Plusieurs médias ont exprimé leur étonnement en découvrant le parcours d’un jeune candidat genevois au djihad, disparu pendant six mois et arrêté à son retour: ce jeune homme de 21 ans serait en effet «passé d’un extrême à l’autre, sous les yeux de sa famille, impuissante. Rallié aux catholiques intégristes et proche de la mouvance d’extrême droite, ce jeune décrit comme instable a basculé dans l’islam radical en quelques mois, au contact d’un autre Genevois, musulman, fréquentant les milieux d’extrême droite et antisémites.» (Sophie Roselli, «Un jeune radicalisé arrêté à son retour de Turquie», Tribune de Genève, 22 juin 2016) «Comment un jeune catholique intégriste, connu pour fréquenter les milieux d’extrême droite, a-t-il pu basculer en quelques semaines dans l’islam radical?» (Ian Hamel, «Suisse: de catholique intégriste à djihadiste en Syrie», Le Point, 22 juin 2016)

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Cette affaire pourrait encore renforcer le sentiment répandu de démarches peu explicables, voire irrationnelles — même si une instabilité psychologique peut aussi jouer un rôle. Si cet itinéraire n’est pas le plus typique, il ne m’étonne pas complètement. L’évocation de tels cas ne saurait se réduire à des formules du type: «les extrêmes se rejoignent», qui n’expliquent rien. Il est vrai que, à côté de milieux d’extrême-droite fortement antimusulmans (la majorité d’entre eux), il existe des cercles d’extrême-droite philo-musulmans, avec des conversions à l’islam. Mais ce ne sont guère ces cercles avec lesquels les milieux catholiques traditionalistes, qui évoquent plutôt la mémoire de la victoire de Lépante sur les Ottomans, vont se trouver en affinité.
Même si les observateurs notent que certains traits se retrouvent fréquemment chez les djihadistes convertis, il n’y a pas un profil unique d’adhésion au djihadisme. Il ne faut pas négliger l’attrait que peut exercer l’idéologie djihadiste, en réduisant une démarche à des traits psychologiques. Mais il ne faut pas non plus la surévaluer systématiquement: différents facteurs se mélangent et ne jouent pas toujours le même rôle. Partageant ma réticence face à certains clichés, Marc Sageman a identifié un modèle d’adhésion au djihadisme dans lequel les liens sociaux jouent un rôle crucial:
«La précarité relative, les prédispositions religieuses et l’attrait idéologique sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes pour rendre compte de la décision de devenir un moudjahidin. Le lien social est l’élément clé du processus, il précède l’engagement idéologique. Ce lien facilite le ralliement au djihad en procurant un soutien mutuel émotionnel et social, l’élaboration d’une identité commune et une incitation à embrasser la nouvelle foi.» (Le Vrai Visage des Terroristes. Psychologie et sociologie des acteurs du djihad, trad. Maurice Berrac, Paris, Denoël, 2005, p. 248-249)
Les échos de presse mentionnés au début de cet article évoquent d’ailleurs le rôle d’une relation avec une autre personne dans le basculement djihadiste du jeune Genevois. Il est vrai que les remarques de Sageman reposent sur l’analyse de parcours datant d’il y a plus de dix ans: les nouvelles générations de djihadistes tendent notamment à être plus jeunes que celles qu’il a étudiées. Mais il existe des motivations pérennes à embrasser des causes radicales. Dans un article de réflexions critiques sur l’association du djihadisme à une «dérive sectaire», publié en 2014 sur un autre site, j’avais écrit ces quelques remarques:
«Parler de dérive sectaire évoquera pour beaucoup quelque chose qui paraît irrationnel, voire délirant. Il n’y a plus grand chose à expliquer, il n’y a pas de justification initiale à la démarche: il ne s’agit alors plus que de “sauver” la victime de “dérive sectaire” et de la réorienter s’il est encore temps. Il n’est pourtant pas nouveau que des gens s’engagent dans des pays étrangers au service d’une cause, qu’il s’agisse de défendre des opprimés ou de soutenir une idéologie: il en existe des exemples dans différents camps politiques à l’époque contemporaine, l’un des cas les plus connus étant celui des volontaires internationaux partis servir soit dans le camp républicain, soit dans le camp nationaliste pendant la guerre d’Espagne.
