En avril 2010, trois individus – deux hommes et une femme – de nationalité suisse et italienne sont arrêtés à l’occasion d’un contrôle routier en Suisse. À bord de leur véhicule, on retrouve 470 grammes d’explosifs, ainsi que des communiqués de l’«Earth Liberation Front Switzerland». Selon certains de ces documents, les individus visaient un centre de développement des nanotechnologies à Rüschlikon, dans le canton de Zurich. L’affaire a fait grand bruit en Suisse et leur procès, qui a eu lieu en juillet 2011 au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, a été largement suivi par les médias helvétiques. Le 22 juillet 2011, le Tribunal a rendu son jugement: les trois radicaux ont été condamnés à des peines de prison entre trois et quatre ans. Qualifiée d’«éco-terroriste» par les médias, leur action s’inscrit à la croisée de trois causes: la libération des animaux, de la Terre et un anarchisme violent qui s’est directement attaqué à des personnes ces derniers mois.
1. L’idéologie des activistes radicaux à travers leurs textes
Au-delà de la simple épithète d’«éco-terrorisme», il est intéressant de se pencher ici sur les motivations idéologiques de ces trois individus, un couple italien – Silvia Guerini et Costantino Ragusa – et un ressortissant suisse, Luca «Billy» Bernasconi.
Une lecture de certains communiqués et une connaissance des liens établis par et avec d’autres mouvements sont ici essentiels. Ils révèlent une «identité idéologique» multiple, entre libération des animaux, de la Terre et une forme d’anarchisme violent, que l’on peut qualifier d’«éco-anarchisme».
À cet égard, la lecture d’un blog créé spécialement pour promouvoir la libération et la solidarité avec les détenus,/ s’avère utile. Ce blog inclut notamment certains communiqués rédigés par les trois activistes incarcérés depuis avril 2010, ainsi que d’autres prises de position, particulièrement utiles pour identifier les idéologies de ces individus.
En langue française, un collectif basé à Lausanne a traduit et édité les textes rédigés par les trois activistes radicaux entre mai et décembre 2010, sous le titre Contributions à la lutte. Lettres depuis la prison. Ce document est téléchargeable au format PDF.
Le volume de ces lettres (plus de 40 pages de demi-format A4, produites en l’espace de huit mois) – qui n’est pas sans rappeler les innombrables et interminables communiqués produits par les mouvements d’extrême-gauche dans les années 1960-1980 – offre quelques éléments intéressants pour mieux définir les causes défendues par ces individus.
2. Contributions à la lutte. Lettres depuis la prison
Édité par le collectif Lycopodium basé à Lausanne, Contributions à la lutte. Lettres depuis la prison s’ouvre sur un portrait des trois activistes, précédé d’une biographie de Marco Camenisch, icône du mouvement écologiste radical, emprisonné depuis près d’une vingtaine d’années pour sabotage et assassinat.
D’ores et déjà, l’action des trois activistes radicaux est inscrite dans la continuité de celle de Camenisch qui, selon le texte d’introduction, continue à jouer un «rôle actif dans l’alliance de différentes situations de lutte (cercles anarchistes, collectifs d’écologistes et des groupes œuvrant à la création de Secours Rouge International)…»<(1)
Les lettres publiées par les trois activistes sont également complétées par des messages d’encouragement de Camenisch. Les trois radicaux semblent avoir eu des contacts épistolaires avec ce dernier et se sont engagés conjointement dans une grève de la faim en décembre 2010, contre ce qu’ils estiment être leur «isolement du reste du mouvement et des luttes».
Cette grève de la faim avait été précédée d’une autre grève, en septembre 2010, qui s’inscrivait dans le cadre d’une campagne du Secours Rouge international pour faire libérer les «prisonniers et prisonnières révolutionnaires de longue durée». Durant cette grève, les trois prisonniers avaient explicitement revendiqué la libération de Marco Camenisch. Les grèves de la faim bénéficient d’un large écho dans Contributions à la lutte. Lettres depuis la prison, puisque ce ne sont pas moins de sept lettres (sur 14 contributions) qui y font référence.
2.1 La libération des animaux et de la Terre subordonnée à la cause anarchiste
Les différents messages révèlent ici des identités idéologiques multiples, entre anarchisme (ou «éco-anarchisme»), lutte de libération de la Terre et des animaux. À cet égard, deux textes sont ici particulièrement significatifs, soit un texte de Silvia Guerini de juillet 2010 et le plus long texte du recueil intitulé «La solidarité est en mouvement» de Costantino Ragusa (octobre 2010).
