Professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse 2, ancien directeur de recherche à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et ancien professeur de veille stratégique à l’Université de Genève, auteur de plusieurs ouvrages sur l’islamisme radical et le terrorisme global dont le plus récent est Les Nouveaux Terroristes (Ed. Autrement, 2010). Il répond ici aux questions posées par Jean-Marc Flükiger.
Cet entretien a été mené juste avant la désignation de Al-Zawahiri comme nouvelle figure de proue d’Al-Qaïda: cela explique que cette option ne soit envisagée dans l’entretien que comme une possibilité vraisemblable.
La résistance sans leader
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous parlez de la «résistance sans chef». Pensez-vous qu’Abu Musab Al-Suri et sa théorie du «jihad du terrorisme individuel» aient eu une influence sur le développement de ce terrorisme «sans leader»?
Mathieu Guidère – Le Syrien Abu Musab Al-Suri, de son vrai nom Mustafa Sitt Maryam Nasr, est hors circuit depuis 2005, date de son arrestation, et ses écrits sur le jihad datent pour la plupart des années 1990. Il n’est qu’un parmi les nombreux idéologues qui ont parlé des nouvelles formes de lutte armée, le plus accessible probablement par rapport à d’autres théoriciens du jihadisme comme Al-Maqdisi, Abu Qatada ou encore Abu Bakr Naji. Il ne faut pas lui donner une importance exagérée ni une influence disproportionnée par rapport à la réalité de son rôle et de son impact réels. Certes, il a popularisé l’idée du «Nizam, Lâ Tanzim» («Un système, non une organisation»), mais cela ne signifie pas dans son esprit l’abandon total des structures traditionnelles ni l’adoption du terrorisme «sans leader». Il insiste même sur la nécessité de créer un État islamique «à la talibane» pour pouvoir structurer le jihad à partir d’une base territoriale. En tout cas, on ne trouve dans ses écrits de mention explicite ni à la «résistance sans leader» ni au «jihad solitaire».
Bref, son influence sur le développement du terrorisme individuel est relativement limitée, surtout si on la compare à l’influence d’autres jihadistes actuels plus actifs comme le prédicateur américano-yéménite Anwar Al-Awlaki, cadre influent d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et promoteur attitré de cette forme nouvelle de jihad. Ce dernier l’a fait par la propagande à travers divers prêches et publications, et par les actes, à travers son incitation au passage à l’acte d’individus isolés en Occident. Il est notamment derrière la tentative d’attentat contre le vol Amsterdam-Détroit le jour de Noël 2009: c’est lui qui a radicalisé le jeune Nigérian Faruq Abdulmutallab. Il est également derrière le massacre perpétré par le Major américain Nidal Hassan Malik sur la base militaire de Fort Hood au Texas en novembre 2009. Plusieurs autres tentatives d’attentats dans les pays occidentaux (Grande-Bretagne, Canada, Etats-Unis) montrent également que la promotion du «jihad sans leader» passe désormais par Internet et en particulier par des publications en anglais telles que le magazine Inspire, lequel donne des recommandations claires et des astuces pratiques allant dans ce sens et ayant été suivies de faits dans plusieurs cas de figure.
On comprend ainsi que, plus que la théorisation faite par les stratèges ou les idéologues du jihad, c’est surtout le changement de contexte sécuritaire et le renforcement de la coopération internationale en matière de lutte anti-terroriste qui a poussé les jihadistes à adopter et à promouvoir le «jihad solitaire» comme forme ultime de lutte, ce qui démontre les limites du modèle ancien d’organisation, mais cela illustre également la résilience et la capacité d’adaptation de la mouvance dans son ensemble.
Terrorisme.net – Vous défendez la thèse d’une nouvelle génération de terroristes solitaires, auto-radicalisés mais inspirés par Al-Qaïda. Comment interprétez-vous les récentes déclarations d’Adam Gadahn (Azzam Al-Amriki) qui incite les musulmans vivant en Occident et en particulier aux Etats-Unis à acquérir des armes et à les utiliser (spontanément) contre les «Juifs et les Croisés»?
