«War against Terror», titrait CNN après les attentats du 11 Septembre 2001. «Guerre à la Terreur», répète G.W. Bush pour justifier l’offensive contre l’Irak: la guerre préventive, c’est une guerre contre tout État Voyou susceptible de mettre ses très virtuelles Armes de Destruction Massive au service d’un très hypothétique terrorisme identifié au principe du Mal.
Mais la guerre, cela se fait à des gens, pas à la Terreur, ni au Mal. Le terrorisme n’est ni une chose, ni une représentation, ni quelqu’un. C’est une interaction que tout conspire à nous rendre obscure. À commencer par sa personnalisation médiatique, dont celle de Ben Laden, successeur de Khadafi et Milosevic, dans le rôle du diabolicus hitlericus. Ce Docteur No menaçe le monde de sa base secrète (au Pakistan?). L’abstraction idéologique ne clarifie pas les choses: «nous faisons la guerre au principe de la violence et du fanatisme, pas à l’Islam, évitons une guerre des civilisations…». Le moralisme vague ne nous aide pas davantage qui se contente de répéter que le terrorisme est lâche et sa victime innocente.
Il faut donc s’habituer à cette idée que nous (nous les Occidentaux, les démocrates, les puissants…) ne faisons plus la guerre qu’à la Terreur et ne tuons plus de gens que pour éviter des massacres pires encore. Que faisions nous d’autre au Kosovo, en Bosnie, en Somalie que d’éviter «l’intolérable» purification ethnique, horreurs, déportations et crimes perpétrés par des États ou des groupes terroristes? Que font les Etats-Unis face à l’Irak ou, demain, face à tout autre pivot de l’Axe du Mal?
Ici, on voit cligner de l’œil les malins et les lucides qui ne croient guère au discours du «plus jamais ça»: illusion, manipulation, idéologie! Tout cela recouvre la politique de puissance de l’hyperpuissance. Les diatribes criminalisant les États voyous et les réseaux fonctionnent à sens unique: les indignés ont encouragé là ou à cette époque, voire pudiquement excusé, ce qui les scandalise ici et maintenant. Bref, la politique humanistico-pénale dissimulerait une réelle politique des intérêts et non des bons sentiments. Certes!
L’argument n’est pas sans fondement: personne n’est assez naïf pour croire que la guerre angélique d’ingérence et de contrôle marque le triomphe définitif de la Morale. Belle occasion de jouer aux jeux préférés des intellectuels: découvrir des gisements de pouvoir caché, se jeter des victimes au visage et se reprocher mutuellement de n’avoir pas autrefois dénoncé suffisamment fort et avec assez d’équanimité quelques injustices flagrantes.
Mais la question n’est pas vraiment là. Elle est dans la rencontre du mot guerre (dont tout le monde a compris qu’elle n’a plus rien à voir avec les modèle «clausewitzien» d’États souverains luttant jusqu’à ce que l’un cède et que l’on signe un paix) et du mot terrorisme qui prend là une singulière pesanteur. Or ce mot est lourd de sens parce des millions de gens sont persuadés qu’il existe un phénomène terroriste qui se manifeste par des attentats, des bombes, des prises d’otage… Sans compter que renoncer au mot, sous prétexte qu’il se prête à des usages idéologiques, terrifiants, répressifs ou autres, nous amènerait à chercher des substituts du genre «violence politique» ou «formes de lutte armée non conventionnelles». Or nul ne peut pas prétendre qu’ils apporteraient beaucoup plus de précision intellectuelle ou de critères objectifs.
L’hétérogénéité terroriste
Qu’est-ce que le terrorisme?
Faut-il le définir par ses effets moraux recherchés, plus que proportionnels à sa destructivité physique: répandre le sentiment de terreur, impressionner, provoquer, créer un «climat»? Troubler «gravement» l’ordre public comme le suggère notre code pénal?
Comme emploi illégitime de la violence politique, qui s’opposerait à des usages légitimes, tels que guerre ou maintien de l’ordre public?
Par ses victimes non-combattantes (c’est souvent le critère des définitions américaines qui tendent à assimiler le terrorisme à une variante du crime de guerre)? Par son choix de victimes non-concernées, souvent prises au hasard? D’où le débat sur ce qu’est un innocent, à l’heure où toute guerre tue plus de civils que de militaires.
Par les intentions de ses auteurs? Elles ne seraient pas que criminelles – intérêt ou le plaisir de la destruction – mais idéologiques voire métaphysiques. Ainsi, le nihilisme proteste contre l’ordre du monde en général.
Le terrorisme n’est-il que la guerre, la guérilla ou la révolte du minoritaire, du faible ou du pauvre? Un conflit qui se distinguerait de la guerre – visant à la domination du territoire- ou de la révolution – visant à la conquête de l’État – simplement par sa faible intensité, son caractère accessoire ou provisoire?
Ou encore une pratique «élitiste» ou minoritaire de la force destructrice: un maximum d’effet pour un minimum d’agents?
«Terrorisme» est-il un jugement de valeur dénonçant la violence de l’Autre, comme «idéologie» disqualifie son idéal?
