À la suite de l’assassinat d’un prêtre âgé durant la messe qu’il célébrait à Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, plusieurs commentateurs ont noté la volonté de l’État Islamique d’alimenter des tensions interreligieuses. Depuis quelques heures, des sympathisants font circuler sur les réseaux sociaux des textes attribués à des figures de référence de la tradition musulmane pour justifier l’assassinat de prêtres.
Le plus simple aurait été de reproduire ces textes, bien présentés, et qu’il est aisé de relayer en ligne. Nous avons délibérément renoncé à le faire: le présent site n’hésite pas à citer le contenu de textes jihadistes, mais n’entend pas aider à la diffusion d’encouragements au meurtre. Nous nous bornons à montrer un exemple d’un tel texte, le moins «explicite», afin d’illustrer la présentation très soignée adoptée par ceux qui font circuler ces citations.
De même, nous nous abstiendrons de citer textuellement ces références et leurs sources dans des traités islamiques. Nous nous bornerons à les résumer très brièvement, afin d’éviter toute possibilité de récupération.
Le propos des documents ainsi mis en ligne dans les heures suivants l’assassinat du P. Jacques Hamel est de démonter les arguments selon lesquels la tradition musulmane recommanderait de respecter le clergé chrétien. Ce respect envers les hommes de religion est volontiers mis en avant par les auteurs prônant le dialogue interreligieux et la coexistence pacifique des communautés religieuses.
Pratiquement, l’interprétation avancée par ceux qui font circuler ces textes suggère que le commandement de laisser en paix les moines ne s’appliquerait qu’aux ermites ou aux moines qui restent dans leurs monastères (assimilés à des impotents et vieillards, qui ne représentent pas un danger pour l’islam), mais pas au clergé qui se mêle aux fidèles: celui-ci est au contraire considéré comme se trouvant à la tête de la mécréance.
Les auteurs cités sont les Andalous Abou Bakr Ibn al-Arabi (décédé en 1148) et Abu Abdallah al-Qurtubi (décédé en 1272), les Égyptiens Ibn al-Humam (décédé en 1457) et Ad-Dusuqi (décédé en 1815), le Damascène Ibn Abidin ( décédé en 1836). Sans surprise, il s’y ajoute un texte nettement plus long que les autres, provenant d’Ibn Taimiyah (décédé en 1328), dont on connaît le prestige dans les milieux salafistes: le texte utilisé paraît suggérer que, en raison de leur influence, les prêtres devraient même être particulièrement visés en cas de guerre; or, les partisans de l’EI considèrent bel et bien se trouver dans une telle situation aujourd’hui. [Il s’agit d’extraits du texte qui avait été publié en français en 1997 sous le titre Le Statut des Moines, dans le contexte de l’assassinat des moines de Tibhirine l’année précédente, mais ce n’est pas la traduction de 1997 qui est utilisée dans les textes actuellement mis en circulation. – 27.08.2016, 13h15]
Les sources des textes sont citées: n’ayant pas accès à ces documents religieux, il ne nous a pas été possible d’en vérifier l’authenticité, pas plus que le contexte littéraire et historique des phrases extraites. Il serait important de se livrer à ce travail, mais il n’appartient pas à ce site de le faire. En effet, cela ne change rien, sur le fond, à l’opération de propagande et de justification menée par les partisans de l’État Islamique. En revanche, la discussion critique de ces textes paraît, dans les circonstances actuelles, relever des tâches parmi les plus urgentes auxquelles devraient s’attacher des figures de référence musulmanes, en France et ailleurs, pour contrer cette propagande. Il sera intéressant de voir si et comment cela se fera.
Notons le soin mis à rechercher des textes justificatifs provenant d’auteurs appartenant à différentes écoles juridiques islamiques. Il s’agit clairement de tenter de justifier cet assassinat de prêtre auprès d’un public musulman aussi large que possible — et de préparer ce public à d’autres actes du même genre qui pourraient suivre.
Post-scriptum
Des lecteurs se demandent comment cette propagande peut ignorer des propos ou actions attribués au prophète Muhammad (hadith) invitant à ne pas faire de mal aux juifs et aux chrétiens? Elle ne les ignore pas: elle en propose une interprétation différente. Des textes qu’on trouve en ligne affirment que ces appels à respecter les juifs et les chrétiens ne s’appliqueraient qu’à ceux qui paient la jizya, c’est-à-dire la capitation à laquelle sont soumis les individus non musulmans sujet d’un État musulman (dhimmis). Comme on le voit, nous nous trouvons (aussi) dans une guerre d’interprétations: celle-ci rend d’autant plus nécessaire le développement d’un contre-argumentaire de la part d’autorités religieuses musulmanes de différents courants. La tâche est ingrate, et il ne faut pas se faire d’illusions: elle ne convaincra pas tous les partisans de l’EI. Mais elle peut contribuer à un effort «contre-idéologique» pour battre en brèche ces arguments et entraver les tentatives de propagation des interprétations diffusées par l’EI. – 27 juillet 2016, 10h35
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