Mathieu Guidère – Azzam Al-Amriki, de son vrai nom Adam Gadahn, n’est pas une figure nouvelle d’Al-Qaïda. Il a rejoint l’organisation à la fin des années 1990 et est devenu l’un de ses porte-paroles les plus actifs depuis 2004. Chaque trimestre environ, il diffuse un message en anglais adressé au peuple américain; son dernier message date du 3 juin 2011. Il est, avec son compatriote Al-Awlaki, l’un de ceux qui ont révolutionné la propagande et le mode de recrutement de l’organisation en adoptant une approche très pragmatique du jihad et en abandonnant l’élitisme caractéristique des chefs fondateurs.
Il fait partie de cette nouvelle génération de militants d’Al-Qaïda qui sont issus de l’Occident et qui ont rallié le terrorisme islamiste non pas tant pour des raisons théologiques, mais plutôt pour des raisons «révolutionnaires», allant dans le sens d’une contestation radicale du «nouvel ordre mondial», après la chute du communisme et la fin de la guerre froide. Cette nouvelle génération de jihadistes issus d’Occident est convaincue que la victoire ne peut être obtenue que grâce à une «massification du jihad», laquelle passe par l’individualisation du terrorisme. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le récent message de Gadahn appelant tous les musulmans vivant en Occident à acquérir des armes et à les utiliser contre leur pays de résidence. Il explique même que cela est très facile aux Etats-Unis, étant donné la disponibilité des armes à feu et la facilité d’en faire l’acquisition. Son message vise ainsi à susciter des vocations en jouant sur la notion islamique d’obligation individuelle (Fard ‘Ayn), d’où le titre explicite de son message: «Ne comptez pas sur les autres, prenez vos responsabilités!».
La mort d’Oussama Ben Laden
Terrorisme.net – Selon vous, quel est l’impact de la mort d’Oussama Ben Laden sur Al-Qaida et en particulier sur ces «nouveaux terroristes» auto-radicalisés?
Mathieu Guidère – Avec la disparition de Ben Laden, Al-Qaïda a perdu plusieurs choses importantes: son fondateur, son symbole, son unificateur, sa figure tutélaire, son chef incontesté, sa caution politique. C’est un coup psychologique très dur qui affectera durablement le moral des troupes et des sympathisants, à l’instar de ce qui s’est passé pour Al-Qaïda en Mésopotamie (Irak) après la mort de son chef charismatique, Abou Moussab Al-Zarqawi, en juin 2006. Mais comme en Irak, cela n’affectera pas dans l’immédiat les capacités opérationnelles de l’organisation, car Ben Laden ne dirigeait pas directement les combattants sur le terrain, il passait par un certain nombre de lieutenants et de chefs militaires presqu’entièrement autonomes dans la planification et dans la conduite des opérations.
En revanche, sur le long terme, il est clair qu’Al-Qaïda va pâtir de la disparition de Ben Laden, car personne ne pourra véritablement remplir tous les rôles qu’il assurait de son vivant ni, surtout, jouir de la même aura parmi les jihadistes du monde entier. En fait, à moyen terme, l’évolution de l’organisation sera tributaire de l’identité du successeur désigné de Ben Laden: s’il s’agit d’un «doctrinaire» comme Al-Zawahiri, il y aura un surcroît de politisation de l’organisation qui deviendra progressivement une entité d’opposition armée aux régimes en place; en revanche, s’il s’agit d’un «militaire» tel que Seif Al-Adl, on assistera probablement à une radicalisation des positions et des actions de l’organisation, dans une fuite en avant terroriste.
En ce qui concerne les «nouveaux terroristes», lesquels touchent prioritairement les pays occidentaux, il est clair que le danger serait dans une politisation accrue de l’organisation qui cesserait progressivement, dans la perception de ces individus auto-radicalisés, d’être une organisation terroriste pour se muer en une forme légitime de contestation radicale du système, en l’absence d’autre idéologie concurrente de contestation radicale. Ces terroristes se verraient alors comme des «nouveaux révolutionnaires» ayant des visées légitimes, et il sera dès lors très difficile de contrer ce glissement du terrorisme islamiste vers l’opposition politique armée.