Chercheurs et juristes (dont ceux de la SDN et de l’O.N.U.) se sont acharnés à concilier les éléments capables de caractériser le terrorisme:
- organisationnels: fait d’un groupe de spécialistes poursuivant des desseins historiques, il s’apparente à la subversion voire à la répression, pour qui admet la notion d’un terrorisme d’État,
- psychologiques: la panique ou la paralysie qu’il cherche à provoquer en fait la version négative de la propagande qui unit et rassure,
- éthiques: ses victimes, son caractère clandestin (guerrier sans uniforme, le terroriste se dissimule jusqu’au moment d’agir) et sa brutalité le rapprochent du crime,
- polémologiques: tel la guerre, le terrorisme vise à faire plier par la violence la volonté d’un autre camp qui s’y oppose,
- politiques: par ses revendications, il suppose un différend relatif à l’ordre de la cité: forme du régime, occupation d’un territoire, adoption ou retrait d’une loi, alliance ou rupture avec une autre entité politique…
Les débats, pendant des années à l’O.N.U., plus récemment à la commission européenne après le 11 Septembre montrent que toute tentative de définition attire des objections. On cherche à borner un concept qui finirait par englober toute violence politique. Par en haut: pour certains la noblesse des intentions (résistance, lutte anticolonialiste, lute contre des systèmes non démocratiques qui ne laissent aucune autre possibilité d’expression) doit exclure certaines violences politiques du domaine honteux du terrorisme. Par en bas: pour d’autres c’est la faiblesse des moyens employés qui distinguerait un «simple» activisme (manifestation entraînant des heurts, occupation de locaux, dégradation de marchandises..) d’un «vrai» terrorisme.
Le terrorisme est rebelle à la définition parce qu’il se situe sur le terrain de l’exception. Robespierre, voulait faire de la terreur un moyen inouï pour une situation paroxystique car «Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire dans la révolution est à la fois la vertu et la terreur…». De la même façon, le discours du terrorisme se réfère à une situation d’exception (tyrannie extrême, imminence de la Révolution, décret de la Providence). Cela suppose des fins exceptionnelles, libération, révolution, sauvegarde de valeurs essentielles qui ne peuvent être atteintes dans le cas de l’ordre existant. Cela justifie l’emploi de moyens tout aussi exceptionnels et qui échappent aux lois de la paix et de la guerre. Ou plutôt, ils abolissent la distinction entre paix et guerre, combattant et non combattant, front et arrière, acte noble et acte lâche.
L’exception
Ces difficultés ont une première origine, historiquement située. Le mot «terrorisme» attesté depuis 1794 désigne d’abord la terreur d’État, un ordre politique qui repose sur l’extermination physique des opposants réels ou virtuels, plus l’exhibition d’une férocité destinée à paralyser les ennemis de la Révolution. La Terreur (comme régime qui gouverne la France de Mai 1793, la chute des Girondins, à Juillet 19794, celle de Robespierre) engendre donc les «terroristes». Ces agents la propagent dans toutes les provinces. Le «terrorisme» est leur méthode et leur but.
Depuis, le sens du mot s’est retourné. Le terrorisme se retrouve maintenant du côté de la subversion ou du renversement de l’ordre. Dans l’usage contemporain, la pratique de méthodes «terribles» par les maîtres du Pouvoir se nommerait plutôt «répression féroce» ou «totalitarisme policier». Et les «États terroristes» sont précisément ceux qui dissimulent leur vrai visage et les attributs de leur pouvoir (armée, police…). Ils emploient en sous-main des groupes qui commettent des attentats hors de leurs frontières ou des milices qui réduisent les opposants. Ces actions ne peuvent officiellement être attribuées à l’appareil d’État.
Un vrai terroriste n’a pas d’uniforme ni ne va au bureau. Un tonton Macoute ou un tchékiste terrorisent sans être terroristes. D’où l’erreur de parler de terrorisme du Système ou de poser une équivalence entre oppression violente et terrorisme. C’est aussi éclairant que d’embrouiller la définition de la violence, avec les notions floues de violence passive, symbolique ou structurelle, jusqu’à ce que le terme devienne synonyme de mal, haine ou inégalité. L’éthique n’est pas la sémantique. Certes, la déportation, l’épuration, le massacre des opposants, les camps peuvent être moralement bien pires que certains terrorismes. Tout ce qui produit la terreur n’est pas pour autant du terrorisme.
Seconde difficulté: la désignation du terrorisme est généralement le fait du terrorisé ou du contre-terroriste. Le terroriste présumé, lui, parle résistance, régicide, riposte des opprimés, guerre sainte, juste revendication. Il fait remarquer que s’il pose des bombes, c’est faute de bombardiers comme en possèdent les États qu’il combat. Sa violence, toujours seconde, ne ferait que répondre à une terreur initiale qui justifie légitime défense ou juste vengeance. Il a souvent beau jeu de nous rappeler que nos écoles célèbrent ceux qui figuraient hier sur l’affiche rouge. Que nos occupants nommaient terroristes nos libérateurs. Que De Gaulle et Mandela étaient chefs terroristes. Que des pouvoirs avec qui l’on traite maintenant ne sont que des terrorismes récompensés par l’Histoire, comme certaines religions sont des sectes qui ont réussi.
Le terroriste qui reconnaît tel est relativement rare: les exemples en sont ou romantiques (nihilistes à la Netchaïev) ou cyniques (Trotski théorisant l’emploi du terrorisme, exigence de la Révolution). L’organisation présumée terroriste aime plutôt se présenter comme colonne, guérilla, armée secrète ou de libération… bref se référer au modèle militaire du partisan, combattant sans uniforme. Ou à celui du parti en armes, fraction ou branche combattante d’un mouvement politique. Terroriste des champs, guérillero sans territoire, terroriste des villes, émeutier un peu énergiques, sont d’accord sur un point: ils refusent ce qualificatif infamant. D’où un discours répétitif du type «le vrai terrorisme, c’est celui que nous subissons, l’oppression du peuple» ou sur le modèle «si se défendre contre cela et lutter pour la liberté est du terrorisme, alors nous sommes terroristes».
