Si l’État Islamique a sérieusement envisagé de prendre pour cible l’Euro 2016, ses projets n’ont visiblement pas abouti. Les fuites de retranscriptions d’interrogatoires d’une des personnes impliquées dans l’attentat contre l’aéroport de Bruxelles au mois de mars ne laissent en revanche pas de doute sur la présence de certaines figures du monde du football sur les listes des cibles du groupe. Et quatre footballeurs syriens ont été décapités ce mois à Raqqa. Cependant, une analyse des pratiques de l’État Islamique révèle une relations complexe d’amour-haine avec cette expression mondialement la plus répandue de la culture populaire.
Belge d’origine marocaine, Mohammed Abrini est connu aujourd’hui comme l’homme au chapeau, qui avait quitté les lieux, apparemment après avoir décidé soudainement de ne pas se faire exploser avec ses deux compagnons, lors de l’attentat suicide qui a causé la mort de 34 personnes à l’aéroport de Bruxelles le 22 mars 2016.
Arrêté après une chasse à l’homme de deux semaines, Mohammed Abrini a reconnu qu’il avait pris des photographies lors d’une visite au stade d’Old Trafford de l’équipe de Manchester United, selon des retranscriptions d’interrogatoires dont des journalistes ont eu connaissance.
Selon des informations antérieures, les enquêteurs auraient aussi trouvé, sur le téléphone portable de Mohammed Abrini, des photographies du stade d’Aston Villa à Birmingham, ainsi que des images du centre commercial Bullring dans cette même ville et de la gare récemment réhabilitée de Birmingham New Street.
Bien qu’appartenant à une cellule de l’État Islamique tenue pour responsable des attentats qui visaient le Stade de France lors de la vague d’attaques ayant coûté la vie à 130 personnes en novembre 2015, Mohammed Abrini a prétendu lors de son interrogatoire que ces photographies ne relevaient pas d’une mission de reconnaissance.
Il aurait en outre expliqué aux policiers belges que sa cellule avait d’abord prévu de s’en prendre à l’Euro 2016, mais aurait décidé de passer à l’action contre l’aéroport de Bruxelles par crainte de voir les mailles du filet se resserrer sur le groupe à la suite des attentats de Paris.
On ne connaît pas grand chose (publiquement) sur la vie de Mohammed Abrini: il est donc difficile de savoir dans quelle mesure il était un amateur de football. En revanche, son apparent intérêt pour le football ne représente pas un cas unique, mais reflète un modèle fréquent parmi les dirigeants djihadistes et islamistes (y compris le «calife» Ibrahim Bin Awad Alqarshi, connu sous le nom d’Abu Bakr al-Baghdadi) et dans leurs troupes.
Il s’agit souvent de fans enthousiastes, voire d’anciens joueurs, même s’ils ne reculent pas devant l’idée de prendre pour cibles des compétitions locales — de l’Irak au Nigéria — ou de grands championnats européens ou mondiaux, en raison de l’audience internationale garantie par les retransmissions en direct.
Menée en 2014 par Vocativ, une analyse en ligne des pages Facebook de militants djihadistes et islamistes montrait qu’ils étaient souvent des passionnés de football.
Rien n’illustre mieux la relation complexe d’amour-haine des djihadistes avec le football que les pratiques contradictoires de l’État Islamique. Celui-ci s’en est pris à des amateurs de football, comme on l’a vu au début de l’année 2015 avec l’exécution de treize adolescents coupables d’avoir regardé un match de la Coupe d’Asie entre l’Irak et la Jordanie à la télévision.
Cette semaine, à Raqqa, capitale de l’État Islamique, une foule a dû asssister à l’exécution publique de quatre joueurs de l’équipe dissoute de la ville, Al Shabab: Osama Abu Kuwait, Ihsan Al Shuwaikh, Nehad Al Hussein et Ahmed Ahawakh étaient accusés d’espionnage au profit des Unités de protection du peuple (YPG), la milice syrienne kurde qui tient tête à l’État islamique.