«Ils n’avaient pas tous la même motivation, d’ailleurs: à côté de ceux que poussaient leurs convictions idéologiques, il y avait aussi des aventuriers ou des personnes en rupture de ban; il y avait toute la palette des comportements. Faute d’informations assez précises, nous nous abstiendrons d’affirmations tranchées dans le cas de la nouvelle vague du djihadisme: les observateurs suggèrent que les traits des candidats djihadistes ne correspondent pas toujours à ce que l’on attendrait et qu’ils ne viendraient pas spécialement de milieux défavorisés. En outre, des personnes au passé criminel en quête d’un mélange de rédemption, d’action et de violence peuvent aussi être séduites, à en croire ceux qui ont examiné les biographies de djihadistes. Il existe certainement une variété de profils et de motivations parmi les volontaires djihadistes, même si l’on retrouve des traits communs affichés, à commencer par le désir d’aller défendre des musulmans persécutés.» («Analyse: djihadisme et ‘dérives sectaires’», Religioscope, 1er octobre 2014).
Quelques mois plus tard, j’avais été frappé par un reportage télévisé sur des volontaires partis se battre contre l’«État islamique». L’un d’eux, dans la trentaine, tenait un discours bien articulé et reflétant une conviction sur des principes qui motivaient son engagement. Le plus jeune, en revanche, commentait sa démarche en mettant principalement l’accent sur la recherche de l’action (il n’avait pas réussi à entrer dans la carrière militaire à laquelle il aspirait): il avait tourné le dos à une vie qui lui semblait ennuyeuse et, en l’écoutant, on avait le sentiment qu’il aurait pu, avec des inflexions un peu différentes, être tenté aussi par un engagement dans l’autre camp. Dans certains cas, ce sont peut-être des circonstances, des sensibilités et des vécus qui conduisent dans une direction plutôt qu’une autre.
Des experts ont proposé de distinguer, de façon générale, quatre types fondamentaux (au sens sociologique de l’idéal-type) d’engagement dans l’extrémisme violent et de différents rôles dans des groupes militants, comme le résume Tore Bjørgo dans un récent article («Counter-terrorism as crime prevention: a holistic approach», Behavioral Sciences of Terrorism and Political Agression, 8/1, janvier 2016, pp. 25-44 [pp. 30-31]). L’activiste idéologique est animé par des motivations idéalistes (idéologiques et politiques), qui en font un recruteur idéal et le prédestinent à exercer des fonctions dirigeantes dans le groupe. Le compagnon de route est d’abord poussé par le besoin d’appartenance, d’amitié et d’acceptation: l’adhésion au groupe entraîne sa radicalisation plus qu’elle ne la précède. Le frustré social, souvent criminel ou victime de violence, avec un itinéraire de vie souvent chaotique sur le plan personnel et familial, n’est pas orienté idéologiquement au départ, mais éprouve rage et haine, qui peuvent être canalisées contre l’ennemi défini dans le groupe, groupe dans lequel il trouvent un exutoire et une reconnaissance de ses compétences criminelles. Enfin (recoupant parfois le type précédent, indique Bjørgo), l’aventurier est en qiête d’action et est fasciné par la perspective de jouer un rôle de «combattant héroïque».
Une conviction idéologique peut donc aussi succéder à l’adhésion. Les chercheurs qui ont travaillé sur des mouvements religieux contemporains ont eu l’occasion d’observer ce phénomène: au fur et à mesure qu’un engagement se poursuit dans la durée, un discours idéologiquement plus charpenté se forme. Dans un intéressant petit volume sur la radicalisation (dont j’ai publié un compte rendu), Farhad Khosrokhavar a remarqué que, la plupart du temps, «c’est après la radicalisation que l’adepte est pris du désir d’approfondir l’islam dans sa version djihadiste» (Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014, p. 90)
Romantisme de l’action, goût de l’aventure et sentiment d’embrasser une grande cause donnent à de tels engagements une dimension attrayante, aux yeux de certaines personnes. Un jeune de 21 ans prend aussi des décisions plus impulsives qu’une personne plus mûre, sans toujours en mesurer toutes les conséquences à long terme. Et le fait qu’il s’agisse d’une cause honnie par la majorité de la population n’est pas nécessairement une raison de s’en détourner — au contraire dans une démarche de rébellion!
