Après une folle semaine marquée par la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo, l’assassinat d’une policière et la meurtrière prise d’otages dans un supermarché cacher, pour se terminer par de nombreux rassemblements et une marche républicaine à Paris, plusieurs interrogations attendent encore une réponse. Parmi celles-ci, la question de l’affiliation des auteurs de ces actes, puisque les uns se réclamaient d’Al Qaïda (AQ), tandis que l’autre faisait allégeance à l’État islamique (EI), malgré l’actuelle rivalité entre ces deux courants.

Amedy Coulibaly (alias Aboû Bassîr AbdAllah al-Ifriqi) dans la vidéo rendue publique le 11 janvier 2015.
À l’heure où les déclarations d’allégeance à l’EI progressent, mais sans rallier tous les groupes djihadistes, une opération aussi spectaculaire que l’attaque contre Charlie Hebdo pourrait donner à AQ un regain de crédibilité et d’attrait s’il se confirmait que sa branche yéménite se trouvait bien derrière l’attaque.
En raison de l’indignation des djihadistes (et pas seulement d’eux) face à tout ce qui touche à la figure du Prophète, il n’est pas étonnant que l’attaque ait été unanimement saluée dans les milieux djihadistes de toutes tendances.
Mais aucun empressement dans la revendication, curieusement: ce n’est que plus de deux jours après la tuerie, et après la mort des frères Kouachi, qu’un communiqué d’AQ dans la Péninsule arabique a été remis à l’agence Associated Press, avec un retard expliqué par des “raisons de sécurité” (Karl Vick, “Al-Qaeda Group Claims Responsibility for Paris Terror Attack“, 9 janvier 2015). Ce communiqué (publié intégralement en anglais au début d’un article de Jeremy Scahill) affirme que les chefs d’AQ dans la Péninsule arabique auraient dirigé l’opération.
Pour l’instant, aucune vidéo testament ni un autre document des frères Kouachi n’ont été publiés. En revanche, à deux personnes qui ont croisé leur route, ils ont affirmé agir au nom d’AQ. Parlant avec un journaliste de BFM TV alors que les deux frères étaient retranchés dans une imprimerie, Chérif Kouachi a affirmé avoir été “envoyé par Al Qaïda au Yémen”: “c’est le cheik Anwar al-Awlaki qui m’a financé.”
Il semble que l’un au moins des frères Kouachi s’est rendu au Yémen et y a été entraîné. Il est donc possible qu’il ait reçu les encouragements et la bénédiction d’Anwar Al-Awlaki (1971-2011), tué par un drone américain. Le rédacteur en chef de Charlie Hebdo avait d’ailleurs été désigné avec d’autres cibles par le magazine Inspire (N° 10, printemps 2013, pp. 14-15). Mais il se serait alors écoulé beaucoup de temps entre la mission confiée et son exécution. Les frères Kouachi auraient donc plutôt agi de façon autonome, certains de l’approbation d’AQ, mais sans avoir reçu un ordre de la branche yéménite de cette organisation (ce qui est d’ailleurs plus sûr, en raison de l’attention que des communications risquent toujours d’éveiller).
Notons quand même qu’une information citée par Jeremy Scahill laisse entendre que de deux photographies dans la numéro de décembre 2014 du magazine Inspire, dont une d’un passeport français, auraient pu être une source d’inspiration, voire une sorte de message codé invitant à passer à l’action (même si cela n’est pas affirmé explicitement). Mais cela doit être pris avec prudence.
Il reste donc des questions ouvertes sur l’implication (directe ou indirecte) d’AQ au Yémen dans les événements de ce mois à Paris.
Les choses se sont compliquées avec l’entrée en scène d’Amedy Coulibaly (alias Aboû Bassîr AbdAllah al-Ifriqi). En effet, Coulibaly se réclame de l’EI. Dans une vidéo de 7 minutes intitulée Soldat du Califat, diffusée le dimanche 11 janvier 2015, dont une partie au moins a été filmée après l’attaque contre Charlie Hebdo et l’assassinat d’une policière, Coulibaly confirme ce qu’il a déclaré à un journaliste par téléphone alors qu’il se trouvait avec des otages dans un supermarché cacher: il fait explicitement allégeance (dans un arabe hésitant) au Calife de l’EI et affirme s’y être rallié dès sa proclamation au début de l’été 2014. Mais, comme l’ont remarqué des observateurs attentifs des médias djihadistes, ce n’est pas par le canal médiatique officiel de l’EI que cette vidéo a été rendue publique.
Coulibaly et son épouse connaissaient la famille Kouachi. Il déclare s’être “synchronisé” avec eux: “on a fait les choses un petit peu ensemble, un petit peu séparés, c’était plus pour… euh… pour que ça ait plus d’impact, quoi.” Il disposait certes d’un arsenal dont la vidéo nous montre des images, mais n’est entré en action que le lendemain. Les cibles n’ont pas une portée symbolique identique à l’attaque contre Charlie Hebdo, même s’il s’agissait d’une membre des forces de l’ordre et d’un magasin juif. Il est vrai que le départ de sa compagne pour la Syrie peu de jours auparavant plaiderait pour une action préméditée.
Dans la vidéo, Coulibaly affirme avoir aidé à la réalisation du projet d’attaque contre Charlie Hebdo en donnant pour cela “quelques milliers d’euros”. Si cette information se confirme, cela suggérerait que les djihadistes s’étaient autofinancés, contrairement à ce que laissait entendre Chérif Kouachi en évoquant un financement d’AQ.
Rien n’indique une opération conjointe d’AQ et de l’EI en tant qu’organisations. Il semble possible que les frères Kouachi et Coulibaly aient agi de façon autonome (par rapport à des organisations internationales), indépendamment des affiliations qu’ils revendiquaient, en se coordonnant ou non — et s’ils l’ont fait, sans trop se soucier de choix différents quant aux groupes de référence. Il est vrai que les milieux djihadistes connaissent de vives querelles internes, comme tous les groupes radicaux fortement idéologisés. Mais les discussions sur les forums djihadistes révèlent aussi l’existence de sympathisants prêts à saluer les opérations menées par les différents camps djihadistes, préférant ignorer leurs différends: il n’est pas étonnant que certains soient avant tout attirés par l’action guerrière ou terroriste en elle-même, plus que par les débats doctrinaux.
C’est peut-être cela qu’ont mis en scène les événements de janvier 2015 à Paris: une fascination pour l’action djihadiste et la preuve ultime par l’acte, abolissant les disputes idéologiques dans une sorte d’œcuménisme d’un mythe combattant et du martyre djihadiste. Reste à voir maintenant si l’appel final de Coulibaly aux jeunes musulmans français pour marcher sur ses traces parviendra à en convaincre quelques-uns.