Dans les deux cas, celui des adolescents et celui des joueurs, il est difficile de déterminer si le football a pu être la seule ou une importante raisons des exécutions. Si l’État islamique condamne ce sport comme invention des infidèles pour distraire les croyants de leurs obligations religieuses, aucune pratique unique n’a été édictée pour l’instant au sujet du football, pas plus que des règles ne sont appliquées de façon uniforme dans l’ensemble des territoires encore sous le contrôle du groupe en Irak et en Syrie.
De plus, l’État Islamique n’a pas hésité à utiliser le football et d’anciens joueurs dans ses vidéos de recrutement.
Plusieurs stades dans des localités irakiennes au nord de Bagdad ont été pris pour cibles par l’État Islamique ces dernières années. En Europe, immédiatement après les attaques de Paris au mois de novembre, plusieurs matches de football avaient été annulés par suite des analyses de la menace.
L’État Islamique n’a jamais formellement interdit le football, mais propage cet interdit dans les localités qu’il contrôle, dans les mosquées et dans les points d’accès publics à Internet, où seul un contenu approuvé par l’État islamique est accessible.
En fait, au début de la domination de l’État Islamique, la pratique du football était tolérée à Raqqa. Par la suite, une interdiction informelle a été introduite. La mise en œuvre de celle-ci est cependant incohérente et contradictoire.
Le groupe a réquisitionné à plusieurs reprises des terrains de football pour des usages variés, par exemple comme abris ou comme parcs pour véhicules. À Raqqa, il semble que le stade d’Al Shabab héberge les forces de police.
Il semble cependant que l’interdiction ne touche pas les enfants: des clips vidéos de l’État Islamique montrent des combattants dans un échange de balles avec des enfants. La limite d’âge semble cependant vartier. À Manbiji, localité proche d’Alep, il est interdit aux enfants de plus de 12 ans de jouer au football. À Raqqa et à Deir-ez-Zor, dans l’Est de la Syrie, la limite d’âge aurait été fixée à 15 ans.
Apparemment, les combattants étrangers auraient été également été autorisés à posséder des décodeurs pour regarder des matches dans le cadre privé de leurs demeures.
De plus, apparemment de façon un peu aléatoire, l’État Islamique semble parfois autoriser le public à regarder des matches internationaux, tandis qu’à d’autres moments il sévit contre ceux qui regardent un match à la télévision. Des raids sont effectués contre des cafés qui diffusent des matches sans permission: les clients sont fréquemment frappés.
Le groupe avait autorisé la retransmission du match entre le FC Barcelone et le Real Madrid une semaine après les attentats de Paris, mais était revenu sur sa permission lors du coup d’envoi et avait fermé les cafés et autres lieux accueillant la retransmission, en raison d’une minute de silence dans le stade de Madrid au début du jeu pour honorer les victimes des attaques survenues en France.
«La politique de l’État Islamique en matière de football est guidée par l’opportunisme et impulsive. Foncièrement, le groupe méprise ce sport, mais il doit bien admettre qu’il est populaire dans ses rangs et dans les territoires qu’il gouverne», commente un ancien habitant de Raqqa.
James M. Dorsey
© 2016 James M. Dorsey – Traduction et publication par Terrorisme.net avec l’aimable autorisation de l’auteur.
James M. Dorsey est senior fellow à la S. Rajaratnam School of International Studies (Singapour), codirecteur de l’Institute of Fan Culture de l’University de Wurtzbourg et publie un blog intitulé The Turbulent World of Middle East Soccer (http://mideastsoccer.blogspot.com), sur lequel est d’abord paru cet article.
Récemment, sous le même titre que son blog, James M. Dorsey a publié un livre en anglais. The Turbulent World of Middle East Soccer explore le monde du football au Moyen-Orient et en Afrique du Nord comme un champ de bataille crucial pour des enjeux tels que le contrôle politique, la justice sociale, l’identité et l’égalité des sexes.
James M. Dorsey, The Turbulent World of Middle East Soccer, Londres, Hurst, 2016, 360 p.
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