Un groupe d’universitaires et d’experts s’est réuni au King’s College les 28 et 29 juillet 2016 pour débattre des questions de radicalisation jihadiste et terrorisme en Europe. L’objectif de cet événement était d’examiner les motivations des individus à rejoindre l’État Islamique, en Europe et au-delà, et la manière dont les États européens répondent à cette nouvelle vague de radicalisation jihadiste.
Ce colloque était organisé conjointement par le TRENDS Research & Advisory, un centre de recherche et de conseil basé à Abu Dhabi et l’International Centre for the Study of Radicalization and Political Violence (ICSR), un think tank dirigé par le Prof. Peter Neumann.
Depuis le début de l’été, l’Europe a subi plusieurs attaques violentes inspirées par l’idéologie de l’État Islamique (EI). Le 14 juillet, un Tunisien résidant en France a tué 84 personnes, blessant plus de 280, en lançant un camion à travers une foule dans la ville de Nice. Le 24 juillet, un Syrien, dont la demande d’asile avait été rejetée l’année précédente, a commis un attentat suicide (le premier sur le sol allemand) en se faisant exploser à l’entrée d’un festival de musique dans la ville d’Ansbach, blessant une quinzaine de personnes. Le 26 juillet, deux assaillants ont égorgé un prêtre catholique dans une église de Saint-Etienne-du-Rouvray, en Normandie. Cette augmentation des attaques perpétrées par des musulmans vivant en Europe ne doit pas être perçue comme une sorte d’anomalie; pour citer l’un des conférenciers, il semble bien que nous voyions là l’émergence d’une nouvelle tendance.
Une partie substantielle des présentations s’est concentrée sur la description du profil-type des acteurs de cette quatrième vague du jihadisme, qui a émergé à partir de 2012, et les formes que le phénomène de radicalisation adopte dans les différents contextes nationaux (France, Italie, Espagne, Belgique, Allemagne, Royaume-Uni).
Un consensus s’est dégagé autour de deux profils majoritaires du jihadiste européen: le premier est celui du jeune musulman de deuxième génération, non pratiquant, issu des marges urbaines, familiarisé avec la violence dans le cadre d’activités criminelles ou de la prison, qui voit dans l’État islamique une sorte de super-gang; le second est plus diversifié, un mélange de convertis, femmes et autres individus, souvent issus de la classe moyenne, attirés par le récit utopiste de rédempteur du néo-califat. Cette typologie ne décrit pas des catégories étanches mais permet de circonscrire sociologiquement cette nouvelle vague de radicalisation européenne. Richard Barret, ancien officier de renseignement britannique et conseiller pour le Soufan Group, a rappelé que le profil des jihadistes européens devait être distingué de celui des combattants étrangers issus de Tunisie, Afghanistan ou encore d’Egypte. Dans ces contextes, le manque ou les disfonctionnements de gouvernance semblent être une clef essentielle dans la compréhension de leur mobilisation. Il n’existe pas un modèle de jihadiste et de causes de mobilisation applicable universellement.
La séduction qu’exerce l’EI sur une diversité d’acteurs s’appuie sur un récit disséminé par ce que le chercheur indépendant Charlie Winter nomme un écosystème virtuel volontairement complexe, une industrie de production de matériel de propagande particulièrement innovante et flexible, qui se détache de la lecture plus doctrinale du jihad que propose al-Qaïda. Le député directeur d’ICSR, Shiraz Maher, souligne le caractère «physique» et «ordinaire» du récit néo-califal, lequel offre non seulement la perspective d’une vie reconstruite en Syrie, mais aussi d’une identité de substitution, rédemptrice et immédiatement accessible. Selon le Prof. Farhad Khosrokhavar (EHESS, Paris), il n’est pas impossible que nous voyions émerger un nouveau type de radicalisé jihadiste, souffrant de troubles mentaux (alors que la recherche a démontré leur quasi absence dans les mobilisations violentes de type jihadiste précédentes), notamment sous la forme de dépression, et se mobilisant sur des effets de mimétisme plus que d’influence idéologique: une attaque, rapidement surmédiatisée, encourageant d’autres acteurs à tenter une expérience similaire.
Contrairement à une notion courante, les observations faites sur le terrain italien par le directeur du programme sur l’extrémisme de l’Université Georges Washington, Lorenzo Vidino, démontrent que la question structurelle de l’intégration des communautés musulmanes en Europe ne présente pas de lien causal avec ce phénomène de radicalisation. La courbe de développement de ce dernier ne varie pas en fonction des différentes politiques d’intégration ou d’assimilation déployées dans les pays européens. Jakob Sheikh, journaliste et chercheur danois, a par exemple souligné que la majorité des recrues danoises viennent de familles globalement libérales et séculières, des classes moyennes, et sans pratique religieuse. Le Professeur Fernando Reinares, directeur du programme d’étude du terrorisme global à l’Institut Royal d’Elcano, en Espagne, a ajouté à ce constat que, dans l’examen des causes de radicalisation, nous avons tendance à nous focaliser sur des questions de discriminations sociales, au détriment des disfonctionnements internes à certaines communautés musulmanes, appelant à la réclusion de type salafiste et à la rupture avec la société dans laquelle ses membres vivent.
Un point commun à l’écrasante majorité des itinéraires de radicalisation, en revanche, est celui de la socialisation des candidats au sein de groupes ou réseaux d’amis plus ou moins informels. Fernando Reinares a expliqué que 95% des jihadistes arrêtés en Espagne s’étaient socialisés dans différents types de milieux (hors Internet pour la plupart, virtuels pour 18% d’entre eux) avec la présence d’un acteur charismatique facilitant le processus de conversion au jihadisme. Seul 5% des individus de cet échantillon pouvaient éventuellement être définis comme lone wolves. 66% de ces cas présentaient un lien social d’une nature ou d’une autre avec un voisin, un ami ou un relatif actif dans le même milieu. Professeur de droit pénal et d’études du terrorisme à l’Université des Sciences Appliquées de Brême, Daniel Heinke a souligné que l’expérience allemande montre que les efforts d’interdiction de certaines organisations ou de disruption de milieux où cette socialisation se développe, semblent produire des effets concluants: une diminution drastique du nombre de radicalisés dans un lieu et sur une période définie est observée consécutivement à ces interventions.
Les réponses apportées par les États européens à ce phénomènes ont été diverses. Christiane Hoehn, conseillère principale pour le coordinateur du contre-terrorisme de l’Union Européenne, a mis en évidence les initiatives qui sont progressivement mises en place pour coordonner les politiques étatiques en la matière et contrer la propagande de l’État islamique. Cet effort n’est pas seulement celui des forces de sécurité: il implique également des collaborations avec des compagnies actives sur Internet – un responsable de Facebook, Brian Fishman, était présent pour témoigner des politiques de contrôle mises en place par cette plateforme, ainsi que des fondations et acteurs de la société civile. Jakob Sheikh a évoqué les résultats encourageant du dit «modèle d’Aarhus», qui consiste en une approche individualisée, coordonnée entre services sociaux, polices municipales et services de sécurité et visant à aider le candidat au départ ou celui de retour de Syrie à reconstruire une vie sociale et professionnelle normale.
De toute évidence, il reste beaucoup à faire en termes de recherches et de stratégies de réponse à un phénomène encore dans la force de l’âge.
Si vous souhaitez commenter cet article (les spams et commentaires déplacés, sans intérêt ou hors sujet ne sont pas validés).