La présence d’anciens officiers de l’armée de Saddam Husseïn dans les rangs de l’État islamique intrigue. Historien spécialiste de la mouvance jihadiste globale, Romain Caillet analyse et explique ces trajectoires. Il souligne aussi qu’il ne faut pas minimiser systématiquement les convictions religieuses des dirigeants de l’EI.
Ignorés par les médias durant les deux premières années de l’insurrection syrienne, puis sous-estimés par la plupart des observateurs jusqu’à leur prise de Mossoul et la restauration du Califat le 29 juin 2014, les jihadistes de l’organisation de l’État islamique (EI) sont désormais au centre de l’actualité. Remaniement des programmes scolaires, mise en place de tribunaux ou encore instauration d’une nouvelle monnaie avec le retour annoncé du «Dinar Or»: l’EI est maintenant «pris au sérieux» et toutes ses décisions politiques, appliquées ou non, font l’objet d’une large couverture médiatique. Quant à la «gestion de la sauvagerie» (titre d’un ouvrage du corpus jihadiste) [1] organisée par l’EI, qu’il s’agisse de la rationalisation de la pratique de l’esclavage [2], de la banalisation des décapitations et de l’esthétisation de l’ultra violence, celle-ci choque sans doute autant qu’elle fascine, souvent bien au-delà des milieux jihadistes. Par conviction politique ou par volonté d’éviter tout amalgame avec la religion musulmane, certains observateurs veulent absolument dissocier l’EI de toute relation avec l’islam. S’il est judicieux de se garder de toute lecture essentialiste et de ne pas ignorer la dimension purement politique, et «parfaitement profane», pour reprendre l’expression du politologue François Burgat, de l’engagement des leaders l’EI, ce serait toutefois une erreur de ne voir en ces derniers que d’habiles opportunistes manipulant la religion à des fins d’ambitions personnelles, sans aucune considération idéologique ou religieuse.
Éclairages sur l’engagement jihadiste des anciens officiers de Saddam Husseïn
Quelques jours après la prise de Mossoul, conquise par les jihadistes dans la nuit du 9 au 10 juin, je participais à une émission radiophonique dans laquelle j’expliquais que la volonté des dirigeants l’EI était bel et bien de créer un État transnational sur les ruines de Sykes-Picot. Je fus immédiatement contredit par un autre invité, qui me reprit en affirmant que cela ne pouvait pas être leur projet: selon lui, les chefs de l’EI étaient d’anciens officiers baasistes de Saddam Husseïn, sous-entendant que ces derniers, formés à l’école du nationalisme laïc, étaient bien trop réalistes pour se lancer dans un projet aussi irrationnel et utopique. Pourtant, moins de trois semaines plus tard, Abu Muhammad al-Adnani, porte-parole de l’EI, annonçait la restauration du Califat, quatre-vingt-dix ans après son abolition par Atatürk. Si les anciens officiers de Saddam Husseïn sont aujourd’hui effectivement présents au sein de l’état-major de l’EI, il faut toutefois remettre cet élément dans le contexte d’un phénomène ancien d’irakisation du commandement d’al-Qaïda en Mésopotamie, stratégie assumée par le jihadiste jordanien Abu Musaab az-Zarqawi et son conseiller, Abu Anas ash-Shami.
Ainsi, Abu Omar al-Baghdadi, prédécesseur d’Abu Bakr al-Baghdadi à la tête de l’organisation, ancien colonel de gendarmerie, tué en 2010, Hajji Bakr, colonel d’état-major, tué en janvier 2014, Abu Abd ar-Rahman al-Bilawi, capitaine de la Garde républicaine, tué près de Mossoul en juin 2014 et Abu Muhannad as-Suwaydawi [3], lieutenant-colonel des services de renseignements de l’armée de l’air, tué à la fin de l’année 2014, sont tous les quatre d’anciens officiers du régime baasiste [4]. Enfin, à un niveau de commandement plus local, le neveu de Saddam Husseïn, Ibrahim Sab’awi al-Hassan, tué le 19 mai 2015 par une frappe de drone américain près de Baïji, exerçait lui aussi des responsabilités au sein de l’EI [5].