On voit déjà les prémisses d’une telle évolution dans la communauté d’arguments et de modes d’action observable entre les militants d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et le terrorisme d’extrême gauche que subit la Grèce depuis quelque temps déjà. On se souvient ainsi qu’au moment même où AQPA envoyait des colis piégés par avion aux Etats-Unis et appelait à un usage extensif de ce mode d’action, les terroristes grecs inondaient les ambassades occidentales de lettres et de colis piégés, estimant que leur combat était le même: lutter contre l’impérialisme occidental et le libéralisme mondial.
Les récents messages de Zawahiri et Gadahn et le futur d’Al-Qaida
Terrorisme.net – On a assisté en l’espace d’une semaine environ à la mise en ligne de deux vidéos, l’une par Adam Gadahn (voir ci-avant) et l’autre par Ayman Al-Zawahiri. Comment interpréter ces messages, dans un intervalle si bref: doit-on y voir un effet de concurrence pour le leadership d’Al-Qaida après la mort de ben Laden?
Mathieu Guidère – Ces messages reflètent d’abord une ébullition au sein de l’organisation après la mort de Ben Laden. Ils étaient attendus et expriment avant tout le désir des principaux chefs de rendre hommage au fondateur d’Al-Qaïda et de se positionner symboliquement dans l’après Ben Laden. Mais on ne peut pas parler à ce stade de concurrence pour le leadership car certains chefs ont clairement une légitimité historique acceptée (Zawahiri) et d’autres ont une légitimité opérationnelle admise (Seif Al-Adl). Peu d’autres membres de l’organisation ou des branches d’Al-Qaïda (Droukdal, Wahishi, Awlaki, etc.) pourraient légitimement leur contester le leadership sans risquer un éclatement de l’organisation et une fin de non recevoir des autres chefs.
En revanche, il est clair qu’il existe une compétition entre générations au sein d’Al-Qaïda. En effet, à partir du moment où l’organisation a permis à certains membres issus d’Occident de devenir des chefs reconnus en son sein, elle a pris le risque d’une divergence fondamentale de visées et de modalités. Les figures emblématiques de ce leadership occidental interne à Al-Qaïda sont l’Américain Adam Gadahn, porte-parole d’Al-Qaida, et l’Américano-yéménite Anwar Al-Awlaki, chef juridique d’AQPA. Mais il existe bien d’autres occidentaux admis aux différents échelons de l’organisation centrale ou encore des branches régionales; ils sont généralement désignés par leur pays d’origine: Al-Ameriki, Al-Canadi, Al-Allemani, Al-Franci, etc. Les représentants de ce leadership occidental d’Al-Qaïda sont très actifs et très influents notamment à travers le web. Leurs messages récents montrent qu’ils ont une vision moins ethno-islamique et plus occidentalo-centrée. Autrement dit, ils ont tendance à se soucier moins des problématiques internes aux pays musulmans et à focaliser l’attention des sympathisants et des militants sur les pays occidentaux. Ce faisant, ils sont en train de déplacer le centre de gravité et d’intérêt d’Al-Qaïda vers l’Europe et l’Amérique du Nord, notamment en convainquant toujours davantage de «nouveaux terroristes» de rejoindre les rangs de l’organisation au moment même où celle-ci éprouve de grandes difficultés à recruter dans les pays musulmans. A terme, il est à craindre que ce leadership occidental ne profite de la disparition de Ben Laden pour faire une sorte d’OPA sur Al-Qaïda et la transformer en une organisation – et partant, un problème – exclusivement occidental.
