Publié en cette fin du mois de juillet 2016, le numéro 15 de Dabiq, magazine de l’État Islamique (EI) en langue anglaise, a pour sujet central «Briser la croix». Outre les habituels articles sur l’EI, ce numéro entend expliquer en termes d’abord religieux l’hostilité de l’EI à un Occident associé à la fois au christianisme et au sécularisme. Il appelle aussi les «chrétiens païens» à accepter l’islam. Des témoignages d’ex-chrétiens convertis à l’islam et ayant rejoint l’EI (une Finlandaise, un Trinidadien…) sont également inclus: ils reprennent des thèmes classiques de la critique du christianisme en milieu musulman, évoquant une précoce mise en doute des croyances chrétiennes fondamentales (Trinité, Incarnation…). On peut décrire le contenu de ce numéro de Dabiq comme un exemple d’apologétique jihadiste antichrétienne, opposant la «Trinité païenne» à «l’unité monothéiste» (p. 51). Le magazine tente même de faire de l’usage de la violence une preuve de la supériorité de l’islam par rapport au christianisme.
Nous trouvons bien sûr dans ce numéro des arguments courants de traités polémiques musulmans contre le christianisme, contre la croyance à la divinité du Christ, et pour souligner la nécessité d’adorer Dieu seul, sans associer quoi que ce soit. Mais certains éléments du discours sont — en partie — plus spécifiquement liés à l’EI. Les soldats du jihad répètent leur conviction que les événements actuels (dont le conflit en cours et le supposé rétablissement du Califat) représentent la réalisation de ce qui avait été prédit par le Prophète (p. 13) et que «la guerre ne se terminera qu’avec l’étendard noir du Tahwid (monothéisme islamique) flottant sur Constantinople et Rome» (p. 7). Comme toujours, le ton est conquérant, empreint de la certitude de la victoire ultime, indépendamment des revers passagers.
Comme il se doit, les modèles de référence sont ceux des premiers temps de l’islam. Un article entend contraster les différentes réactions de dirigeants chrétiens aux ambassadeurs envoyés par Muhammad, rapportées par les traditions islamiques: embrasser l’islam, payer le tribut (jizyah) ou choisir la guerre (pp. 14-19).
«Ce sont les mêmes choix devant lesquels se trouvent placés les mécréants chrétiens aujourd’hui. Ils ont la possibilité d’essayer de s’accrocher aux agréments passagers de cette vie, de rejeter la vérité soit pour payer la jizyah à l’État Islamique, soit pour continuer de mener contre celui-ci une guerre futile. Ou alors, ils peuvent prêter attention à l’avertissement d’Allah que cette vie terrestre n’est pas garantie même pour ceux qui la poursuivent aux dépens de leur salut, et ainsi choisir d’embrasser l’islam, champion de la vérité, obtenir la miséricorde de leur Seigneur et entrer dans les jardins du Paradis.» (p. 19)
À la critique du christianisme se mêle celle du sécularisme occidental: un article relatif à la femme et aux questions morales (notamment les pratiques sodomites) admet certes que des philosophies séculières dominent la pensée occidentale des deux derniers siècles, brouillant complètement la perception de la nature humaine innée, mais suggère que la «religion de contradictions» des chrétiens (croyance qu’Allah est à la fois dieu et homme, qu’Il est en même temps un et trine, qu’Il a eu une mère et qu’Il est mort sur une croix) aurait en quelque sorte pavé la voie à ces étapes ultérieures (p. 20). L’article se termine par un appel aux femmes occidentales à trouver leur salut dans l’islam:
«[…] alors que de plus en plus de femmes abandonnent la maternité, le mariage, l’état d’épouse, la chasteté, la féminité et l’hétérosexualité, la vraie femme est devenue en Occident une créature en péril. Le mode de vie occidental qu’une femme adopte est porteur de nombreux dangers et déviations, menaçant son âme même. Elle est la vicitime consentante qui se sacrifie pour les ‘libertés’ immorales de son peuple, sacrifiant sa fitrah (nature humaine innée) sur l’autel du libéralisme séculier. Si elle craignait pour son âme, elle réfléchirait où les voies du paganisme chrétien et de la perversion démocratique la conduisent, se demanderait comment le monde aurait été si les femmes avaient adopté la voie du vil Occident depuis des siècles, et se libérerait de son esclavage aux penchants hédonistes et aux doctrines païennes. La solution se trouve devant la femme occidentale. Ce n’est rien d’autre que l’islam, la religion de la fitrah.» (p. 25)
Mais tout ce qui se dit musulman ne l’est pas vraiment, prévient Dabiq. L’un des deux textes de convertis met en garde contre «les ‘imams’ qui vous appellent aux portes de l’Enfer. Ils paraissent être ‘musulmans’ et parlent la langue de l’ ‘islam’», mais prêchent en réalité un autre message, qui préfère des interprétations discutables à la doctrine pure et explicite (p. 26). Selon un thème sans cesse répété dans les publications de l’EI, l’article appelle à la hijrah (émigration) vers les terres dirigées par l’EI, ou sinon à frapper «derrière les lignes ennemies» (pp. 27-28). Les «croisés» votent et paient des impôts en soutenant ainsi la lutte contre «la nation musulmane», devenant autant de cibles légitimes.