Une des caractéristiques des terroristes est d’accomplir des actes qui violent le droit positif, voire le droit des gens, mais au nom d’un droit, supérieur. Juges, témoins, et bourreaux à la fois, ils appliquent des arrêts, convaincus que leur légitimité est la seule vraie.
Un terroriste, c’est un juriste contrarié qui n’écoute guère les avocats. Voir les brigades rouges jugeant Aldo Moro avant de l’exécuter. Voir Bastien-Thierry cherchant dans le jus gentium les raisons de sa tentative de «tyrannicide» contre De Gaulle. Voir les terroristes islamiques appliquant scrupuleusement fatwas, tafkirs (anathèmes), diyya (prix du sang), djihad (guerre sainte proclamée) et fiqh (droit canon régissant l’acceptation et l’application de la mort en cas de «nécessité»). Ils ne font en cela que poursuivre une longue tradition: on sait que les arrêts de mort du «Vieux de la Montagne», chef des «assassins» d’Alamut, qui perdurèrent du XI° au XII° siècle, devaient être exécutés publiquement pour être valables. Comprenez pour valoir le Salut à leur exécutant.
En arrière-plan, il y a un droit éminent: droit naturel: état de nécessité, ou légitimité de la révolte en cas de rupture du contrat social, justice distributive, responsabilité pénale individuelle des séides de la tyrannie, édit divin, droit révolutionnaire d’un ordre encore en genèse, commandement d’une autorité supérieure au-dessus du pouvoir établi illégitime… Le terroriste châtie qui veut le réprimer et voit une sanction où nous voyons un crime. Même l’anarchiste, qui, au début du XXe siècle, jetait une bombe au hasard sur les clients du café Terminus, affirmait le principe que «Nul n’est innocent». Et on sait qu’il se trouve des théologiens fondamentalistes pour démontrer que les femmes et les enfants que l’on tue ne sont pas si innocents que cela: les femmes en payant des impôts ou en supportant simplement l’existence d’un État sont complices de ses crimes. Les enfants ont une fâcheuses tendance à devenir un jour des adultes… Au nom de cette même logique de la pureté et de la culpabilité, on a vu les terroriste italiens passer des attentats contre des «fascistes», présentés comme des actes de résistance et d’autodéfense, au massacre des mous, puis des traîtres et des repentis potentiels dans leurs rangs.
Troisième difficulté: nature, intentionnalité et gravité sociale des menées terroristes sont éprouvées de manières variables suivant les époques et les cultures. Leur degré de violence et de dangerosité est jugé très différemment.
Brûler des pneus au cours d’une manifestation, séquestrer un directeur une journée dans son bureau ou saboter une ligne de production, est-ce du terrorisme? Pour nous, Européens modernes, certainement pas: ce sont, au pire, des dérives violentes de l’action revendicative, en soi légitime. Mais en d’autres temps et d’autres lieux, cela pouvait valoir le poteau.
Distribuer de la drogue ou des images pornographiques, même au nom d’une prétendue haine de l’ordre établi, est-ce du terrorisme? Là encore nous répondons que non. Les Actes de la Conférence d’Unification de Droit Pénal publiés à Paris en 1929 étaient de l’avis contraire.
Y a-t-il des actes «par nature» terroristes? Des crimes de simple banditisme, tel un hold-up ou une prise d’otage, qui deviennent terroristes s’ils sont accomplis par des groupes organisés, visant à subvertir l’ordre social?
Peut-on être terroriste seul? Érostrate ou Ravaillac qui n’avaient pas de complices, étaient-ils terroristes? Ou le citoyen suisse qui a récemment abattu quatorze personnes au Parlement cantonal? Là encore aucune réponse n’entraînera l’unanimité. Pas moyen de sortir de la trilogie: fins-moyens-acteurs.
Peut-on au moins se mettre d’accord sur une date d’apparition du terrorisme? Généralement les ouvrages sur la question datent le début du «vrai» terrorisme ou du terrorisme «moderne» des attentats des narodnystes ou populistes russes (souvent également dits avec un peu de laxisme verbal nihilistes ou anarchistes). Ils commencent en 1878 avec l’assassinat du gouverneur de Saint Pétersbourg par une révolutionnaire imprégnée des idées de Netchaïev. Donc le terrorisme qui frappa l’opinion européenne, et, littérature, inspira Dostoïevski et Camus. Mais aussi le terrorisme qui inspira des imitateurs russes et, pensa-t-on alors, français: la presse attribue souvent à l’influence des «nihiliste russes» ou du prince Kropotkine (dont le nom sonne particulièrement bien) la paternité des actions des Ravachol, Vaillant, Henry et autres poseurs de bombe de la fin du XIXe siècle. Certes, les bons auteurs, nuancent aussitôt. Ils rappellent qu’on peut trouver dans les sicaires bibliques, chez les assassins ismaéliens obéissant au vieux de la montagne d’Alamut, ou dans les attentats contre les Napoléon bien des antécédents. De fait, il y a eu des régicides, des tyrannicides (déjà théorisés par les jésuites du XVIIe siècle) et des complots révolutionnaires avant 1878.
