai, du Maroc à la Tchétchénie en passant par l’Arabie saoudite. Comme toujours lors de tels événements, les experts ou prétendus tels ont longuement disserté sur les plateaux de télévision. Le site Terrorisme.net, qui se consacre plutôt à l’analyse qu’à l’actualité immédiate, s’est abstenu d’apporter ses propres commentaires: cela n’aurait eu de sens que si nous avions pu offrir des informations particulières. Il n’y avait guère de raisons de résumer ce qu’écrivaient déjà tous les journaux et ce que montraient toutes les chaînes de télévision.
En cette fin de mois de mai, nous voulons cependant partager brièvement quelques informations et observations à la lumière de l’actualité.
Dimensions locales, dimensions internationales
Lors des attentats de Riyadh (Arabie saoudite, 12 mai 2003) et de Casablanca (Maroc, 16 mai 2003), des hommes politiques ou médias des deux pays ont déclaré que leur territoire était à son tour frappé par le “terrorisme international“. C’est de bonne guerre dans le contexte actuel. Mais les auteurs de ces actes étaient dans l’un ou l’autre cas des autochtones. La question des facteurs locaux dans ces manifestations du terrorisme ne peut être éludée.
En revanche, ces allusions à une dimension internationale mettent le doigt sur un point important: quelles que soient les racines locales des ressentiments qui font le lit de l’extrémisme, quels que soient les traits spécifiques des groupes qui commettent ces actes, les manifestations du terrorisme dans le monde musulman vont aujourd’hui puiser leurs justifications dans un arsenal idéologique qui s’alimente à un fonds commun. Même ces actions locales relèvent donc – et de plus en plus – d’une dynamique internationale, au moins à certains égards.
Cela ne signifie pas une direction unique: même des analystes prompts à la critique envers toute manifestation de l’islamisme admettent aujourd’hui qu’il vaut mieux parler de “mouvance“. Al Qaïda n’est pas derrière chaque attentat suicide. En revanche, les affinités idéologiques sont présentes, d’autant plus que la perception de ces groupes est de faire face à un même ennemi, rêvant d'”exterminer les musulmans“, ce qui crée des solidarités.
Le deuxième élément de réflexion générale est la prolifération – déjà plusieurs fois soulignée sur ce site – de la pratique de l’attentat suicide (ou “opération de martyre“, pour utiliser le vocabulaire de ses partisans). La pratique sort de plus en plus non seulement du cadre proche-oriental, mais également des classiques terrains de lutte (Tchtéchénie, Cachemire…) où elle était justifiée par la situation d’oppression des musulmans face à un envahisseur. Ces situations – en particulier le cas palestinien – ont considérablement inhibé les réserves qui auraient été sinon beaucoup plus fermement exprimées par des théologiens musulmans.
Il ne sera pas facile d’y mettre un terme, d’autant plus que ces vies sacrifiées conduisent à une mythification des actes, pas simplement cultivée dans quelques groupes extrémistes. Bien sûr, des théologiens saoudiens ont fermement condamné les attentats de Riyadh, expliquant que celui qui “tue intentionnellement un croyant” (c’est-à-dire un musulman) est maudit et destiné à l’enfer, et que celui qui tue un non-musulman qu’un pays musulman a légalement accepté de recevoir sur terre musulmane “ne sentira pas l’odeur du Paradis“. Mais si ce raisonnement permet de condamner les auteurs des attentats de Riyadh, il ne s’applique pas à d’autres contextes, c’est-à-dire ceux où des groupes mènent une action de résistance. Ensuite, la frontière devient parfois floue. Certains milieux islamistes ont tenté de justifier les attentats en les interprétant comme des “représailles” légitimes.
La pratique de l’attentat suicide continuera à ponctuer l’actualité, pas seulement au Proche-Orient. Les actions palestinienne ont fourni au départ un cadre et un modèle, mais la seule solution de la situation en Palestine ne suffira plus à faire disparaître les attentats suicides.
Conséquences immédiates et indications à plus long terme
Prêtons maintenant attention en particulier à chacun des événements qui ont marqué le mois de mai.