Terrorisme.net – Dans son message, Ayman Al-Zawahiri déclare mener le même combat que les frères égyptiens, libyens, tunisiens ou syriens – «le combat contre l’Amérique». L’idée même des printemps arabes – des peuples qui se libèrent par eux-mêmes, avec un minimum de violence (du moins pour les révolutions tunisienne et égyptienne), qui exigent des élections libres et qui n’expriment pas une hostilité spécifique vis-à-vis de l’Amérique – ne constitue-t-elle pas tout simplement la négation des objectifs poursuivis par Al-Qaida?
Mathieu Guidère – Absolument pas. Al-Qaïda a toujours voulu la chute des régimes arabes et musulmans actuels et a adopté, pour cela, une «stratégie indirecte» en attaquant les soutiens de ces régimes (les Occidentaux, Etats-Unis en tête), car Ben Laden était convaincu que les régimes arabo-musulmans tenaient uniquement grâce au soutien économique, financier et militaire de l’Occident. Les soulèvements récents dans les pays arabes ne visent pas autre chose que la chute des régimes en place, mais il est vrai que pour l’heure, ils ne ciblent pas explicitement les Occidentaux ni les Etats-Unis parce que l’enjeu est local et conjoncturel: faire tomber le plus rapidement possible un dictateur ou un clan qui accapare le pouvoir parfois depuis des décennies.
Mais sur le long terme, il n’est pas certain que cette hostilité à l’égard de l’Amérique ne refasse pas surface de façon exacerbée, étant donné la persistance des mêmes rapports de forces aux niveaux national et international. Il serait donc plus juste d’affirmer à ce stade, que les révolutions arabes constituent une négation de la stratégie et des modes d’action d’Al-Qaïda mais certainement pas de l’objectif ni des finalités politiques de la mouvance dans son ensemble. C’est ce qui explique d’ailleurs le soutien sans détour apporté par Zawahiri aux soulèvements en cours dans son dernier message. Pour lui, tous «les frères égyptiens, libyens, tunisiens ou syriens» poursuivent actuellement les mêmes objectifs qu’Al-Qaïda, même s’ils n’utilisent pas les mêmes mots ni les mêmes moyens.
Terrorisme.net – De ce fait, ne peut-on pas considérer que les printemps arabes marquent l’échec définitif d’Al-Qaida et sa stratégie de lutte armée, décrédibilisant presque totalement le mouvement?
Mathieu Guidère – Non, partiellement. Il est vrai que depuis le déclenchement des révolutions arabes et, surtout, depuis les succès tunisien et égyptien, il existe indéniablement un débat interne à l’organisation sur la justification du «jihad» et sur sa place dans les événements en cours. On le perçoit clairement dans les interrogations des militants et des sympathisants sur les forums internet, sur les blogs et sur les messages spontanés postés sur Facebook ou sur Twitter en soutien aux révolutions dans les différents pays. Le point central du débat porte sur l’utilité du «jihad» dans la phase actuelle de l’histoire de la «Oumma», puisque les régimes vacillent sous la pression de l’action pacifique de la masse et non pas de l’action violente d’un groupe. Certains se posent la question de savoir s’il n’est pas plus opportun de rejoindre les manifestants dans les rues pour défiler pacifiquement plutôt que d’attendre l’heure de la confrontation armée dans le maquis ou dans le désert.
Face à ces questionnements militants qui s’apparentent malgré tout à un doute existentiel, les différents chefs d’Al-Qaïda, à commencer par Zawahiri, ont successivement apporté une réponse articulée que l’on peut résumer ainsi, en trois volets. Primo, à ce stade des événements, le «jihad» est utile pour soutenir l’action des manifestants en portant des coups durs aux régimes en place par des actions militaires ciblées (ce qui explique par exemple l’intensification des actions d’AQMI en Algérie ou encore d’AQPA au Yémen). Deuzio, le «jihad» sera utile, par la suite, pour défendre les acquis de la révolution en attaquant quiconque essaie de la récupérer à son compte (ce qui explique notamment les tentatives d’incursion d’AQMI en Tunisie et en Libye). Tertio, le «jihad» sera utile pour sécuriser la révolution et permettre la réalisation des objectifs politiques de l’organisation. En effet, les différents «émirs» d’Al-Qaïda, et Zawahiri en tête, parient sur un maintien sous une nouvelle forme de l’ancien régime dans les pays arabes, et mettent en garde contre l’Occident qui placera, selon eux, au final d’autres «agents à sa solde» à la tête de ces pays, et c’est pourquoi ils estiment que le «jihad» sera l’ultime rempart contre l’échec de ces révolutions dont ils se présentent au passage comme les inspirateurs et les défenseurs.