Cependant, le contexte et la temporalité de leur engagement jihadiste restent à écrire. Si le nom de Hajji Bakr est aujourd’hui connu du grand public après la publication récente dans le Spiegel, le 18 avril 2015, d’un article de Christoph Reuter, intitulé «The Terror Strategist: Secret Files Reveal the Structure of Islamic State» [6]. On est frappé par la similitude entre l’article du Spiegel, construit autour d’un document attribué à Hajji Bakr brandi par les rebelles syriens, et le texte publié le 15 juin 2014 par The Guardian [7], décrivant le contenu des 160 clés USB, retrouvées par l’armée irakienne dans la cache d’Abu Abd ar-Rahman al-Bilawi, présenté alors comme le n° 2 de l’EI. Dans les deux cas, on nous présente des documents retrouvés par les ennemis de l’EI, dont la révélation mettrait gravement en péril la survie de l’organisation, expliquant son fonctionnement tout en démontrant l’opportunisme, voire la non-religiosité de ses leaders.
Ainsi, après la surprise du Guardian devant la sophistication des services d’espionnage de l’EI, disposant d’une grille d’évaluation de leurs indicateurs au sein des institutions irakiennes, c’est au tour du Spiegel, près d’un an plus tard, de paraître déconcerté par les méthodes employées par Hajji Bakr, cherchant à établir un maillage complet de la société syrienne. Et pourtant, recruter des informateurs, sous couverture de bureau de «prédication religieuse» ou d’action sociale, chercher les vulnérabilités de ses potentiels alliés et surtout les faiblesses de ses ennemis, tout cela n’a pourtant rien de vraiment original, à plus forte raison pour une organisation ayant la volonté d’apparaître comme un véritable État. Dans le même ordre d’idée, épouser les femmes des grandes familles syriennes ou des tribus influentes de la région est une stratégie déjà très ancienne chez groupes jihadistes, qu’il s’agisse des cadres étrangers d’al-Qaïda en Mésopotamie, épousant les filles des tribus sunnites irakiennes, ou d’AQMI, au Nord du Mali, prenant pour femmes les jeunes filles touaregs.Le mythe du complot baasiste contre le jihad mondial, inventé par al-Qaïda et repris par les «rebelles syriens»
Second point discutable de l’article du Spiegel, et dans une certaine mesure aussi celui du Guardian: vouloir absolument minimiser les convictions religieuses des dirigeants de l’EI, sans doute par souci d’éviter tout amalgame entre l’organisation terroriste et la religion musulmane, reprenant ainsi le narratif des rebelles modérés et d’al-Qaïda, faisant des dirigeants de l’EI les agents d’un «complot contre le jihad mondial». Selon cette thèse conspirationniste, développée dans un premier temps par les sympathisants d’al-Qaïda, puis reprise par les «rebelles syriens» [8], ce «complot anti-jihadiste» aurait débuté en 2010, peu après l’arrivée d’Abu Bakr al-Baghdadi à la tête de l’EI, qui correspondrait selon eux à la montée en puissance d’anciens officiers baasistes, avec Hajji Bakr à leur tête, au sein de l’organisation jihadiste. Selon ce narratif, une fois aux commandes, le «machiavélique Hajji Bakr» aurait purgé l’EI de tous les anciens cadres d’al-Qaïda, pour placer aux postes clés des «agents baasistes». Ce récit fantaisiste de l’irakisation du jihad en Mésopotamie, initialement dirigé par des jihadistes étrangers, est contredit par une brève lecture des parcours militants de Hajji Bakr et d’Abu ‘Abd ar-Rahman al-Bilawi, devenus tous deux des cadres jihadistes influents avant même l’allégeance de Zarqawi à Oussama Ben Laden, en octobre 2004.
Le parcours de Hajji Bakr compte de nombreux points communs avec celui de Adnan Ismaïl Najm, ancien capitaine de la Garde républicaine, plus connu sous le nom d’Abu ‘Abd ar-Rahman al-Bilawi, ayant lui aussi rejoint le courant jihadiste dès les premiers mois de l’insurrection irakienne. Tué le 4 juin 2014, il fit l’objet d’un éloge funèbre prononcé par Abu Muhammad al-‘Adnani, porte-parole de l’EI, lors d’un message audio diffusé au lendemain de la prise de Mossoul [9].
