En collaboration avec le gouvernement suisse, les Nations Unies ont accueilli à Genève les 7 et 8 avril 2016 une conférence internationale sur la situation et les perspectives pour la prévention de l’extrémisme violent. Celui-ci mine en effet les efforts des organisations internationales pour maintenir la paix et la sécurité, et porte atteinte à leurs activités dans différents domaines.
Durant la pause de midi de la conférence internationale sur la prévention de l’extrémisme violent, brève visite à la librairie située au rez-de-chaussée du bâtiment E des Nations Unies à Genève. Outre les souvenirs dont touristes et délégués à des réunions sont friands, le visiteur y trouve une sélection de livres sur différents sujets, surtout en anglais. Parmi les thèmes d’actualité, le mieux représenté est le djihadisme: une dizaine de volumes sur Al Qaïda ou l’État Islamique (Daech).
Cette petite anecdote illustre l’impact que ces groupes ont réussi à prendre: même si la réunion était consacrée à l’extrémisme violent de façon générale, il était clair pour tous les participants que ce n’était ni l’extrémisme de gauche ni l’extrémisme de droite qui justifiaient un tel rassemblement, mais bien le djihadisme.
La conférence s’est déroulée sur deux jours (7 et 8 avril 2016). En raison de contraintes liées à d’autres engagements de la rédaction du site, il n’a été possible à Terrorisme.net de participer qu’à la première journée, destinée à réunir des experts travaillant sur les questions liées à l’extrémisme violent, tandis que la seconde donnait la parole à des responsables politiques de haut niveau. Les observations ci-dessous se limitent donc à la première journée. Les enregistrements vidéo des différentes sessions ainsi que certaines communications écrites peuvent cependant être consultés à partir de la page de l’Équipe spéciale de lutte contre le terrorisme (CTITF).
Les experts invités représentaient une palette de personnes actives dans le domaine de la politique de sécurité (au sens le plus large) dans le cadre d’organisations internationales ou d’importantes ONG. Ce n’était donc pas une réunion typique d'”experts sur le terrorisme”.
Autre caractéristique: contrairement à ce qu’attendaient certains participants, les interventions durant les débats ont surtout permis à des délégations gouvernementales de s’exprimer. Les représentants de la société civile — c’est-à-dire ceux des ONG invitées — arrivaient en fin de liste: seule une poignée d’entre eux ont donc eu l’occasion de s’exprimer, à la fin de la journée, une fois terminée la liste des interventions de délégations gouvernementales et d’organisations accréditées auprès des Nations Unies.
C’est le rituel des organisations internationales, avec toutes les questions qu’on peut légitimement poser sur les suites réelles des déclarations émises lors de telles réunions. Si ce fonctionnement imposait un cadre rigide, il a en revanche permis de voir émerger certains thèmes et préoccupations de la part de pays. Ces quelques échos s’efforceront de les identifier.
Face au djihadisme, quel rôle pour les Nations Unies?
L’Assemblée générale des Nations Unies avait adopté le 8 septembre 2006 une résolution sur une stratégie globale de contre-terrorisme. Mais la réunion d’avril 2016 s’inscrivait plus directement dans la ligne du plan d’action pour prévenir l’extrémisme violent présenté par le Secrétaire général des Nations Unies en décembre 2015. Ce plan d’action reconnaît le manque de définition claire de l’extrémisme violent, mais concentre son attention sur celui-ci dans la mesure où il conduit au terrorisme. L’extrémisme violent, explique ce plan, n’est pas propre à une région, nationalité ou système de croyance, mais ajoute que des groupes tels que l’État Islamique, Al Qaïda et Boko Haram ont, ces dernières années, forgé notre image de l’extrémisme violent.
Comme l’a souligné Sharif Al-Omari, responsable de la direction de la lutte contre l’extrémisme et la violence en Jordanie, dix ans après l’adoption de la stratégie de 2006 pour contrer le terrorisme et l’extrémisme violent, ceux-ci ne font que persister. Une question soulevée également par Alistair Millar (Global Center on Cooperative Security): il faut évaluer l’impact des propositions émises, si l’on ne veut pas que tout cela ne reste que du papier.
Plusieurs intervenants, en particulier de pays non occidentaux (mais aussi la Russie), ont mis en avant une primauté de l’action des États pour contrer l’extrémisme violent. Un intervenant kenyan a ainsi évoqué une mise en œuvre “selon notre propre interprétation de ce qui est approprié pour notre pays”. L’auditeur sentait pointer la crainte de voir une stratégie internationale prendre le pas sur le contrôle national de la lutte contre l’extrémisme violent.
Cibler l’islam?
