La première page de l’article de 2010 dans un magazine d’Al Qaïda.
Moins de quatre heures après l’attentat de Nice ce 14 juillet 2016, il est à la fois trop tôt et déplacé de spéculer sur l’auteur et ses liens éventuels avec des groupes, d’autant plus qu’aucune revendication formelle n’a apparemment encore été diffusée au moment où sont rédigées ces lignes. Mais il n’est pas inutile de rappeler que le magazine Inspire, publié par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, prônait cette tactique dans son N° 2 (octobre 2010, pp. 53-54).
L’auteur de l’article suggérait le recours à cette tactique en mentionnant d’abord spécifiquement les États-Unis — mais aussi d’autres pays par la suite, dont la France, comme nous le verrons — afin de permettre à ceux qui étaient prêts à le faire de se lancer dans le «djihad individuel». La tactique était prônait pour des personnes agissant seules, sans qu’il soit nécessaire de se livrer à des préparatifs élaborés: «Tout ce qui est nécessaire est la volonté de donner sa vie pour Allah.»
Laissons de côté ici les conseils concrets que donnait ce court article pour préparer et rendre l’opération aussi meurtrière que possible — avec froideur troublante et détachement «technique». En outre, l’auteur recommandait bien sûr de choisir des lieux bondés, surtout avec des piétons, ne laissant guère de possibilités aux cibles de s’échapper et peu propices à une interception par d’autres véhicules.
Le texte contenait d’autres précisions intéressantes par rapport aux premières observations rendues publiques au sujet des événements de Nice:
«Si vous avez accès à des armes à feu, prenez-les avec vous afin de pouvoir les utiliser pour finir le travail [sic] si votre véhicule est immobilisé durant l’attaque.
«Après une telle attaque, nous croyons qu’il serait très difficile de s’enfuir en sécurité et sans être reconnu. Elle devrait donc être considérée comme une opération de martyre. C’est une voie sans retour. Vous continuez à combattre jusqu’au moment où vous arrivez au martyre. Vous commencez votre journée dans ce monde, et à la fin de ce jour, vous êtes avec Allah.
«L’idée pourrait être mise en œuvre dans des pays comme Israël, les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie, la France, l’Allemagne, le Danemark, la Hollande et d’autres pays où le gouvernement et l’opinion publique soutiennent l’occupation israélienne de la Palestine, l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak — ou des pays qui ont joué un rôle de premier plan dans la diffamation de Muhammad. Dans de tels pays, nous pouvons nous en prendre au public en général. Tant qu’ils visent nos non-combattants, nous viserons les leurs.
«C’est l’une des nombreuses manières de mettre en œuvre cette idée. Vous pouvez la modifier, y ajouter ou en retrancher [des éléments] selon ce qui est adapté à vos conditions particulières.
«Si Allah guide votre cœur vers une telle grande opération, laissez s’il vous plaît une note derrière vous. Dites au monde pourquoi vous l’avez fait.»
Il reste à voir si c’est cet article ou simplement l’idée d’une opération de ce type qui a inspiré l’auteur de l’attentat. En lisant ce texte en 2010, il avait de quoi inquiéter, en raison de la meurtrière simplicité de cette tactique et de la grande difficulté à la prévenir, comme vous avons tristement pu le voir. Il n’y avait cependant pas eu une prolifération d’incidents de ce genre en Europe: mais il suffit d’une seule personne prête à sacrifier sa propre vie pour en faucher d’autres.
Rappelons que, à l’heure à laquelle cet article est mis en ligne (15 juillet 2016, 02:20), il n’y a encore aucune revendication confirmée et que l’identité de l’auteur de l’attentat ainsi qu’un éventuel message qu’il aurait laissé ne sont pas connus. Les informations données ci-dessus constituent un rappel documentaire et n’impliquent pas nécessairement un lien direct entre l’article de 2010 et le carnage de Nice.
Post-scriptum
Nombre de lecteurs ont été très intéressés par le texte ci-dessus. L’un d’eux a cependant exprimé sa préoccupation sur Twitter: il estime qu’il n’aurait pas fallu publier des extraits de l’article d’Inspire, de crainte que celui-ci n’influence des esprits faibles. Nous prêtons grande attention à de telles remarques: alors que l’émotion est encore à son comble, il nous semble utile de préciser nos principes rédactionnels et les objectifs de ce site, surtout pour les lecteurs qui nous découvrent.
La rédaction de Terrorisme.net entend toujours agir de façon responsable. Sa priorité n’est pas la réaction à chaud, mais plutôt l’information et l’analyse: il arrive cependant que les deux se rencontrent, par exemple dans le texte ci-dessus, puisque ces éléments documentaires ont leur importance.
Nous avions lu l’article d’Inspire lors de sa parution en 2010. Son «ingéniosité» criminelle et son cynisme étaient glaçants. Il était hors de question de donner alors de la publicité à un tel article: précisément pour éviter qu’une technique aussi simple et meurtrière n’inspire des personnes qui n’en auraient jamais entendu parler sinon. Après l’affaire de Nice, cette réserve n’a plus lieu d’être: le monde entier est maintenant informé. En revanche, comme l’auront noté nos lecteurs et comme l’article le signale, nous avons délibérément évité d’inclure les conseils «pratiques» donnés par l’auteur du texte d’Inspire (en dehors de généralités manifestes, comme le choix de lieux très fréquentés).
À l’inverse, il est pertinent de citer la dernière partie du document, qui s’efforçait de donner une justification politique et une légitimité religieuse à la violence. Ce texte est éclairant et doit être connu, d’autant plus que cette technique terroriste a également été recommandée par la suite dans des publications de l’État Islamique (depuis septembre 2014, précisait David Thomson sur son compte Twitter). Dès ses débuts en 2002, le site Terrorisme.net a estimé qu’il était important de publier certains textes de groupes terroristes de tous bords: la connaissance de ces textes est indispensable pour décrypter les démarches terroristes et les tentatives de justification de la violence; les ignorer signifierait renoncer à comprendre les dynamiques de ces phénomènes (même si les textes n’expliquent pas tout). Nous continuerons de le faire. Nous continuerons aussi de compléter la publication de tels textes ou extraits par des études et analyses permettant une mise en contexte. D’ailleurs, dans les prochains jours, ce site publiera une analyse sur les racines idéologiques de l’État Islamique et les sources doctrinales utilisées pour légitimer sa violence extrême. La mise à disposition de textes importants provenant des acteurs terroristes eux-mêmes et des analyses pour aller plus loin sont et resteront deux facettes complémentaires du travail de ce site.
(15.07.2016, 12:50)
Si vous souhaitez commenter cet article (les spams et commentaires déplacés, sans intérêt ou hors sujet ne sont pas validés).