Pourtant avec le terrorisme «à la russe», on a le sentiment de trouver réunis tous les éléments qui deviendront vite familiers: l’organisation, sa doctrine, son secret, ses outils de travail (la bombe et le pistolet), le rôle de la presse et de l’opinion, la contagion de l’exemple… Le terrorisme apparaît comme la production unilatérale et planifiée par des groupes de volontaires voués à réaliser une idée unique d’événements d’un type particulier. Ce sont des actes de violence et de sens. Le terrorisme se distingue ainsi des autres formes de violence politique connues de la guerre à l’émeute.
Ce sentiment de vivre une phase inaugurale est renforcé quand, après les attentats des populistes russes, se développent en Europe des attentats anarchistes, un terrorisme à la fois très ciblé, puisqu’il coûtera la vie à plusieurs chefs d’État et aveugle puisqu’il frappe parfois des victimes choisies au hasard, au Liceo de Barcelone, au café Terminus, un bourgeois dans la rue… Puis ce sera le terrorisme balkanique (macédonien et serbe) irlandais….
En d’autres termes se constituent il y a plus d’un siècle les modèles à l’aide desquels nous appréhendons le terrorisme: identitaire lorsqu’il cherche à chasser l’adversaire d’un territoire et qu’il tue les gens pour là où ils sont. Révolutionnaire lorsqu’il veut l’effondrement d’un système et tue les gens pour ce qu’ils sont. Terrorisme indigène, terrorisme international, à ramifications ou à cibles internationales, plus, bien sûr, tous les modèles intermédiaires. Terrorisme de radicalisation par passage de la protestation ou de l’activisme à l’action violente mais aussi terrorisme d’organisation qui imite un modèle hiérarchique militaire (en attendant, comme en Irlande, de pouvoir memer une «vraie» guerre de libération). On voit du même coup se dessiner les grands modèles de stratégie du terrorisme. Stratégie des coûts lorsqu’il s’agit d’infliger à l’adversaire (l’occupant) un dommage physique et moral si insupportable qu’il préfère renoncer et libérer le terriroire. Stratégie d’effondrement, lorsque c’est la chute du système qui est visée. Dans le premier cas il s’agit d’infliger un coût critique à l’adversaire pour le contraindre, dans le second, il s’agit d’atteindre un seul critique (celui de la révolte des masses par exemple) où il disparaîtra. Mais dans tous les cas le terrorisme s’affirme comme une action symbolique. On serait tenté d’ajouter une troisième stratégie d’expression, tant certains attentats, en particuliers des attentats de la décennie 1890 ne semblent témoigner que de la rage de désespérés et de leur besoin de la proclamer à la face de tous.
Pour le dire autrement, le terrorisme moderne semble tout à la fois
- Épidémique, puisque chaque attentat s’inscrit dans une série et suscite des imitateurs, en Russie et ailleurs en Europe.
- Idéologique, voire pesamment théorisé. Jamais plus qu’en leurs débuts, les terroristes ne méritèrent le nom d’intellectuels sanglants, eux qui prennent si visiblement au sérieux théories et symboles. Des groupes fondées sur l’idée veulent tuer des idées en tuant des gens. Ils veulent aussi et surtout réaliser des idées (et non plus seulement tuer un tyran ou prendre le pouvoir). Ou plutôt une seule idée. Le groupe terroriste qui se confond avec un dessein unique est toujours en ce sens provisoire (contrairement à une armée ou un parti qui peuvent toujours se voir assigner des tâches nouvelles): une fois son rôle joué (l’occupant parti, la Révolution déclenchée…) le groupe terroriste est sensé s’auto-dissoudre ou se fondre dans une autre forme d’organisation.
- Ambivalent, entre action et signification. Chaque élément est chargé de sens et représente plus que lui-même. Les acteurs sont là pour exprimer la vérité ignorée, la réalité du peuple encore inconscient. L’organisation révolutionnaire en est la fraction éclairée. Elle frappe une cible éclairante: la victime est l’emblème de l’autocratie comme on disait alors. L’attentat, lui, représente un manifeste, une révolte tangible, un coup de tocsin, une étincelle destinée à se propager…
- Instrumental: l’acte terroriste est censé ne pas se suffire en soi mais ne valoir qu’en tant qu’il impulse ou accélère un processus. Il s’agit d’aggraver la décomposition du régime et la prise de conscience des opprimés. Le terrorisme est un raccourci historique et sa phraséologie fait toujours allusion à l’éveil, à l’éteincelle, au déclenchement, à l’accélération d’un processus qui le dépasse.
- «Altruiste»: le terrorisme vise des fins qui sont supérieures aux intérêts de ses membres. Souvent les terroristes, tels les Justes de Camus acceptent d’être criminels pour que la terre «se couvre enfin d’innocents».
- D’exception suprême. Par là nous entendons que le terrorisme pose la question suprême, celle de la souveraineté. Il la conteste soit «verticalement» (il s’en prend à l’autocratie, voire au principe de tout pouvoir politique), soit «territorialement» (il veut libérer tel pays ou telle province). La souveraineté, on le sait, se caractérise par la capacité de proclamer l’état d’exception, celui ou les règles ordinaires de la loi sont susprendues. Elle repose donc sur un singulier rapport entre droit et violence, que reproduit négativement le terrorisme, exception par excellence.