En Arabie saoudite, les services de sécurité ont affirmé avoir arrêté le 28 mai à Médine le cerveau présumé du triple attentat suicide. Surtout, les autorités ont amorcé une purge, dont les implications idéologiques à plus long terme ne peuvent pas encore entièrement être déterminées. Parmi les personnes arrêtées figurent des oulémas qui avaient appelé au “jihad contre les Croisés“. En outre, des sources saoudiennes ont affirmé le même jour que plusieurs centaines de prédicateurs, imams et autres employés à des fonctions religieuses avaient été suspendus ou congédiés ces derniers mois. Certains ont été priés de suivre une formation théologique leur permettant de remplir plus convenablement leur rôle.
Il est vrai que le régime saoudien lui-même se sait visé par des groupes protestataires et qu’il prend des mesures – comme le ferait tout autre Etat – dans son propre intérêt. Mais lorsque la dimension islamique est en jeu, elle représente toujours un facteur délicat pour un régime qui s’appuie en même temps sur cette légitimation.
Pour l’Arabie saoudite, être victime d’actes terroristes vient à un moment opportun, si l’on songe aux pressions croissantes dont ce pays fait l’objet. Ces développements sont au nombre des éléments qui peuvent encore permettre au régime de rétablir la situation, surtout s’il sait accompagner sa répression des groupes extrémistes de mesures simultanées de réformes – avec le risque, cependant, que celles-ci renforcent encore l’argumentation selon laquelle le régime est vendu à l’Occident. Il ne sera pas facile au gouvernement de trouver un équilibre acceptable.
Des responsables saoudiens ont affirmé le 20 mai savoir qu’une cinquantaine de candidats à des actions suicides se tenaient prêts sur territoire saoudien. Les autorités s’attendent donc à de nouvelles actions. Comme toujours dans de tels cas, les services de renseignement multiplient les signaux d’alarmes (le cauchemar de tout service est de ne rien avoir vu venir!), ce qui a conduit à la fermeture temporaire d’ambassades en Arabie saoudite quelques jours après les attentats.
Notons également que des institutions privées saoudiennes sont sur la défensive. Ainsi, la fondation humanitaire islamique Al-Haramain, qui compte au nombre de celles épinglées par les autorités américaines après le 11 septembre 2001, a pris la décision de fermer progressivement ses bureaux à l’étranger pour se concentrer sur des activités en Arabie saoudite même. Après avoir déjà fermé ses bureaux en Somalie et en Bosnie l’an dernier, la fondation a maintenant fait de même en Croatie, en Albanie et en Ethiopie et s’apprête à procéder également à la fermeture de ses branches au kenya, en Tanzanie, en Indonésie et au Pakistan. Les Etats-Unis avaient accusé certaines branches de la fondation de liens avec Al Qaïda.
Les attentats au Maroc étaient plus imprévus: le pays ne s’était jamais trouvé au sommet des cibles potentiellement visées par des groupes terroristes. Plusieurs des cibles étaient liées à la présence étrangère ou à la communauté juive (club juif, cimetière juif, restaurant appartenant à un juif, hôtel populaire parmi les touristes israéliens); cette communauté, qui a beaucoup décru depuis 1948, compte 4.000 à 5.000 âmes aujourd’hui. Aucun mort ou blessé juif cependant: c’était le soir du début du sabbat, les juifs se trouvaient donc plutôt chez eux. La majorité des 43 victimes étaient marocaines.
Le Maroc compte des mouvements islamistes d’opposition , légaux ou non. Mais des groupuscules radicaux se sont développés en marge de ces mouvements politiques. A l’instar de phénomènes de radicalisation dans des banlieues de grandes villes européennes, les membres du groupe Assirat al Moustaquim (“le droit chemin“), qui serait à l’origine de l’attentat, étaient des jeunes venant de bidonvilles, qui avaient adopté la voie d’un radicalisme exalté par quelques prédicateurs de mosquées de fortune et tentant d’imposer dans leur quartier des préceptes de moralité islamique.