Peut-être en raison du contexte spécifique des Nations Unies, aucun dignitaire ou penseur religieux ne figurait parmi les intervenants, ce que certains observateurs critiquaient d’ailleurs en privé. La nécessité de prendre en compte les partenaires religieux a été mentionnée dans plusieurs interventions (et pas seulement musulmans, a-t-on pu entendre), mais le thème a été relativement peu traité, plutôt en passant. Cela reflète sans doute aussi la volonté de pays musulmans de dissocier le djihadisme de l’islam (on a ainsi entendu la délégation pakistanaise s’insurger contre l’usage de l’expression État Islamique pour désigner “Daech”, car cela “envoie un mauvais message”). C’est une approche que l’on peut comprendre, mais qui a aussi ses limites.
De façon coordonnée ou spontanée, les délégations de pays à majorité musulmane ont systématiquement saisi l’occasion de mettre en cause l’islamophobie dans des pays occidentaux, que ce soit comme manifestation d’extrémisme non musulman ou comme attitude poussant des musulmans à des attitudes hostiles par suite d’un sentiment de rejet. La stigmatisation de l’islam s’est même trouvée associée, dans la bouche d’une délégué, à une nouvelle forme d’extrémisme violent. Il est frappant de voir comment l’islamophobie est maintenant devenue un thème, d’ailleurs mis en avant depuis plusieurs années par l’Organisation de la coopération islamique (OCI). C’est de bonne guerre, si l’on peut dire, de la part de pays musulmans: mais l’instrumentalisation du thème de l’islamophobie peut aussi rendre délicate l’utilisation de ce mot.
Les représentants de pays musulmans entendent donc ne pas voir des groupes se réclamant de l’islam devenir l’unique cible d’une stratégie internationale. C’est ainsi que Tehmina Janjua, ambassadeur et représentante permanente du Pakistan auprès du bureau des Nations Unies à Genève, demande une approche d’ensemble de l’extrémisme violent, faute de quoi la crédibilité de la prévention sera minée: elle mentionne à ce propos un discours politique en Occident qui, selon elle, permet à l’extrémisme de droite de fleurir. C’est sans doute aussi par souci d’équilibre et pour éviter de donner l’impression que seul le djihadisme est pris en compte que le gouvernement norvégien a soutenu la création, à l’Université d’Oslo, d’un Centre de recherche sur l’extrémisme, qui se concentre sur les questions liées à l’extrême-droite.
De la déradicalisation à l’évaluation des sources de l’extrémisme violent et des conditions de sa prévention
À côté de l’idée de prévention, que plusieurs pays européens, comme l’Autriche ou la Belgique, déclarent mettre en avant dans leur politique, la déradicalisation a été mentionnée dans plusieurs interventions, la “réhabilitation” (ou “rééducation”) des terroristes, à laquelle le présent site s’est déjà intéressé par le passé, intéresse toujours plus des États en quête de solutions et donne naissance à de nouveaux programmes: les représentants de plusieurs pays ont évoqué l’existence de tels programmes chez eux. Le représentant de la France, Pierre N’Gahane (secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance) parle d’un dispositif de prise en charge dans une approche de déconstruction et reconstruction.
On a pu entendre certains intervenants mettre fortement l’accent sur l’attention à prêter à la jeunesse, par exemple Ahmad Alhendawi, envoyé du Secrétaire général des Nations Unies pour la jeunesse, qui n’en est pas resté à des considérations générales sur “la jeunesse comme partenaire dans la lutte contre l’extrémisme”, mais a aussi mis le doigt sur le problème très concret de jeunes entre 16 et 25 ans qui passent des années dans des camps de réfugiés avec une formation médiocre ou pas de formation du tout, et sont ainsi beaucoup plus susceptibles de répondre aux tentatives de recrutement de groupes extrémistes.
Il ne faut cependant pas oublier que, même dans des situations difficiles, seule une minorité de la jeunesse se radicalise, a précisé Thomas Dahl, coordinateur du contre-terrorisme au Ministère des Affaires étrangères de la Norvège. Des millions de jeunes en situation précaire ne tombent jamais dans l’extrémisme. Cette remarque résonnait comme un rappel que le terrorisme et l’extrémisme violent ne s’expliquent pas uniquement par des causes sociales. Ce point a été souligné aussi par Anne Le More, conseillère spéciale du président de la Direction de la coopération pour le développement de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE): elle ne voit pas de relation directe entre la pauvreté, le chômage et l’extrémisme violent, et ce ne sont pas nécessairement les pays les plus pauvres qui sont les plus violents.