Le texte de Silvia Guerini intitulé «Message pour la rencontre de libération de la terre» a été publié en juillet 2010 à l’occasion d’une rencontre conjointe entre «activistes des luttes de libération animale, écologistes radicaux et antiautoritaires».
Cette première rencontre italienne a eu lieu en septembre 2010, en Toscane. Dans les lignes d’introduction, Guerini regrette de ne pas pouvoir «être présente à ces trois journées très importantes de la première rencontre des libérations animale et de la Terre». Elle poursuit avec un réquisitoire contre la pollution de l’environnement qu’elle lie aux «technologies».
Pour elle, «les biotechnologies et les nanotechnologies sont en train de pénétrer tous les tissus de la société». Elle souligne «l’importance des luttes écologistes radicales pour s’opposer et contester ce système, qui se base sur l’avancée du progrès scientifique et technologique». Guerini lie les causes de la libération animale et de la Terre. Pour elle, les «luttes de libération animale et de la Terre font partie du même parcours, elles ne peuvent être dissociées et considérées séparément». L’idée sous-jacente à l’ensemble de ces luttes est le combat contre l’exploitation et la «domination».
La libération de la Terre et des animaux relève d’une même cause, «c’est seulement en regroupant dans un seul front les luttes de libération animale et écologistes radicales que nous saurons faire face à la complexité et à la profondeur de la domination, avec une lutte qui va au-delà de la surface pour détruire à la source et dans sa totalité toute forme d’exploitation».
Il est important de constater ici que la lutte pour la libération de la Terre et des animaux est subordonnée à la lutte contre l’exploitation et la domination, ce que Guerini qualifie de «paradigme anthropocentrique qui réifie tout être vivant en le réduisant à un simple numéro, le considérant comme de la marchandise, de la viande de boucherie, des ressources à exploiter (…)».
L’exploitation de la Terre et des animaux constitue donc une sous-catégorie de l’exploitation opérée par les hommes sur d’autres hommes et leur environnement.
Selon le chercheur Olivier Hubac-Occhipinti, «l’anarchisme» peut être défini comme «la négation du principe d’autorité sous toutes ses formes, le refus violent d’une quelconque contrainte de l’individu» (2). Dans cette perspective, on peut considérer que la cause de la libération de la Terre et des animaux est subordonnée par Guerini à une lutte plus large, la lutte anarchiste, qui vise à libérer les hommes et les animaux de toute forme de domination. La lutte contre l’exploitation et la domination prônée par Guerini s’inscrit ainsi dans ce rejet d’une quelconque contrainte des êtres humains ou non humains.
2.2 Une perspective anti-scientifique et anti-technologique
Les motivations anti-scientifiques et anti-technologiques des trois radicaux sont également mis en lumière dans deux lettres, l’une de Costantino Ragusa intitulée «La solidarité est en mouvement» (octobre 2010) et l’autre de Luca «Billy» Bernasconi, publiée en avril 2011 sur le site.
Pour Ragusa, la science constitue elle-même une autre forme de domination, «la domination, aujourd’hui, peut aussi très bien être représentée par le chercheur qui observe le monde à partir de son bouillon de culture dans son laboratoire, en espérant comme un joueur, que par un coup de chance telle nanomolécule finisse au bon endroit ou que le canon génétique cette fois atteigne son but.»
Pour Ragusa, la science n’est plus neutre. Elle devient l’instrument même de la domination, «[la science] a redéfini le rôle de la nature et des autres animaux. Cette direction était apparemment indirecte: la méthode scientifique ne semblait apporter rien qui pouvait fournir une orientation comportementale, aucune idée par rapport aux buts et à la destination à atteindre. Elle semblait être, de tous les points de vue, neutre. Aujourd’hui nous savons que ce n’est pas le cas. Ces victoires sur la nature (parmi lesquelles la nature humaine) nous ont fait hériter ou ont déjà hypothéqué le futur par des destructions environnementales et sociales sans précédent».
On retrouve également ces accents anti-scientifiques dans un message de Luca «Billy» Bernasconi. Celui-ci, dans une lettre datée de mai 2011 (mais qui ne fait pas partie de Contributions à la lutte. Lettres depuis la prison) , se focalise sur la science et son absence de neutralité. Il écrit: «Hélas, répandue et malsaine est l’idée qui attribue à la science moderne et aux technologies un rôle neutre et, en substance, positif dans le développement de l’histoire (…). Tout en considérant également leurs contributions écrasantes qui ont servi à diffuser et imposer notre modèle social et économique aux deux hémisphères, définir les sciences et la technologie comme neutres, est, à vrai dire peu intelligent. Cette prétendue neutralité a plutôt l’aspect d’un déguisement débonnaire qui permet de projeter sur la société techno-industrielle une aura d’évolution naturelle pour mieux la faire considérer comme inéluctable».