Pour revenir à la question du glissement idéologique, il faut prêter attention à une évolution importante pour l’analyse de telles situations — et c’est un sujet sur lequel je me propose de revenir dans un autre cadre. Le contexte face auquel nous nous trouvons n’est plus simplement celui d’idéologies radicales qui coexisteraient et s’ignoreraient, sauf pour s’affronter. Sans les confondre, il existe une autre face: les adeptes d’idéologies radicales s’appuient aujourd’hui en partie sur un fonds commun transidéologique, dans lequel ils trouvent des confirmations de la nécessité de leur engagement. Au cœur de ce fonds commun se trouve une défiance envers les institutions politiques et économiques qui président au destin d’une planète mondialisée. Des militants islamistes et antimusulmans peuvent ainsi les uns et les autres interpréter le monde à travers certaines théories du complot. Ils peuvent partager une semblable dénonciation d’un «nouvel ordre mondial». Des militants d’extrême-droite et d’extrême-gauche peuvent se détester, mais communier dans une même hostilité à des élites politico-financières accusées de poursuivre leurs propres intérêts et non celui du peuple. Ensuite, chaque courant y ajoute des cibles particulières ou privilégiées.
L’emprunt et le remploi de thèmes à travers les références idéologiques ne sont certes pas nouveaux. Dans les années 1990, j’avais ainsi été frappé de découvrir, dans une librairie de Jérusalem, des ouvrages d’auteurs complotistes ultrasionistes, qui reprenaient en partie des thèmes qu’on est plus accoutumé à voir dans des publications antisémites, en les adaptant dans leur sens. Mais il s’agit ici plus que de simples emprunts ou coïncidences: Internet aidant, des personnes se réclamant de différentes idéologies vont puiser en partie aux mêmes thèmes et rumeurs. Dans ce domaine comme dans d’autres, Internet change la donne.
À la base de tout cela, nous observons une profonde défiance envers le système international et ceux qui le contrôlent. Cela peut ensuite se moduler avec des nuances et accents différents, mais le constat de départ est celui d’une critique embrassant toutes les personnes et entités détenant des pouvoirs politiques et financiers. Leurs intentions sont tenues pour suspectes et leurs déclarations pour autant de mensonges visant à égarer les foules.
Une remarque incidente de Farhad Khosrokhavar sur une «radicalisation protéiforme» à laquelle nous assisterions aujourd’hui (op. cit., p. 181) rejoint peut-être ces observations par un autre angle.
Des frontières deviennent moins nettes. Bien sûr, il ne faut pas en arriver à tout mélanger ou à croire que tous les glissements sont aisément possibles, indépendamment de la possibilité de puiser un fonds commun: il faudrait d’ailleurs affiner ces observations initiales en identifiant des zones d’affinités et de recoupements, tandis que d’autres s’y prêtent moins. Des proximités sur des points précis peuvent contribuer à créer des passerelles idéologiques: dans le cas évoqué en introduction de ces quelques réflexions, la critique antisémite et/ou antisioniste aurait pu jouer un tel rôle, comme le suggère l’un des articles; mieux vaut cependant rester prudent face à un dossier dont seuls quelques éléments nous sont connus par la voie de la presse.
Le fonds commun transidéologique de méfiance face aux institutions politico-économiques dominantes, largement et facilement accessible en ligne, ouvre de nouvelles possibilités pour des glissements idéologiques et peut donner à ceux qui s’y engagent le sentiment d’une cohérence dans leur démarche en dépit de changements d’affiliation. À travers ces évolutions idéologiques reste le sentiment de poursuivre la lutte contre un «système» démonisé.
Jean-François Mayer
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