Terrorisme.net – Quelle évolution d’Al-Qaida voyez-vous à moyen et long terme? Comme dans le cas de l’IRA après 1998, l’idée d’une fragmentation du mouvement avec des groupuscules toujours dangereux dont les activités deviendraient purement criminelles vous semble-t-elle plausible?
Mathieu Guidère – On le voit, six mois à peine après le déclenchement des révolutions, Al-Qaïda tente de se remettre en selle en justifiant sa présence sur le court, le moyen et le long terme. Pour l’instant, cela semble convaincre les militants mais il est évident que cela dépendra de l’issue des protestations en cours dans les pays arabes. En cas d’échec, il ne fait aucun doute qu’Al-Qaïda en sortira renforcée en récupérant tous les déçus de la révolution qui iraient grossir ses rangs, convaincus qu’il n’existe pas d’autre solution que la lutte armée après tant d’efforts et de sang versé en vain. En revanche, si ces révolutions réussissent, c’est-à-dire aboutissent non seulement à un changement de régime mais aussi à un changement des pratiques et des rapports de forces, Al-Qaïda sera en mauvaise posture pour justifier la poursuite de ses actions violentes et la promotion du terrorisme, en particulier au sein des pays musulmans. Même en cas de succès partiel, par exemple en Tunisie et/ou en Egypte, preuve sera faite de la possibilité d’un changement radical des pays arabes sans recours à la violence aveugle ni exacerbation de la haine anti-occidentale.
Il est donc encore trop tôt pour juger de l’évolution à long terme de l’organisation, mais l’idée d’une fragmentation du mouvement en une série de groupuscules paraît peu plausible aujourd’hui, car Al-Qaïda en tant qu’organisation est d’ores et déjà largement décentralisée et totalement régionalisée. Sa structure générale fondée sur l’allégeance interpersonnelle (Bay’a, Walâ‘) n’est pas comparable à celle d’autres mouvements terroristes, et sa «glocalité», c’est-à-dire sa visée «globale» à partir d’une série d’implantations «locales», en fait une organisation terroriste à part dans l’histoire et sur la scène terroristes, avec une dynamique propre qu’il est difficile de calquer sur l’évolution d’autres organisations.
En revanche, on peut raisonnablement espérer un ralliement à moyen terme des éléments les moins radicaux de l’organisation au jeu politique dans les pays arabes si les soulèvements en cours aboutissent à un changement de régime et de pratique politique, ce qui conduira irrémédiablement à un affaiblissement durable de l’organisation et à une marginalisation du terrorisme comme option de lutte.
Enfin, la clé de l’évolution réside certainement dans le positionnement diplomatique international par rapport au monde arabo-musulman, car Al-Qaïda a fait de la lutte contre les Etats-Unis et ses alliés le fondement de sa légitimité et la clé de voûte de sa stratégie de combat. On l’a vu en 2009, le discours réconciliateur d’Obama a déstabilisé, pendant un moment, l’organisation et laissé les militants perplexes quant à la position qu’il convient d’adopter par rapport à l’Amérique. Sur le terrain, la poursuite des guerres en Irak et en Afghanistan, ainsi que la persistance de certains discours va-t’en guerre, n’ont pas permis de transformer cette perplexité interne en une victoire idéologique des démocraties; elles ont offert à l’organisation la possibilité d’exploiter les mêmes arguments de justification de son terrorisme: ingérence de l’Occident, pillage des ressources naturelles, victimes civiles musulmanes, question palestinienne. C’est dans ces pseudo-arguments, qui motivent le soutien et la poursuite des objectifs de l’organisation, qu’il faut chercher la solution à long terme: d’une part par une action concertée de contre-propagande et, d’autre part, par l’affichage de positions politiques et diplomatiques justes et transparentes.