De tels groupes locaux peuvent aussi bien agir de leur propre initiative qu’entrer à un moment en contact avec un représentant d’un réseau plus important – ce qui n’est pas exclu dans ce cas, puique deux membres du groupe se seraient rendus dans d’autres pays du monde arabe peu avant les attentats et que d’autres détails peuvent laisser penser à des interactions. Un groupe local peut ainsi – sans être subordonné à une organisation plus importante – obtenir une aide technique (matériel ou savoir-faire) d’un autre groupe: rien de nouveau dans l’histoire du terrorisme.
En dehors de ces problèmes techniques et des moyens financiers que peut requérir l’organisation d’un attentat, c’est avant tout la présence de militants prêts à sacrifier leur vie qui est la condition essentielle: pour le reste, la plupart des auteurs du quintuple attentat de Casablanca n’évoquent guère des figures de “professionnels” du terrorisme. Pas besoin d’être allé en Afghanistan pour rêver de suivre la voie des “martyrs”: le jihadisme et des figures comme celle de Ben Laden font vibrer un peu partout dans le monde islamique des jeunes en quête d’idéal et indignés par les souffrances de peuples musulmans…
La succession d’attentats en Arabie saoudite et au Maroc fait craindre que d’autres pays musulmans dont les gouvernements ont été dénoncés par des cercles jihadistes (notamment des déclarations attribuées à Oussama ben Laden) puissent à leur tour faire les frais d’actes terroristes.
En Tchétchénie, le contexte est tout différent, puisqu’il y a un conflit: les deux attentats suicides survenus à trois jours de distance au milieu du mois de mai (l’un faisant 16 victimes et l’autre au moins 59) ne peuvent donc pas être analysés avec les mêmes grilles que les événements en Arabie saoudite et au Maroc. Véhicules piégés et explosifs appartiennent à l’environnement quotidien en Tchétchénie: des mines sont fréquemment posées sur les itinéraires empruntés par des véhicules militaires.
Remarquons que l’un des attentats a été commis par des femmes et que des femmes auraient également participé à l’autre. Au sein de la mouvance islamiste, les militants tchétchènes sont à la pointe, si l’on peut dire, de l’utilisation de femmes dans les opérations suicides.
Il est difficile de dire si cela marque le début d’une nouvelle campagne. En revanche, il ne fait aucun doute que les indépendantistes tchétchènes – qui ne présentent pas un front unitaire – s’efforcent constamment d’adapter leurs tactiques aux réalités du conflit. L’attentat suicide semble maintenant bien inscrit au répertoire de certains groupes.
Où en est Al Qaïda?
Quoi qu’il arrive quelque part, l’ombre d’Al Qaïda est immédiatement évoquée, à tort ou à raison, ce qui révèle en même temps le statut mythique acquis par ce groupe, grâce aux actions du 11 septembre 2001. Mais, comme nous l’avons déjà écrit plus haut, il semble peu probable qu’Al Qaïda se trouve directement derrière chacun des attentats récents, alors que le groupe fait l’objet d’une traque à l’échelle mondiale. Beaucoup d’opérations actuelles seraient compromises avant même d’arriver au stade l’exécution si elles devaient passer par une structure hiérarchique de décision. Des initiatives autonomes ont beaucoup plus de chance d’échapper à la détection.
Cependant, les dirigeants d’Al Qaïda ont de nouveau attiré l’attention de façon plus directe, avec la diffusion le 21 mai par Al Jazira d’une cassette audio attribuée à Ayman al-Zawahiri.
Le texte de cette déclaration tente d’exciter les sentiments du monde musulman après la guerre contre l’Irak, en avertissant que les prochaines cibles seront l’Arabie saoudite, l’Iran, la Syrie et le Pakistan, dans le but premier d’affaiblir tous les Etats qui pourraient menacer Israël. La déclaration accuse tous les régimes de la région de collaboration avec les Etats-Unis (parce qu’ils acceptent de laisser passer des troupes ou de les accueillir sur leur sol). La déclaration explique que les protestations pacifiques ne seront d’aucune utilité: “Les croisés et les juifs ne comprennent que le langage de l’assassinat et du sang“, ils ne se laissent convaincre “que lorsqu’ils voient des cercueils revenir chez eux, leurs intérêts détruits, leurs tours brûlées, leur économie s’effondrer“.
