Parmi les nombreux ouvrages qui paraissent depuis quelque temps sur les courants islamiques extrémistes, assez rares sont ceux qui donnent la parole à des protagonistes. Et pourtant, comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises sur ce site, il est très important de prêter attention au discours et aux motivations de ceux qui s’engagent dans de telles voies.
C’est pourquoi nous recommandons la lecture du petit volume d’Omar Guendouz, présenté par son éditeur comme un “journaliste aux méthodes atypiques“. Pour essayer de comprendre les itinéraires islamistes radicaux, Guendouz affirme s’être entretenu avec plus de quatre-vingts personnes. Parmi tous ces témoignages, il en a retenu deux – à vrai dire, le lecteur serait curieux d’en lire quelques autres! Ces deux témoignages ont ceci de commun que leurs auteurs sont passés par une prise de conscience des risques présentés par des attitudes radicales et ont aujourd’hui pris leurs distances, tout en restant musulmans pratiquants.
L’essentiel du livre est constitué par ces deux témoignages, celui de Rachid (un Algérien émigré en France) et celui de Walid (un Français converti). Une introduction et une conclusion de Guendouz encadrent ces deux textes, mais ce sont les témoignages qui retiennent l’attention.
Nous n’allons pas résumer ces itinéraires, qui passent l’un et l’autre par l’Afghanistan et l’expérience du combat: le livre n’est pas épais et est rapidement lu. Nous nous bornerons ici à tirer de la lecture de ces témoignages quelques observations plus générales.
- Tant Rachid que Walid ont renoué avec l’islam ou rencontré celui-ci en prison. Ayant touché le fond après avoir connu une dérive criminelle, ils prennent conscience de se trouver dans une situation sans issue. Et c’est en prison qu’ils rencontrent des hommes qui leur ouvrent la voie pour mettre en ordre leur vie – en même temps qu’ils les font accéder à des réseaux de solidarité autrement plus solides que les amitiés douteuses qu’ils avaient cultivées jusqu’à ce moment. Il semble important de ne pas retenir uniquement de ces récits la méthode de recrutement, mais également un autre élément: les agents recruteurs de l’islamisme radical amènent bel et bien des criminels à changer de vie en profondeur. Apparemment, dans la misère des prisons, nos deux hommes n’ont rencontré aucune autre main secourable, aucun message ou idéal convaincant autre que celui des prêcheurs islamistes. Il semble y avoir là quelque matière à réflexion…
- Une remarque similaire pourrait être faite sur la description qui est donnée dans les deux témoignages des banlieues et “cités” à la périphérie des grandes villes françaises: un environnement où se trouvent largement réunis tous les facteurs criminogènes – et où les interventions de l’Etat, à lire les récits, se révèlent souvent maladroites (voire en arrivent même à financer sans le savoir des activités islamistes radicales, même si l’on peut imaginer que cela change). Les initiatives d’aide sociale en tous genres semblent d’une efficacité très relative. Par ailleurs, nul doute que des militants islamistes (pas seulement radicaux) s’efforcent de ramener des jeunes sur le droit chemin, même si c’est parfois pour les engager ensuite sur les sentiers de l’extrémisme. Quoi qu’il en soit, la lutte contre le développement de cellules radicales dans les villes européennes passera inévitablement aussi par le développement de solutions pour ces problèmes sociaux.
- En revenant à l’islam ou en s’y convertissant, ni Rachid ni Walid ne se convertissaient au terrorisme! Non seulement à cette étape, mais même plus tard: lorsqu’ils commencent à s’orienter vers l’action violente, ce n’est pas pour poser des bombes, mais pour devenir des combattants de l’islam partant au secours des Afghans, des Tchétchènes ou des Bosniaques. Tel est l’idéal que leur font miroiter les agents recruteurs et l’objectif qu’ils poursuivent. Ils sont certes décidés plus ou moins à devenir des martyrs, mais cela signifie tomber au combat. Le terrorisme n’est pas l’objectif originel.
- Les réseaux qui encadrent nos deux militants n’ont pas des moyens considérables localement, contrairement à ce que semblent imaginer certains médias. En revanche, ils sont bien organisés et liés à des groupes transnationaux, dans le cadre desquels les deux témoignages font ressortir le rôle capital de Saoudiens. Apparemment, ces réseaux – dont Londres est (était?) un point de passage obligé pour les recrues – n’ont aucune difficulté à fournir de faux documents d’identité et à organiser des déplacements vers ce sanctuaire qu’était l’Afghanistan.
- L’entraînement reçu en Afghanistan n’avait, aux yeux des témoins, qu’une piètre valeur pour des engagements militaires classiques: ni l’équipement mis à disposition ni le type d’entraînement ne formait adéquatement les recrues, à leur avis, pour les batailles à venir. L’un des deux témoins (qui avait précédemment servi dans l’armée algérienne et bénéficie donc d’une certaine expérience) explique:
“Dans le fond, l’entraînement était surtout moral: on y préparait les gens à mourir. Je sentais que j’étais dans le camp des perdants, qu’il fallait juste se sacrifier, devenir des martyrs pour ‘aller au paradis’.” (p. 73)
Et quiconque regarde les vidéos jihadistes, par exemple, ne peut en effet qu’être frappé par la fascination pour la mort qu’elles révèlent.
En outre, un entraînement de ce type est évidemment approprié pour la formation de gens qui s’engageront par la suite dans des attentats suicides, par exemple… - Dans les deux cas, la violence apparaît avec le temps absurde et contraire à l’idéal de (ré)islamisation dans lequel nos témoins s’étaient engagés. Walid explique:
“[…] toute cette violence, au lieu de me galvaniser, m’a fait réfléchir. J’avais épousé l’islam pour ses valeurs qui prônent l’entente et l’amour parmi les êtres humains. Je me souvenais de ma rencontre avec cette religion en prison. […] L’islam m’avait éloigné de la violence de la prison, ce n’était pas pour me replonger dans une violence encore plus impitoyable.” (p. 129)
Bien entendu, rien ne permet d’affirmer que ces deux témoignages sont représentatifs. Cependant, ils indiquent une fois de plus qu’une personne engagée dans un itinéraire extrémiste peut changer, peut réfléchir. Un élément dont il convient de se souvenir dans une stratégie contre-terroriste efficace…
Comme le montrent ces quelques observations découlant de la lecture d’un petit livre, ces témoignages alimentent utilement la réflexion de l’analyste des phénomènes terroristes.
Ils soulèvent également des questions sur les dangers potentiels que recèle l’action de ces réseaux extrémistes dans les pays occidentaux mêmes: les risques que se produisent dans un avenir proche des attentats suicides sur territoire européen, avec toutes les conséquences que cela entraînerait, sont évoqués dans quelques passages de l’ouvrage.
Omar Guendouz, Les soldats perdus de l’islam. Les réseaux français de Ben Laden, Paris, Editions Ramsay, 2002 (142 p.).