Les “opérations de martyre” (attentats suicides) sont apparues dans le monde musulman au cours des vingt dernières et y ont connu une diffusion extraordinairement rapide. Si elles s’appuient sur l’héritage historique du jihad, elles n’en sont pas moins une forme de combat moderne, née de l’impuissance, des frustrations et des humiliations ressenties dans le monde musulman – beaucoup plus que de la tradition musulmane, avec son exaltation de la mort au combat, mais sa prohibition très forte du suicide. C’est ce qu’explique David Cook dans un article récemment paru.
Enseignant à la prestigieuse Rice University (Houston), David Cook s’est signalé depuis quelques années déjà par ses recherches originales et documentées sur l’apocalyptisme musulman contemporain. Dans un récent numéro de la revue Nova Religio (6/1, oct. 2002), ce jeune islamologue nous livre une très intéressante analyse sur la question des attentats-suicides (“opérations de martyre”) telle qu’elle ressort de la littérature jihadiste contemporaine. Il y ajoute une traduction anglaise annotée d’un important document découvert peu après les attentats de septembre 2001 et attribué à Muhammad Atta, “La dernière nuit“, qui contient les instructions destinées aux commandos qui allaient s’emparer des avions.
Les “opérations de martyre” s’inscrivent dans la catégorie du jihad, mais se distinguent à plusieurs égards de l’approche classique du jihad – qui aurait par exemple du mal à justifier les cibles non militaires. En fait, plus que de la théorie classique du jihad, cette pratique est le fruit de frustrations et de sentiments d’humiliation de la part des musulmans.
Il s’agit donc d’une pratique nouvelle, d’autant plus que la prohibition du suicide est très forte dans l’islam. Contrairement à d’autres cultures, il n’y a pas de “tradition” du suicide. Et la pratique d’attentats suicides elle-même n’apparaît qu’en 1983 en contexte chiite (au Liban), puis dans les années 1990 en contexte sunnite (Palestine, puis Algérie).
“A partir de ces groupes, la pratique s’est profondément répandue dans le monde musulman sunnite radical – au Cachemire, en Inde et en Tchétchénie par exemple – avec étonnamment peu d’opposition religieuse ou légale, probablement parce que les ‘opérations de martyre’ sont étroitement associées au thème très populaire d’attaquer Israël, et plus tard la Russie (en Tchétchénie).”
David Cook fait observer que les attentats suicides ne visent pas à obtenir un avantage militaire, ce qui explique que les cibles soient souvent civiles: il s’agit de frapper l’ennemi de terreur, de lui montrer qu’il est aussi vulnérable, de lui infliger les mêmes souffrances que celles dont on est victime.
L’article de Cook s’intéresse ensuite à la question du jihad, ce terme tellement utilisé aujourd’hui également par les médias. Il rappelle que le combat guerrier prend dans les sources islamiques (Coran et hadith) une place qui n’a probablement d’équivalent dans aucune autre grande tradition religieuse: le Coran considère par exemple comme un grave péché de fuir le champ de bataille, quiconque “tourne le dos” au jour du combat “encourt la colère de Dieu; son refuge sera la Géhenne” (Coran 8:16). Toutes les grandes figures de l’islam des origines ont participé à des combats.
Tous ceux d’entre nous qui ont eu l’occasion de regarder des vidéos jihadistes ont été frappés par une fascination pour la mort, une insistance presque morbide pour filmer sous tous les angles les corps des “martyrs”. David Cook souligne que rien n’indique certes – dans la littérature de l’islam des premiers siècles – quelque approbation de l’acte d’une personne qui s’ôterait elle-même la vie, mais que les textes de référence de l’islam insistent en effet pour présenter les musulmans comme des gens qui sont indifférents à la mort et ne la craignent, car ils savent quelle sera leur récompense dans la vie éternelle. La mort “dans le chemin de Dieu” est une mort bénie (Coran 3:169-170).
La question est évidemment de savoir qui a droit au titre envié de shahid (“témoin”). En tout cas, le shahid n’est pas nécessairement quelqu’un qui subit passivement la mort: il peut délibérément aller à un combat dans lequel la mort est une issue quasi-certaine.
La doctrine du jihad, observe Cook, était étroitement associée à la perception d’une inéluctable victoire de l’islam. Il n’est donc pas difficile d’imaginer le choc que fut pour les musulmans de se trouver dominés par l’Occident. La supériorité attendue contrastait avec une humiliante réalité. Il s’agit donc de réagir pour rétablir la dignité perdue et l’exercice du pouvoir par des musulmans, puisqu’il n’est pas concevable, aux yeux des militants radicaux, que les musulmans soient dominés par des non-croyants (ce qui, remarque Cook au passage, n’est pas étranger à l’existence de nombreux mouvements séparatistes musulmans).

Affiche exaltant la mémoire d’un martyr du Hezbollah.
Face à cette situation “anormale” et au pouvoir considérable de l’ennemi, il n’est pas étonnant que se développent des justifications de toute méthode de combat qui paraisse susceptible de renverser le courant. Les “opérations de martyre” s’inscrivent dans ce contexte et permettent de surmonter le désespoir, de laver l’humiliation.
Etudiant l’important traité The Islamic Ruling on the Permissibility of Martyrdom Operations (disponible sur ce site sous forme de fichier PDF), Cook montre comment ses auteurs s’appuient sur les traditions musulmanes qui approuve celui qui va au combat “dans le chemin de Dieu” sans espoir d’y revenir, mais met en même temps en évidence que le traité évite de prêter attention à la différence qu’il y a entre un combat ouvert et le caractère “secret” de l’attentat suicide. Celui qui commet un tel attentat meurt de sa propre main, contrairement à celui qui perd la vie au combat.
Les auteurs du traité parviennent à la conclusion qu’une opération peut être menée si les avantages qu’en retirent les musulmans sont suffisamment importants. Un autre élément important, ajoute Cook, est celui de l’intention: il faut que celle-ci soit spirituelle. Selon Cook, la question de l’intention en arrive à occuper dans la littérature jihadiste moderne une place bien plus large que dans l’islam traditionnel, arrivant ainsi à justifier des actions qui auraient autrefois fait l’objet d’un examen critique beaucoup plus sévère.
Il se livre ensuite à une analyse détaillée du texte de “La dernière nuit“, que nous ne résumerons pas ici: nous nous proposons ultérieurement de mettre ce document à disposition des visiteurs du site, de préférence en traduction française.
Les “opérations de martyre” ne peuvent trouver dans la loi musulmane qu’une base fort ténue: ce qui les motive est avant tout que c’est une arme relativement accessible pour une communauté qui se sent en situation d’infériorité et qui a le sentiment de surmonter ainsi l’impuissance qu’elle ressent et de parvenir à infliger des dommages à l’ennemi.
Il ne faut pas négliger non plus l’itinéraire individuel des croyants qui se lancent dans de telles actions: certains sont pieux, mais d’autres ont mené une vie qui n’a pas été exempte de péchés et qu’ils voient ainsi la possibilité de racheter radicalement en les expiant.
Cook conclut que le monde musulman va être tôt ou tard contraint de se prononcer sur les “opérations de martyre”. Si l’on en arrivait à une acceptation générale de celles-ci, cela aurait de sérieuses conséquences pour l’autorité morale de cette religion, mais également sociales (affaiblissement du tabou contre le suicide en général) et internationales (relations entre le monde musulman et le reste du monde).
Références: David Cook, “Suicide Attacks and ‘Martyrdom Operations’ in Contemporary Jihad Literature”, Nova Religio: The Journal of Alternative and Emergent Religions, 6/1, octobre 2002, pp. 7-44.