Le terrorisme apparaît ainsi dès sa première phase d’expansion comme une violence politique, armée, asymétrique et non institutionnelle, clandestine,visant les forces morales de l’adversaire à travers ses forces matérielles et des proclamations symboliques. Et on entrevoit déjà combien la forme:terrorisme dépend autant que des croyances d’une époque, disons l’idéologie, du répertoire technique disponible: instruments de destruction et de propagation. Mais aussi d’une configuration stratégique.
L’interaction terroriste
De fait, il faut envisager le terrorisme comme une interaction. Comme la relation guerrière, elle suppose la distinction de l’ami et de l’ennemi et divise le monde en camps. On peut songer à la phrase de Cocteau «Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour». De même, il n’y a pas de Terrorisme, il y a des manifestations de terrorisme. Elles consistent à faire et à dire pour faire dire et faire faire. Les manifestations du terrorisme, en actes et en paroles (donc, le plus souvent des attentats) sont sensées initier une longue série de réactions et contre-réactions, positives (le ralliement des masses) ou négatives (la réaction
Elles présentent des caractères communs :
▪ Des offensives visant à produire une perte dans au moins un camp. Cette perte peut se mesurer en vies humaines (de chefs, de responsables ou d’innocents), en richesses (volées, consumées ou versées en rançon), en concessions (amnistie, abandon d’un territoire), en perte d’organisation, de temps et d’information (attaque contre des infrastructures, des archives, cyberterrorisme, sabotage…), en perte d’alliés découragés par les risques. C’est aussi une perte de prestige ou de face: la cible du terrorisme, surtout s’il s’agit d’un État dit légitime qui est supposé maîtriser la violence sur son territoire, change de ce fait plus ou moins de statut. Et se trouve confrontée à un choix. Ou bien faire cesser les pertes moralement insupportables par un abandon, donc par une autre perte (en négociant, en se retirant d’un territoire…). Ou bien s’engager dans une montée aux extrêmes: une lutte qui risque de légitimer a posteriori le terrorisme (au moins auprès de sa «clientèle» de partisans éventuels).
La perte peut être présente, différée ou sous condition, comme en cas de prise d’otage. Elle peut être indirecte, puisqu’elle peut frapper un tiers. Plus subtilement, la perte peut être celle des apparences et des prudences. Par son acte, le terroriste veut contraindre le camp adverse à révéler sa «vraie nature», voire à réprimer férocement et si possible maladroitement. Le Système honni avouera ainsi qu’il est fondé sur des rapports de force même s’ils se cachaient jusque là sous les apparences d’un ordre accepté. Ceci peut mener à des raisonnements d’une absurde complication. Ainsi a-t-on accusé l’extrême droite italienne d’avoir provoqué des attentats pour révéler la nature faible et laxiste de l’État. Le but aurait été de l’obliger à se durcir en réprimant des «subversifs» potentiels. Mais le raisonnement inverse a à peu près autant de sens.
La perte adverse peut parfois exiger celle du terroriste. Ainsi le martyr qui est son propre medium. Il est vrai que c’est un investissement en vue d’un gain supérieur: le Paradis pour le terroriste s’il est croyant, un gain de réputation et de partisans pour la cause. Le Témoignage en acte d’un des siens lui vaudra un gain de visibilité et le poids de «l’argumentation» terroriste en sera renforcé.
Ces actes n’ont pas leur finalité en eux-mêmes. Ils s’inscrivent une continuité des desseins. «Un» acte terroriste sans suite, ne serait pas plus terroriste qu’une bataille ne ferait une guerre. Il y faut la promesse d’un renouvellement (jusqu’à la victoire), une menace, un avertissement, une projection vers l’avenir. En ce sens, les «séries» terroristes sont à la fois économiques et stratégiques. Il s’agit de gérer des ressources pour produire une plus-value (publicitaire par exemple), mais aussi de diriger l’emploi de forces, dans une dialectique contre des forces et intelligences adverses et en vue de la victoire (ce qui est peu ou prou la définition de la stratégie).
De même qu’il y a des guerres à objectifs limités et des guerres totales, la revendication terroriste peut être restreinte (voire négociable) ou absolue. Le terrorisme peut tenter d’infliger un dommage, essentiellement moral à l’adversaire jusqu’à ce qu’il estime moins «coûteux» de quitter un territoire ou de céder à une demande. Mais ce n’est pas la même chose que de vouloir le faire disparaître de la surface de la Terre (ce serait, semble-t-il le cas des attentats contre les Twin Towers). La demande absolue suppose un affrontement absolu. Ou plutôt, le terrorisme sans limite suppose une lutte sans fin et sans victoire, un concept dont les stratèges américains commencent à réaliser les implications. Il importe donc à l’adversaire du terroriste de savoir s’il joue à un jeu «à somme non nulle». Dans ce cas, les «gains» des adversaires ne sont pas équivalents aux pertes de l’autre: ils peuvent avoir des intérêts communs (par exemple éviter un chaos où tout le monde perdrait, donc limiter l’affrontement; il peut y avoir des risques tels qu’ils soient supérieurs à la finalité du terroriste). S’il s’agit d’un jeu à «somme nulle», reste à vaincre ou mourir.
▪ La manifestation terroriste doit pourtant rester rare et surprenante. Un attentat, c’est une information. Trop d’information tue l’information. Mille attentats, cela devient une guerre ou une routine. L’attentat est apparenté à la catastrophe: effondrement brusque du cours ordinaire des choses, suivi d’une période de réparation ou de retour à la normale. Mais une catastrophe régulière, c’est une contradiction dans les termes.