«Adnan Ismaïl Najm, Abu ‘Abd ar-Rahman al-Bilawi al-Anbari […] fut l’un des tout premiers dans le jihad contre les croisés en Mésopotamie. En considération de tous les Ansar (les jihadistes irakiens), il est l’un de leurs meilleurs vétérans, quant au groupe «at-Tawhid wa-l-Jihad», ce fut l’un de ses fondateurs, et pour ce qui est de l’État islamique: un pilier de son état-major et de son commandement. […] Auprès de lui se trouvait Abu Mus’ab az-Zarqawi, ce fut la rencontre du meilleur Ansar avec le meilleur Muhajir (combattant étranger, littéralement «émigré»), leur amitié dura trois années durant lesquelles il s’abreuva de son dogme (‘aqida)et fut son bras droit, jusqu’à sa capture par les croisés.[…] Durant son séjour en prison, pendant plusieurs années, il ne cessa d’étudier les sciences religieuses, il maîtrisait les dix lectures du Coran, coutumier des exégèses coraniques et des ouvrages sur la vie du Prophète, il étudiait la lexicographie, le hadith et la jurisprudence islamique.»
Ainsi, Abu ‘Abd ar-Rahman al-Bilawi et Hajji Bakr avaient rejoint l’organisation jihadiste d’Abu Mus’ab Zarqawi, qui prendra ensuite le nom de «Tawhid wa-l-Jihad» (Monothéisme et Jihad) dès les débuts du jihad anti-américain en Irak, à une époque où les groupes islamo-patriotiques étaient encore dominants au sein de l’insurrection irakienne. Ces anciens officiers irakiens sont d’ailleurs loin de représenter l’ensemble des hauts responsables de l’EI, comme le démontre l’intérêt des officiels américains pour Abu ‘Ala al-‘Afri (‘Abd ar-Rahman al-Qaduli), présenté comme le n°2 de l’EI et le successeur potentiel d’Abu Bakr al-Baghdadi [10]. D’après les informations dont nous disposons, il semblerait que Abu ‘Ala al-‘Afri soit un vétéran du jihad afghan contre les Soviétiques ayant toujours gravité dans l’orbite des milieux jihadistes irakiens, sans aucune attache avec l’armée irakienne, ni avec l’idéologie baasiste.
Conclusion
Lorsqu’on évoque le poids de l’idéologie baasiste dans l’engagement jihadiste des anciens officiers de Saddam Husseïn, il faut impérativement distinguer deux catégories. La première celle d’anciens baasistes convaincus, et qui le sont demeurés, devenus par la suite des alliés tactiques de l’État islamique, à l’instar de ‘Izzat ad-Duri, ancien proche de Saddam Husseïn et secrétaire général du Baas [11]. La seconde catégorie regroupe quant à elle des officiers dont l’appartenance au Baas était purement utilitaire: sous le régime de Saddam Husseïn aucun officier ne pouvant sérieusement espérer faire carrière sans avoir sa carte du Parti. C’est donc de cette seconde catégorie, dépourvue de convictions baasistes et beaucoup plus perméable à l’idéologie islamiste, notamment après la «campagne pour le renforcement de la foi» lancée en 1993 [12], que sont issus la plupart des officiers qui rejoignirent des groupes jihadistes, au lendemain de la chute du régime irakien dès le début de l’occupation américaine. En janvier 2006, la plupart de ces organisations jihadistes se regroupèrent au sein d’une alliance, dont al-Qaïda en Mésopotamie était la principale composante, qui proclama l’État islamique d’Irak quelques mois plus tard, en octobre 2006, accomplissant ainsi le premier des trois objectifs annoncés par Zarqawi dans une lettre à Oussama Ben Laden: établir un État islamique, repousser les Américains hors de Mésopotamie et étendre le Jihad à des pays voisins de l’Irak.