Relevons que revient l’idée des coups économiques qu’il est possible de porter à l’Occident: les dirigeants d’Al Qaïda ont manifestement été impressionnés par l’impact économique des actions du 11 septembre 2001; la rédaction de Terrorisme.net reste convaincue que, si une nouvelle opération de grande envergure est finalement menée, il est fort possible qu’elle cherche à combiner le côté spectaculaire et la recherche d’un point vulnérable sur le plan économique.
La déclaration poursuit en appelant à agir contre les ambassades et les intérêts des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Norvège. Si la présence des trois premiers pays n’a rien de surprenant, la mention de la Norvège a suscité plus de perplexité, à commencer par celle des Norvégiens elle-même. Une explication pourrait être la présence en Norvège de Mullah Krekar, dirigeant du groupe islamiste kurde Ansar Al Islam, qui fait actuellement l’objet d’une enquête et se trouve menacé d’expulsion.
Si l’essentiel de la déclaration attribuée à Zawahiri se concentre sur la nécessité d’expulser “ces criminels de vos pays” et souligne – ce qui répond par avance aux objections précitées des oulémas fidèles au régime saoudien – qu’ils “ne devraient pas jouir de votre protection” (élément essentiel pour garantir la sécurité d’un étranger sur sol musulman selon le droit islamique), il y a cependant une allusion finale aux actions des moudjahidines non seulement dans des pays musulmans, mais “même dans le cœur de l’Amérique et de l’Occident“. Si toute la déclaration suggère que les croisés ne doivent pas pouvoir “vivre dans vos pays, profiter de leurs ressources et y créer le désordre“, les moyens pour atteindre ces buts incluent donc également des actions en Occident.
Cela débouche sur une interrogation à la lecture de la phrase finale, qui annonce des nouvelles qui réjouiront les jihadistes dans “les jours qui viennent“. Si la cassette est authentique, faut-il y voir une allusion aux événements du mois de mai ou à autre chose, encore à venir? C’est la question que se posenttous les observateurs. Les attentats récents visaient des cibles relativement aisées à atteindre: mais une action bien plus redoutable serait-elle en gestation, malgré tous les efforts pour la prévenir? Tout dépend de la crédibilité que l’on accorde à la cassette: dans l’incertitude, les analystes n’ont d’autre choix que d’envisager son authenticité. En outre, dans la dynamique qui s’est développée depuis le 11 septembre 2001, authentique ou non, la déclaration peut être interprétée comme une incitation ou justification par des groupes qui voudraient se lancer dans une action terroriste.
Et d’autres fronts…
Mais les attentats de Casablanca nous ont montré que ce n’est évidemment pas toujours là où l’on s’y attend que des actions violentes se produisent.
A tort ou à raison, d’autres pays à travers le monde estiment se trouver sur la ligne de front. C’est ainsi que, le 28 mai, les autorités cambodgiennes ont inculpé de terrorisme un Egyptien et deux musulmans thaïlandais. Ils sont accusés d’être liés à la Jamaah Islamiyyah indonésienne. Une école musulmane (financée par des fonds saoudiens) a également été fermée le 29 mai dans les environs de la capitale cambodgienne. L’école, où travaillaient plusieurs enseignants étrangers, aurait été surveillée depuis un an. Les autorités cambodgiennes affirment que des indices laissaient penser à une opération en préparation, ce qui aurait motivé la décision d’intervenir.
Le Cambodge compte un nombre croissant d’écoles musulmanes, financées par des sources du monde arabe. Les musulmans, qui appartiennent en majorité à l’ethnie cham, forment moins de 5% de la population du pays. L’initiative des autorités cambodgiennes serait le résultat d’une coopération avec les Etats-Unis.
L’analyse des phénomènes de terrorisme et de contre-terrorisme demande donc une attention toujours en éveil pour suivre autant que possible des développements simultanés dans plusieurs zones du globe. La rédaction de Terrorisme.net continuera de s’y attacher, tout en s’efforçant de prendre un peu de distance par rapport à l’actualité immédiate et de prêter attention aux conséquences stratégiques.