▪ Corollairement, ces actions sont théorisées. Il existe des violences, des résistances ou des révoltes spontanées. Mais le terrorisme suppose un plan (même s’il a le statut de pis-aller ou de mal nécessaire au yeux de ses auteurs). Donc méthode, donc groupes structurés. Certains sont proches de la secte ou de la société secrète, comme le montrent leurs serments et méthodes de dissimulation, leurs lois internes ou leurs rites d’initiation.
D’où le paradoxe des organisations terroristes: elles sont à la fois secrète et publicitaires. Secret dans sa préparation pour garantir la surprise ou l’impunité, secret parfois dans sa revendication ou dissimulation des objectifs réels (pour créer plus de confusion chez l’ennemi). Mais, l’acte terroriste vise aussi à la propagation: propagation exemplaire d’initiatives similaires, propagation du désordre chez l’adversaire, mais surtout propagation et proclamation d’une «nouvelle». Car le terrorisme n’est pas seulement un «cri», exprimant révolte ou désespoir, il attend un écho. Tel l’inconscient selon Lacan, il est articulé comme un langage. Il dit et il fait dire. Il revendique son acte porteur d’une riche signification et revendique uneréponse de l’adversaire, de l’opinion, des neutres ou du genre humain en général.
Asymétrie
Les manifestations terroristes constituent une relation d’asymétrie.
Asymétrie des forces: c’est un rapport du faible au fort. Même si le faible en apparence peut avoir derrière lui tout un État, une internationale ou des réseaux mondiaux.
Asymétrie de l’information: le terroriste est clandestin. Son adversaire est visible et cherche à interpréter l’action terroriste sur la base de connaissances imparfaites. Le terrorisme est un facteur d’entropie, pour autant que ses finalités sont de créer un «climat» ou un désordre.
Dans le contexte de l’après-11 Septembre, cette asymétrie informationnelle prend un relief particulier. L’hyperpuissance se préparait pour une «guerre de l’information» (infowar en Pentagonien) propre et politiquement correcte, gérée par ordinateurs et satellites. Les stratèges développaient l’utopie de la dominance informationnelle totale. La guerre deviendrait cool et séduisante. Les spin doctors qui présentent les opérations militaro-humanitaires comme des promotions publicitaires étaient là pour cela. Pas de cadavres visibles, de bons réfugiés, de belles images, résultat: zéro dommage cathodique collatéral.
Or, à l’évidence, c’est une tout autre «guerre de l’information» qu’a menée al Qaïda: sidération du village global par la force des images symboliques en live planétaire, contagion de la panique boursière via les réseaux informatiques (terrorisme en réseaux contre société en réseaux), utilisation des moyens techniques adverses pour obtenir un répercussion maximale. Que l’on prenne le mot information en chacun de ses sens (des données, des messages ou nouvelles, des connaissances intellectuelles, voire des programmes au sens informatique), qu’il s’agisse de croyance ou de savoirs, il y a visiblement deux stratégies opposées. Dont une de retournement.
Asymétrie des statuts: un des acteurs est illégal, l’autre officiel. L’un parle au nom de l’État, l’autre au nom du peuple, l’un se réclame de la Démocratie, l’autre de Dieu. Il ne peut y avoir de terrorisme entre égaux ou semblables.
Asymétrie des territoires: l’un cherche à être partout ou nulle part pour frapper «où il veut, quand il veut», l’autre prétend contrôler une zone où s’exerce son autorité. Le second cherche à identifier politiquement, à repérer topologiquement et à faire taire pratiquement son adversaire. L’autre cherche à se manifester à son gré, parfois sans souci de frontières ou de proximité géographique. Soit dit en passant, c’est peut-être ce rapport au territoire qui distingue le terrorisme de la guérilla. La guérilla emploie des armes et cherche à désorienter et paniquer des forces militaires supérieures, tout en ralliant des partisans. Mais souvent terrienne et enracinée, elle a pour but de conquérir ou de libérer des zones ou provinces.
Asymétrie du temps: l’un se projette dans le futur, l’autre cherche le maintien de l’état présent. Le terroriste est l’homme de l’urgence; il profite souvent de la vitesse du transport ou de l’immédiateté de l’information pour amplifier les effets de l’acte. Le contre-terroriste est lent, pataud, condamné à l’après-coup, à la reconstitution après la catastrophe.
Asymétrie des objectifs: le terroriste attend quelque chose de son adversaire, mais celui-ci espère que le terroriste cessera de l’être, éliminé ou satisfait. L’un escompte des gains et veut changer l’ordre du monde, l’autre lutte pour le maintenir ou simplement pour perdurer. D’où la question des objectifs réels de certaines formes de terrorisme. En quoi consisterait leur «victoire» politique et la recherchent-ils vraiment? Ou se pourrait-il qu’un terrorisme ne prétende être qu’un témoignage?