Romain Caillet
Notes
[1] Voir l’ouvrage d’Abu Bakr an-Naji, Idarat at-Tawahhush, éd et trad. W. McCants, Management of Savagery, Cambridge, John M. Olin Institute for Strategic Studies, Harvard University, 2006. [En ligne] bit.ly/1EzqUiZ
[2] Le Diwan (Département d’Etat) pour la Recherche et la Fatwa de l’Etat islamique a même publié un guide, sous forme de questions réponses, évoquant la possibilité d’avoir des rapports sexuels avec les « femmes esclaves » (as-Sabaya) : https://justpaste.it/ijez
[3] Depuis février 2014, Abu Muhannad as-Suwaydawi était présenté par les autorités irakiennes comme étant Abu Ayman al-Iraqi, un des principaux cadres de l’EI en Syrie. En réalité il s’agirait de deux personnes différentes. La photo d’Abu Muhannad as-Suwaydawi étant largement diffusée plusieurs sources, tant parmi les rebelles syriens modérés qu’au sein des combattants de l’EI, ont assuré ne pas reconnaître Abu Ayman al-Iraqi, qui serait beaucoup plus jeune que l’individu représenté sur cette photo, pourtant prise il y a près de dix ans lors de l’incarcération d’Abu Muhannad as-Suwaydawi par les forces américaines.
[4] C’est également probable pour d’autres leaders de l’EI, notamment Abu Muslim at-Turkmani, Abu ‘Ali al-Anbari ainsi qu’Abu Ahmad al-‘Alwani et Abu Fatima al-Jahishi, mais jusqu’à présent aucune source crédible, y compris au sein de l’actuel gouvernement irakien, ne permet de confirmer de façon certaine leur appartenance passée à l’armée de Saddam Husseïn.
[5] Cependant à 32 ans, Ibrahim Sab’awi al-Hassan est trop jeune pour avoir été un haut-responsable de l’EI et encore moins un cadre du régime baasiste, éradiqué douze ans plus tôt par les Américains.
[7] http://www.theguardian.com/world/2014/jun/15/iraq-isis-arrest-jihadists-wealth-power
[8] Proche de la composante «islamiste modérée» de la rébellion syrienne, le compte twitter @wikibaghdady, qui se présente comme une sorte de «Wikileaks de l’EI», a ainsi été souvent cité comme une source crédible par certains médias, malgré l’approximation de ses informations. Ainsi, Wikibaghdady a pendant longtemps affirmé que l’EI détenait prisonnier à Raqqa Abu Abd al-Aziz al-Qatari, Émir de Jund al-Aqsa, dont le corps a finalement été retrouvé en novembre 2014 près d’Idlib dans un puit du commandant rebelle modéré Jamal Maarouf: https://twitter.com/wikibaghdady/status/453643127664803840.
[9] Voir l’extrait: https://www.youtube.com/watch?v=ja-oUUAS9m0, le message audio est disponible dans son intégralité : https://www.youtube.com/watch?v=tUSDfqMe7n0.
[10] Depuis le 5 mai 2015, le Département d’Etat américain offre une récompense de 7 millions de dollars pour toute information permettant d’arrêter ‘Abd ar-Rahman Mustafa’ al-Qaduli, surnommé Abu ‘Ala al-‘Afri : http://m.state.gov/md241912.htm.
[11] À noter que ‘Izzat ad-Duri a ouvertement rompu son alliance avec l’EI, en dénonçant le terrorisme de «Daesh» dans un message audio diffusé le 7 avril 2015: https://www.youtube.com/watch?v=vLYeJb1hRjQ et plus récemment le 15 mai 2015: https://www.youtube.com/watch?v=u0fhEFOSaZQ.
[12] Officiellement lancée en 1993 par Saddam Husseïn, cette campagne a notamment débouché sur la condamnation à la prison pour consommation d’alcool dans l’espace public, à un renforcement de l’apprentissage du Coran, dont l’étude était valorisée, dans tous les milieux sociaux et enfin à une islamisation de tous les secteurs de l’État, y compris celui de l’armée et des services de renseignements.
Chercheur et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet (@RomainCaillet) est un historien spécialiste de la mouvance jihadiste globale (Organisation de l’État islamique et al-Qaïda). Il a vécu de nombreuses années au Moyen-Orient: trois ans au Caire, deux ans à Amman et près de cinq ans à Beyrouth.
La version originale (télécharger en pdf) de cette étude a été publiée le 16 juin 2015 par la fondation norvégienne Noref, qui a accepté qu’une version française puisse être diffusée.