«De même qu’ils terrorisent les musulmans dans la terre de l’islam, vous devriez terroriser les mécréants dans leurs pays. Mais, contrairement à eux, votre terreur sera juste, une réponse équitable à leurs crimes contre l’islam et la nation musulmane.” (p. 29)
Au cœur du numéro, un article est intitulé «Pourquoi nous vous haïssons et pourquoi nous vous combattons» (pp. 30-33). L’article décline six raisons, relatives à des dimensions à la fois religieuses et politiques. Mais l’article tient à souligner que la haine pour les politiques étrangères des pays occidentaux ne viendrait en réalité qu’en second. La première raison est celle du rejet de l’unité d’Allah, suivie par la permissivité du sécularisme et l’incroyance de ceux qui sont athées, affirme l’article, manifestant ainsi la volonté de l’EI de formuler le conflit en termes de guerre des religions et des civilisations. D’ailleurs, même si les non musulmans payaient la jizyah «et si vous viviez dans l’humiliation sous l’autorité de l’islam, nous continuerons de vous haïr. Certes, nous cesserions de vous combattre […], mais nous n’arrêterions pas de vous haïr.» (p. 33) [On reconnaît derrière ce propos le concept de al-wala’ wal bara’, évoqué dans la dernière partie d’un récent article publié sur le présent site.] Mais d’ajouter que cela a pour but d’arracher les non musulmans à l’«obscurité de la mécréance» pour les conduire à la «lumière de l’islam»… À défaut de ces deux options, le mieux que pourraient sinon espérer les Occidentaux serait une «trêve temporaire» – il est intéressant de voir cette option mentionnée en fin d’article (elle correspond bien entendu aussi à un modèle offert par les ressources de la tradition islamique, et signale en même temps que la guerre ne peut se conclure, finalement, que par la victoire de l’islam).
Reprenant le titre général du numéro, «Briser la croix», un long article doctrinal (pp. 46-63) s’engage dans une critique de la doctrine trinitaire (avec un rappel historique concernant celle-ci), de la croyance à la crucifixion de Jésus et de l’apôtre Paul, qualifié d’imposteur qui aurait intentionnellement cherché à introduire des déviations. Cet article soutient que le message évangélique aurait été corrompu et ne contiendrait donc pas l’authentique foi prêchée par Jésus — un thème classique des polémiques antichrétiennes en terrain musulman. De façon générale, cet article reprend une argumentation et des exemples qu’on pourrait trouver également dans d’autres groupes musulmans pour élaborer une critique du christianisme. Mais il permet d’articuler cette critique en l’intégrant dans le discours de l’EI: «Sachez bien que notre combat se poursuivra jusqu’à votre défaite et à votre soumission au gouvernement de votre Créateur, ou à notre martyre.» (p. 63)
Intitulé «Dans les mots de l’ennemi», un article spécifique est consacré à la critique du catholicisme romain ainsi que des musulmans engagés dans un dialogue avec les catholiques (pp. 74-74). Le dialogue interreligieux y est dénoncé comme une tentative de «démilitariser l’islam», également à la source des propositions de «réforme de l’islam» (p. 76).
Un article final, «Par l’épée» (pp. 78-80), défend l’EI contre l’accusation d’«utiliser la religion pour justifier la violence»: le jihad est une obligation, déclare l’article, qui cite également plusieurs passages de l’Ancien Testament pour démontrer l’ordre divin de recourir à la violence dans un cadre et pour des buts précis. Quelques versets évangéliques sont également cités pour appuyer le discours (par exemple «Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive», Matthieu 10:34). Les chrétiens seraient donc coupables d’avoir refusé de respecter les commandement divins, «montrant que leur amour pour les hommes est plus grand que leur amour pour le Créateur des hommes» (p. 79).
Ce numéro de Dabiq poursuit l’effort des idéologues de l’EI pour essentialiser le conflit et le peindre non comme un simple conflit politique, mais comme un véritable combat eschatologique opposant l’islam — tel que le comprend l’EI — aux chrétiens «croisés» et à tous les «mécréants», ainsi que pour se poser en propagateur de la foi musulmane et en héros de celle-ci face aux autres religions et idéologies.
Modifications: quelques corrections (fautes de frappe, style) et améliorations mineures (31.07.2016, 22:20).
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