Asymétrie des moyens. Ce dernier point semble évident: l’un a l’armée, la police, l’autre se cache, … Cette dernière asymétrie implique pourtant ceci : le terroriste peut s’approprier ou retourner les moyens techniques (souvent publics) de l’autre, sans que l’inverse soit vrai. Un combattant de la foi peut apprendre à piloter un avion ou à fabriquer une bombe atomique artisanale. Il peut saisir le défaut d’un logiciel ou d’un système de contrôle: le réseau de surveillance adverse ne vaudra que ce que vaudra son maillon le plus faible. Un terroriste peut s’en prendre aux moyens de communication. Il peut produire une image télévisée qui provoquera un effet de sidération maximale et gérer son planning attentats comme un planning média. Il peut profiter de l’effet de contagion des paniques numériques «en temps réel». Il peut s’en prendre aux nœuds d’échange (gares, aéroports, Bourses) parce qu’il a compris la logique d’une société basée sur l’échange et les flux. Mais pour autant le terrorisé n’acquiert ni connaissance, ni moyen de rétorsion sur le terroriste. Aucune réversibilité dans ce sens-là.
De ces points de vue, on peut parler d’un déséquilibre terroriste (qui, ironiquement, succède à l’équilibre de la Terreur). Ce déséquilibre ne peut s’expliquer que très mal par des motifs de violence (frustrations, animosités, situations intolérables…) et plus mal encore par une quelconque logique du sacrifice. Dans la mesure où le terrorisme est un langage, il renvoie aux conditions d’une efficacité symbolique en une certaine époque. Et il serait tout aussi justifié de le caractériser par ses armes (le poignard, le pistolet, la bombe, le camion ou l’avion suicide) que par ses médias (le journal, la télévision voire la mondovision, la cassette, le réseau cybernétique…)
Le stratégique et le symbolique
Le terrorisme, modèle stratégique, applique au mieux les principes de primauté de l’offensive, d’économie et de concentration des forces, de dispersion de l’adversaire et d’augmentation de son incertitude, d’action sur les points, produisant un effet d’amplification… Nombre de notions stratégiques classiques s’appliquent, comme celle de montée aux extrêmes: sauf «friction» du réel qui contraire ses desseins, le terrorisme est condamné à l’escalade des moyens et des initiatives. Mais les effets des initiatives stratégiques terroristes ne se mesurent ni en rééquilibrage de forces ni en conquête de territoire (donc en ni en liberté d’action pour soi ni en capacité de contrainte de l’autre, comme pour une armée «classique»). Contrairement à une «vraie» guerre ou à un «vrai» crime, il est souvent difficile de mesurer les objectifs réels (l’objet du différend) ou les gains réalisés par les acteurs du terrorisme. En effet, gains et objectifs se mesurent en termes d’information autant que de destruction.
Sauf exceptions comme celle des attentats du 11 Septembre, le nombre des victimes du terrorisme est modeste, si on le mesure, une fois encore, à l’aune d’une «vraie» guerre, d’une «vraie» répression ou d’une «vraie» révolution. Mais l’effet psychologique, médiatique ou idéologique peut être immense. C’est que le terrorisme joue toujours sur deux plans. Il y a les éléments visibles: le terroriste, l’otage, la bombe, son cratère, les cadavres, la rançon… Mais chacun de ses éléments signifie plus que lui-même et correspond à une économie supérieure du prestige, du salut, de la reconnaissance, de l’humiliation. Par là le différend entre les deux camps prend une autre dimension.
Le terrorisme implique autant un modèle symbolique que médiologique: un maximum d’efficacité, au regard des moyens de transmission. Ils se perfectionnent parallèlement: on passe du poignard au Boeing, du libelle au live planétaire. Le terrorisme mobilise des moyens de dévastation et de perturbation pour attenter à… (ici chacun complétera: à la vie et à la propriété, au droit des gens, à la domination du Système, à la tyrannie…). Il emploie aussi des moyens d’amplification et de communication pour propager. Là aussi à chacun de compléter: propager la peur et le désordre, un sentiment de solidarité, la radicalisation des rapports de force, ses thèses et revendications…
Le dommage se redouble d’un message, lui-même à plusieurs étages:
- C’est un témoignage. L’acte terroriste «révèle». Il exprime l’existence, les demandes ou revendications, la conviction d’une communauté en armes et qui se dit représentative, l’injustice éprouvée par un peuple ou un groupe, leur combativité… Comme la guerre, le terrorisme est un discours pour l’histoire. Souvent, il se veut pédagogique: il doit, soit directement, soit indirectement via les jeux de répression et de solidarité qu’il suscitera, provoquer une «prise de conscience». Ce peut être celle des exploités ou celle des relations nécessairement hostiles qui doivent exister entre deux communautés. L’acte opère aussi une polarisation, une simplification qui oblige à se déclarer ami ou ennemi, ou pour eux ou pour nous. Dans le même temps, le terrorisme souvent délocalisé, capable de se manifester loin du territoire où se déroule le conflit «principal», cherche à impliquer: il prend littéralement à témoin l’opinion, les neutres, le concert des nations. Dans tous les cas, après l’acte terroriste, plus personne ne pourra prétendre ignorer. Les acteurs n’éprouveront plus de la même manière leur positions historique. Le terrorisme est une guerre du Paraître, voire une guerre pour paraître. Combien de terroristes luttent pour «être reconnus»?
- C’est un outrage. Ce langage contre transforme celui à qui il est adressé: il en atteint le prestige symbolique, il en révèle les fragilités ou les contradictions. Le terrorisme le défie et le met en demeure. Il lui pose une énigme (comment interpréter l’acte terroriste, identifier les auteurs…). La transgression est renforcée par la théâtralisation de l’action. Et par le caractère de la victime: symbolique par sa puissance et sa responsabilité, symbolique par son anonymat même, symbolique par son étalage de puissance.
