Dans un récent article publié par une revue spécialisée, Jeffrey Kaplan (Université du Wisconsin) et Christopher P. Costa (Department of the Navy) analysent le phénomène de l’État Islamique à la fois comme un “nouveau tribalisme” et comme expression d’un millénarisme qui justifie des actes extrêmes par sa situation supposée à un tournant de l’histoire.
Le débat sur l’interprétation du jihadisme en général et de l’État Islamique en particulier voit s’opposer des points de vue en partie contradictoires, par exemple sur le fondement religieux ou non de la radicalisation, ou sur la place à donner à ces groupes par rapport à l’islam. Dans un article un peu touffu (car plusieurs discusssions s’y enchevêtrent), publié dans le dernier numéro de Terrorism and Political Violence (27/5, nov.-déc. 2015, pp. 926-969), Kaplan et Costa soutiennent qu’il faut considérer la dimension millénariste comme cruciale pour comprendre la nature du groupe — un groupe qui, soulignons-le, représente plus qu’une organisation terroriste et développe un projet d’État utopique et totalitaire.
Ils ne sont pas les seuls à proposer une telle approche: William McCants a publié l’an dernier un ouvrage intitulé The ISIS Apocalypse: The History, Strategy, and Doomsday Vision of the Islamic State (New York, St. Martin’s Press, 2015), dans lequel il présente les croyances apocalyptiques comme une composante essentielle de l’identité du Califat dirigé par Al-Baghdadi.
Kaplan et Costa expliquent eux aussi que la compréhension des combats à mener en termes eschatologiques inspirent aux guerriers de l’État Islamique une confiance dans la victoire finale, que ce soit en devenant martyrs ou en écrasant les forces adverses. Ils rappellent que des enquêtes menées en 2011-2012 avaient montré un taux élevé de croyance de se trouver dans les Temps de la Fin parmi les musulmans. Ils vont cependant plus loin: s’appuyant sur une analyse plus large des mouvements millénaristes, ils affirment que cette croyance d’être engagé dans les combats apocalyptiques permettent à l’État Islamique et à ses combattants de se dégager des règles morales communes: à temps exceptionnels, comportements exceptionnels.
Ce dépassement des normes usuelles de comportement (et parfois d’adoption de comportements en principe interdits, sur un mode antinomien) se retrouve dans des mouvements millénaristes tant musulmans que juifs ou chrétiens. Certes, rappellent les deux auteurs, la plupart des mouvements milllénaristes sont de nature inoffensive. Mais dans des cas de groupes recourant à la violence, la conviction apocalyptique permet de justifier le déchaînement de violence dont les pratiques de l’État Islamique ont fourni de terrifiants exemples depuis son apparition. Conversions forcées à l’islam ou rétablissement de l’esclavage (explicitement associé à la proximité des Temps de la Fin) sont deux exemples donnés par Kaplan et Costa.
Cela conduit l’État Islamique à justifier l’extermination des chiites — voire, plus largement, des musulmans qui refusent de se ranger sous la bannière d’Al-Baghdadi. Kaplan et Costa estiment que l’État Islamique crée ainsi une nouvelle réalité allant au-delà de l’oumma musulmane, mais réussissant en même temps (et un peu paradoxalement, serait-on tenté d’ajouter), par une utilisation sélective de l’héritage islamique, à attirer des musulmans d’un peu partout. Ils posent ainsi, une fois de plus, la question épineuse de la continuité ou discontinuité du jihadisme contemporain, et particulièrement de l’État Islamique, par rapport à l’islam. Ce débat suscite des prises de position très diverses et n’est pas terminé.
Même s’il prévoient que des tensions internes, intérêts concurrents et disparités idéologiques vont affaiblir l’État Islamique et probablement conduire à terme à sa fragmentation (et ses adversaires ne devraient pas hésiter à encourager la discorde interne et à mener un combat contre-idéologique en mettant en évidence les contradictions du mouvement), Kaplan et Costa ne pensent pas qu’une stratégie d’endiguement sur le modèle statique de la guerre froide soit opportune: il ne faut pas laisser s’établir la sanctuarisation de tels groupes dans des territoires sous leur contrôle, que ce soit au Proche-Orient ou ailleurs.