En tout état de cause, si l’on veut la fin d’Al-Qaïda, il faut sortir définitivement de la logique de confrontation, instaurée après le 11 septembre 2001, entre les néo-conservateurs américains et les néo-fondamentalistes musulmans. Numériquement comme militairement, Al-Qaïda ne représente plus grand chose aujourd’hui et ne constitue pas une menace mortelle pour l’Occident; elle ne possède pas non plus l’ancrage territorial ni le soutien populaire qu’elle espérait dans le monde musulman, c’est pourquoi il faut s’intéresser à d’autres rapports de force et initier, à la faveur des révolutions arabes, de nouveaux partenariats stratégiques. Car, quand la Chine se réveillera vraiment, il sera trop tard pour l’Occident…
Linguistique prédictive
Terrorisme.net – Dans votre ouvrage, vous présentez la «linguistique prédictive», définie comme «domaine d’analyse logico-sémantique qui traite de l’extraction d’informations, à partir des données disponibles, sur l’intention et le vouloir-faire des individus pour les utiliser ensuite dans le repérage de tendances idéologiques et de comportements futurs» (p. 138). Comment cette méthode a-t-elle été accueillie par les services de sécurité (police, services de renseignement, etc.)?
Mathieu Guidère – Il faut d’abord rappeler que la linguistique prédictive s’inscrit résolument dans l’optique défensive de l’anti-terrorisme, par opposition à la visée offensive du contre-terrorisme. L’objectif est bien de défendre les citoyens contre les menaces potentielles, en ayant une approche préventive et prospective. Autrement dit, ne pas attendre que les terroristes passent à l’action pour protéger les citoyens. Cela est très délicat et très difficile à réaliser car, par définition, la préparation et la planification des actions terroristes sont clandestines, et il est quasiment impossible de les détecter en amont, surtout dans le cas des actions individuelles isolées caractéristiques justement de ces «nouveaux terroristes». La seule solution efficace est celle du renseignement recueilli très en amont.
Mais avec la révolution informationnelle à laquelle nous assistons à la faveur de l’internet et des outils associés de communication, il apparaît clairement que le langage – sous toutes ses formes (écrit, oral, audio, visuel, pictural) – devient central dans le suivi et l’analyse de la menace. Directement ou indirectement, ce langage révèle les sentiments et les intentions des individus. Bien sûr, cela n’a pas de valeur absolue ni totalement déterministe: ce n’est pas parce qu’un individu a écrit ou a dit quelque chose de menaçant pour la sécurité des citoyens qu’il va forcément passer à l’action ni mettre en œuvre un plan d’exécution. Mais cela permet néanmoins aux services de sécurité de savoir où chercher et dans quelle direction concentrer des ressources forcément limitées. La linguistique prédictive aide à la «priorisation» des analyses et des objectifs, et c’est en cela qu’elle est appréciée.
Mais les applications de la linguistique prédictive dépassent largement le strict cadre de la défense et de la sécurité puisqu’elle vise en définitive à révéler les conceptions et les perceptions qui se profilent derrière la justification des opinions et des actions individuelles. Le langage étant le lieu d’élaboration des valeurs, elle permet d’analyser les valeurs défendues par les uns et les autres concernant un choix d’action particulier et de déceler les tendances d’opinions individuelles dans la masse considérable et anonyme des données disponibles. Ses champs d’application sont nombreux et variés: de la publicité et du marketing en passant par la finance et la banque, ce que disent et écrivent les individus sur un sujet spécifique peut être valorisé grâce à la linguistique prédictive. C’est un début mais il est prometteur puisqu’il permettra, à terme, d’entrevoir la qualité de l’avenir projeté dans le langage par l’esprit des individus dans tous les domaines de la vie.