- C’est un marchandage. Entre abolition et négociation, un peu nihiliste, un peu boutiquier, le terroriste cherche toujours un gain. Il parle au conditionnel: si vous me donnez tel avantage, si vous libérez untel, si vous cédez sur tel point, j’adoucirai votre peine. Si vous me reconnaissez, vous y gagnerez. Si ceci, alors cela.
Mais ce marchandage est plein de pièges puisqu’on ne peut être assuré ni de la promesse ni du promettant. Ni que les termes de l’échange soient ceux que l’on croit:ainsi le terroriste peut échanger son sacrifice contre le Paradis, sans que le terrorisé y comprenne quoi que ce soit. À son ennemi, le «discours» terroriste est une énigme: émane-t-il bien de celui qu’on dit? Derrière le message apparent, y a-t-il un message caché (par exemple une revendication, comme la libération d’un prisonnier ou un accord de non agression, qui n’apparaîtra pas dans un communiqué)? Ou encore telle revendication est-elle l’objectif réel ou principal ou une demande tactique pour provoquer des dissensions ou activer des solidarités via une stratégie indirecte (voir Ben Laden mettant, suivant les moments, plus ou moins «haut» dans la liste de ses revendications la libération de la Palestine) ?
Les actes terroristes peuvent ainsi se classer sur une double échelle.
- Échelle de destruction. Elle va de la violence la plus précise (un tyrannicide qui apparente le terrorisme aux complots et conspirations) à la plus générale (des opérations terroristes, inscrites dans une longue lutte collective peuvent ne plus se distinguer de la guérilla ou de la guerre de partisans).
- Échelle de propagation. Le message terroriste peut ainsi avoir une valeur de proclamation, de la plus vaste destinée à éveiller le genre humain (il se rapproche alors de la propagande en acte chère aux anarchistes) jusqu’à une valeur de négociation (plus cynique, il peut parfois toucher au chantage, au racket, à l’opération de service secret). Il se pourrait aussi qu’il ait une valeur d’expiation, sans doute intermédiaire entre l’action et la publication: la compensation du sang versé, l’humiliation symbolique du puissant, la punition ostentatoire, tiennent ainsi une grande part dans le discours de Ben Laden, pour reprendre le même exemple.
Résumons:
- Le terrorisme (si tant est, au final, qu’un tel animal existe) suppose une casuistique. Le terroriste veut justifier en conscience, en droit, une violence que son adversaire tente de criminaliser et de rabaisser.
- Le terrorisme a une rhétorique, qui tente de convaincre et son adversaire (qu’il a perdu, que sa cause est injuste…) et son propre camp (de son identité, que la victoire est proche, qu’il faut être unis…). Elle a un contenu que l’autre doir réfuter comme mensonger.
- Le terrorisme s’apparente parfois à un ésotérisme, voire au comportement des sectes, puisqu’il vit du secret. Ses ennemis, eux, prétendent toujours le «démasquer».
- Le terrorisme a une topologie: celle des réseaux. Ils dépendent à la fois de leur capacité de fonctionner malgré les tentatives d’interruption, et d’un environnement favorable (un sanctuaire par exemple). Contre lui, le contre-terrorisme cherche le contrôle du territoire.
- Le terrorisme a une économie: il gère des ressources rares et tente de produire des plus-values considérables (plus-value publicitaire de l’action à moindres frais par exemple, ou encore gain dans la négociation). C’est cet enchaînement que tentent de freiner ses adversaires.
- Le terrorisme ressort, on l’a assez dit, au symbolique. Il procède à une «escalade» puisqu’il prétend élargir la signification de ses cibles ou de ses demandes jusqu’à en faire des principes historiques, religieux, métaphysiques: la Tyrannie, le Mal, la Révolution… Dans le camp d’en face, on tente, au contraire, de rabaisser le terrorisme, notamment de le ramener à sa composante criminelle.
- Le terrorisme est stratégique. Sa stratégie obéit au principe de perturbation (qui vise à paralyser la volonté ou la capacité adverse) plus que de destruction ou de conquête. Cela implique dans certains cas le concept paradoxal de «non victoire» (lorsque son but est uniquement une affirmation identitaire ou une vengeance symbolique, comme c’est peut-être le cas pour Ben Laden). Face à cela, il ne reste plus à son ennemi qu’à élaborer une stratégie d’annulation. Donc l’utopie d’un contrôle total.
François-Bernard Huyghe
Docteur d’État en Sciences Politiques et habilité à diriger des recherches en Sciences de l’Information et de la Communication, François-Bernard Huyghe enseigne la sociologie des médias au Celsa Paris IV, ainsi qu’à l’École de Guerre Économique.
Ses principaux ouvrages sont des essais critiques sur les idées contemporaines (La Soft-idéologie et La Langue de coton, R. Laffont, Les Experts, Plon), mais aussi des travaux coécrits avec son épouse sur les grands réseaux historiques de transmission: Les Empires du mirage (R. Laffont), Les Coureurs d’épices et Les images du monde (J.C. Lattès) ainsi que L’Histoire des secrets (Hazan).
Ses recherches actuelles portent sur les rapports entre information,
technologie et conflit avec les livres: L’Ennemi à l’ère numérique: chaos, information, domination (P.U.F.); Écran/ennemi, terrorismes et guerres de l’information, Éd. 00h00, 2002.
Il a fondé l’Observatoire d’infostratégie [et est aujourd’hui directeur de recherche à l’IRIS – 06.06.2016] et Vigirak.