L’absence de neutralité de la science n’est pas sans rappeler une critique similaire de l’intellectuel français Jacques Ellul, pour qui la technologie n’est pas neutre.
Cette critique rappelle également la fronde anti-scientifique, dans lequel baigne, en particulier, le mouvement radical de libération de la terre. En 2007, Terrorisme.net avait attiré l’attention sur les origines intellectuelles du mouvement et certains arguments anti-scientifiques qu’il propage. Ainsi, selon la revue scientifique Nature, «Pour un segment du mouvement radical en faveur de l’environnement, la science est considérée à la fois comme utile, mais oppressive. Les activistes utilisent parfois des découvertes scientifiques pour étayer leurs arguments, mais ils considèrent souvent la science avec grande méfiance».
Outre les «traditionnelles» récriminations contre le système capitaliste et les multinationales, Ragusa et Bernasconi étendent le champ de l’action anarchiste et mettent l’accent sur une cible connue du mouvement de libération de la Terre: la science et ses multiples ramifications.
3. Prisonniers revendiqués par l’ALF, l’écologie radicale et la solidarité anarchiste
Outre les références à la libération de la Terre et des animaux dans leurs lettres, la cause des trois radicaux de Rüschlikon a également été revendiquée par les mouvements de libération des animaux, de la Terre et par des anarchistes. Ces revendications offrent une nouvelle preuve de l’identité idéologique multiple des trois radicaux et de la convergence de causes autour d’une même affaire.
Ainsi, un site qui relaie les actions de l’Animal Liberation Front (ALF) et de l’Animal Rights Militia (ARM) présente l’incarcération des trois radicaux comme celle de prisonniers de la lutte animale.
Un autre site, équivalent francophone d’Earth First! («La Terre d’abord») – un mouvement radical de libération de la Terre fondé à la fin des années 1970 aux Etats-Unis – apporte son soutien aux trois éco-radicaux et a largement relaté leur procès, ainsi que le verdict. Pour le site, l’emprisonnement des trois personnes s’apparente à de la «répression».
La cause «éco-anarchiste» trouve également une référence indirecte dans un communiqué publié par des anarchistes grecs, affiliés à la «conspiration des cellules de feu» («Conspiracy of cells of fire»). Dans ce dernier, les anarchistes proclament leur solidarité avec les trois prisonniers, ainsi qu’avec Marco Camenisch./ Ils dénoncent également les nouvelles technologies comme un nouveau mode d’oppression dont il faut se libérer, afin d’atteindre la «liberté totale».
Outre les communiqués d’affiliation et de solidarité avec les «trois radicaux de Rüschlikon», diverses actions directes ont eu lieu ces derniers mois, clamant la solidarité de leurs auteurs avec les trois prisonniers. Un site anarchiste en énumère plusieurs, dont notamment une action contre l’ambassade de Suisse à Londres, à la fin du mois de mai,
La méthode utilisée (colle dans les serrures, fenêtres brisées) n’est pas sans rappeler les techniques de sabotage utilisées par les activistes du Front de libération des animaux. Pourtant, la revendication sur un site anarchiste porte à croire que cette action poursuit des buts liés à cette cause.
On note également que suite au verdict prononcé par les Tribunal pénal fédéral, des actions directes ont été revendiquées en Suisse (Zürich), en Italie (Trente et Bologne) et en Espagne (Barcelone) en solidarité avec les trois radicaux incarcérés.
Les actions mentionnées ci-devant avaient été précédées d’une attaque à Madrid en mai 2011 durant laquelle un véhicule avait été incendié.
4. Actions par les groupes anarchistes en Grèce et à Rome
Malgré la solidarité exprimée par les anarchistes grecs, il n’est pas clair s’il existe des liens directs avec les trois radicaux de Rüschlikon. Ces derniers mois, les anarchistes grecs se sont illustrés par des attentats très violents dans leur pays. Ainsi, des bombes avaient été envoyées à différentes ambassades et adressées à différentes personnalités. À l’ambassade du Mexique, une personne avait été blessée.
En juillet 2011, six membres anarchistes de la «conspiration des cellules de feu» ont été condamnés à des peines allant de 2 ans à 25 années de réclusion pour ces attaques ainsi qu’une campagne à la bombe en 2009. À Rome, un attentat au colis piégé avait grièvement blessé un collaborateur de l’ambassade de Suisse, .
Cet attentat avait été revendiquée par la Fédération anarchiste informelle, basée en Italie, qui avait également exprimé sa solidarité avec les trois radicaux. Ce groupe est également responsable d’une attaque à la bombe à Olten (Suisse) en avril 2011. Des personnes avaient été blessées.