Mô Bleeker, envoyée spéciale du Département fédéral suisse des affaires étrangères pour le traitement du passé et la prévention des atrocités, et également présidente de Global Action Against Mass Atrocity Crimes, appelle à éviter une approche uniquement militaire et insiste sur l’établissement de la sécurité et de la justice pour éviter le recrutement de nouveaux combattants. Elle note la tendance à penser et réagir en termes d’urgence, alors la prévention est une tâche permanente: il ne faut pas attendre que la maison brûle pour tenter d’éteindre l’incendie… Le besoin de mieux agir en amont a été reconnu par David Robinson, secrétaire assistant pour les conflits et opérations de stabilisation au Département d’État des États-Unis: il a assuré que la Maison Blanche en avait conscience et mettait de plus en plus l’accent sur la prévention.
Scott Weber (Interpeace) a expliqué que son organisation se livrait à des travaux de peace mapping: c’est-à-dire essayer de comprendre pourquoi la situation ne dégénère pas et ne tourne pas à la violence dans certains endroits, notamment grâce à une cohésion sociale permettant de résister aux sirènes extrémistes. Weber insiste pour ne pas voir l’extrémisme violent simplement à travers nos grilles de lecture, mais aussi à travers le regard des populations locales.
Problèmes de délimitation et de définition
La question de l’articulation entre contre-terrorisme et prévention de l’extrémisme violent a été soulevée par quelques intervenants ou délégations. L’une d’elles s’est notamment inquiétée du risque de voir la lutte contre l’extrémisme violent distraire des moyens financiers destinés à la lutte contre le terrorisme. Mais Carol Bellamy, qui préside le comité directeur du Global Community Engagement and Resilience Fund (GCERF), relève que les gouvernements investissent beaucoup plus dans la sécurité que dans la prévention de l’extrémisme violent: en effet, il est plus difficile d’en voir les fruits immédiats.
Certains intervenants, à l’instar d’Alistair Millar, ont rappelé que le contre-terrorisme et la prévention de l’extrémisme violent pouvaient aussi donner lieu à des abus. Quelques délégations gouvernementales, notamment latino-américaines, ont évoqué la confusion entourant souvent des concepts tels que terrorisme ou extrémisme violent, avec le risque de criminalisation de certains groupes.
Amr Ramadan, Ambassadeur et représentant permanent de l’Égypte auprès du bureau des Nations Unies à Genève, a relevé le manque de définition claire de l’ “extrémisme violent” tant dans la littérature que dans les déclarations de l’ONU: beaucoup de remarques sur l’extrémisme violent semblent renvoyer en fait au terrorisme.
Pour sa part, Peggy Hicks, directrice de la Division de la recherche et du droit au développement du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), s’est efforcée de démontrer que les droits de l’homme ne sont pas des obstacles ou des irritants dans la lutte contre l’extrémisme violent, mais qu’ils peuvent, au contraire, y contribuer.
Quelques intervenants ont abordé le thème de l’idéologie et des discours qui appuient l’extrémisme. La délégation espagnole a insisté sur la nécessité de faire face à tout le cycle de la radicalisation, y compris aux stades qui précèdent le passage à l’action terroriste.
L’importance de l’action en ligne (Internet, réseaux sociaux…) a été évoquée par plusieurs intervenants. Une réunion spéciale s’est d’ailleurs tenue le jour suivant à ce propos en marge de la conférence, mais notre absence ne nous a malheureusement pas permis d’entendre les opinions et suggestions émises à cette occasion.
Autour de questions concrètes
Certaines propositions spécifiques ont été faites: ainsi, la délégation de l’Algérie a mentionné le problème des prises d’otages et rançons versées à des groupes extrémistes, qui aident à financer ceux-ci; elle souhaiterait voir le paiement de rançons systématiquement banni.
Ajoutée à la dernière minute, une intervention de Michael Keating, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Somalie, est venue rappeler que les situations de crise susceptibles d’attiser l’extrémisme ne manquent pas: la Somalie du Nord et le Somaliland sont actuellement frappés par une grave sécheresse, dans des zones qui ne sont pas contrôlées pour l’instant par des groupes extrémistes. S’il ne pleut pas, une grave situation humanitaire va se présenter, et les populations locales entreront dans une spirale d’appauvrissement. Avec toute l’attention actuellement prêtée à d’autres zones de crise, les ressources nécessaires viendront-elles pour compléter les efforts des autorités et communautés locales? Si l’assistance ne vient pas la crédibilité des autorités locales sera affaiblie et une porte s’ouvrira pour les groupes djihadistes, qui s’organisent également pour fournir une aide aux populations affectées. Cette opportune intervention illustre en même temps la difficulté de répondre adéquatement à toutes les situations susceptibles de nourrir l’extrémisme, à l’heure où semblent se multiplier les foyers de tension.