Les actions et les revendications présentées ci-devant démontrent que l’affiliation des trois radicaux de Rüschlikon n’est pas uniquement théorique. Les trois font l’objet d’une solidarité revendiquée par différents mouvements.
Dans l’avenir, ces affiliations multiples pourraient avoir un impact sur le potentiel de violence, notamment du mouvement radical de libération des animaux.
5. Développement possible
Dans son rapport annuel publié en juin 2011, l’Office fédéral de la police suisse note que «les liens sont de plus en plus étroits entre l’extrémisme de la cause animale, l’extrémisme violent de tendance écologique et l’extrémisme de gauche violent. Des groupes connus ont cherché explicitement à mettre en réseau ces différents courants».
On constate que l’identité multiple des «trois radicaux de Rüschlikon» et leurs éventuels liens avec les milieux anarchistes présentés dans la présente contribution corroborent cette thèse. De plus, les thématiques abordées dans les communiqués rappellent clairement des préoccupations d’extrême-gauche, comme la lutte contre la domination et l’exploitation, ainsi que les tendances anti-scientifiques du mouvement radical de libération de la Terre. La lettre de juillet 2010 de Silvia Guerini atteste également d’un rapprochement entre mouvement radical de libération des animaux et de la Terre en Italie.
Dans un autre rapport, les services de renseignement suisses distinguent clairement entre mouvements d’extrême-gauche et extrémisme de la cause animale. Ainsi, l’action des «trois radicaux de Rüschlikon» est uniquement considérée sous l’angle de l’extrême-gauche et des liens des trois radicaux avec les mouvements anarchistes en Suisse et en Italie.
Dans leur appréciation de la situation, les services de renseignement observent que «le potentiel de violence des activistes de la cause animale est relativement bas». On constate ainsi que les actions considérées en 2010 sont relativement limitées (vandalisme, manifestations).
Comme la police fédérale, les services de renseignement notent cependant que «les relations qui se sont nouées entre ces extrémistes et les milieux d’extrême gauche en Suisse ne doivent pas être minimisées, pas plus que celles avec les extrémistes de la cause animale à l’étranger, en particulier en Italie, en France et aux Pays-Bas».
La différence entre les services est ici d’ordre méthodologique et concerne la manière d’appréhender les extrémistes. Cependant, les deux attirent l’attention sur les liens croissants entre cause de la libération animale, de la Terre et extrême-gauche.
Le potentiel de violence des activistes est tributaire de ces identités. Alors que le mouvement radical de libération des animaux présente un potentiel violent moins élevé que l’extrême-gauche, la collusion entre les deux pourrait entraîner des actions du mouvement radical de libération des animaux plus violentes dans le futur.
Conclusion
L’affaire autour des «trois radicaux de Rüschlikon» a fait grand bruit en Suisse. Au-delà de l’épithète simplificatrice d’«éco-terroriste», les trois radicaux présentent une identité idéologique multiple entre «éco-anarchisme», mouvement radical de libération de la Terre et des animaux. Cette multiplicité se retrouve non seulement dans les écrits trois radicaux, mais également dans les marques de solidarité exprimées par différents mouvements et groupes, que ce soit par des actions directes ou des lettres de solidarité.
Au niveau de l’étude de la cause radicale de libération des animaux proposée par terrorisme.net ces dernières années, ce cas offre, du fait de ses affiliations multiples, des perspectives épistémologiques élargies.
Le potentiel de violence du mouvement radical de libération des animaux pourrait être remis en cause. Jusqu’ici limité à du vandalisme, des libérations d’animaux, des incendies criminels et l’intimidation d’employés travaillant pour l’industrie pharmaceutique et la fourrure, ce potentiel pourrait augmenter ces prochaines années, du fait de liens avec des groupes plus violents. Même si les craintes des autorités à cet égard doivent être prises au sérieux, ceci reste à confirmer.
Jean-Marc Flükiger
Notes
(1) Secours Rouge International est à l’origine une association d’entraide pour les prisonniers communistes dans le monde, lancée en 1922 dans le sillage de la Révolution soviétique. En 2005, on assiste à une (re)fondation d’une organisation sous le même nom, qui visera dorénavant à «relancer la lutte internationale contre la répression». Voir le document: http://www.secoursrouge.org/IMG/pdf/cahier1.pdf.
(2) Olivier Hubac-Occhipinti «Les terroristes anarchistes du XIXème siècle» dans Gérard Chaliand et Arnaud Blin (dir.), Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Al-Qaida, Bayard 2004.