Nous avons assisté, ces dernières semaines et mois, à l’émergence d’un nouveau discours sur Al-Qa’ida ayant remplacé les récits «triomphalistes» – selon lesquels le réseau de Ben Laden aurait toujours réussi à déjouer les efforts de la «Guerre globale contre le Terrorisme» grâce à sa capacité d’adaptation – par un récit sur le déclin de l’organisation de Ben Laden. – Dans cet article, Jean-Marc Flükiger propose aux lecteurs de Terrorisme.net une analyse de ce débat.
Le 30 mai dernier, l’agence de presse Reuters relayait les propos du directeur de la CIA, Michael Hayden, qui avait déclaré que le réseau d’Ousama ben Laden avait perdu la partie en Irak et en Arabie Saoudite et qu’il se trouvait en position défensive à travers le monde (Reuters, 30 mai 2008). Cette annonce avait été précédée par des déclarations similaires du chef du Department of Homeland Security américain, Michael Chertoff, selon lesquelles le Hezbollah constituait une des principales menaces pour la sécurité nationale américaine et que son degré d’organisation faisait passer Al-Qa’ida pour une organisation de «ligue mineure» (Fox News, 29 mai 2008).
Trois jours plus tard, le «narrateur officiel» des attentats du 11 septembre (qui lui a valu le prix Pulitzer pour son ouvrage The Looming Tower, Al-Qaeda and the Road to 9/11) et expert du terrorisme, Laurence Wright, publiait un long article dans le New Yorker intitulé «The Rebellion Within» dédié à la volte-face d’un important idéologue du jihad, Sayyid Imam Al-Sharif, mieux connu sous le nom de «Dr. Fadl». Selon une source de Wright, la volte-face de celui qui avait en partie fourni le support idéologique à Al-Qa’ida et la réponse qu’elle avait provoquée au sein des cercles jihadistes (et notamment par le numéro deux d’Al-Qa’ida, Ayman Al-Zawahiri) constituaient la preuve que le mouvement était en train de se désintégrer (The New Yorker, 2 juin 2008, «The Rebellion Within»).
Au-delà des querelles internes dans les milieux jihadistes, il semblerait que l’on ait assisté, ces dernières semaines et mois, à l’émergence d’un nouveau discours sur Al-Qa’ida ayant remplacé les récits «triomphalistes» – selon lesquels le réseau de Ben Laden aurait toujours réussi à déjouer les efforts de la «Guerre globale contre le Terrorisme» grâce à sa capacité d’adaptation – par un récit sur le déclin de l’organisation de Ben Laden.
Il s’agira ici de présenter, de manière non-exhaustive, quelques acteurs et éléments de cette discussion entre ceux que l’on pourrait qualifier de «déclinistes» – les auteurs qui soutiennent qu’Al-Qa’ida est sur le déclin – et leurs détracteurs «triomphalistes» pour qui l’adaptation et la survie d’Al-Qa’ida peuvent être considérés comme une victoire de l’organisation, respectivement un triomphe (1).
1. Sageman vs. Scheuer et Hoffman
Le 28 février dernier, le journal Washington Post publiait une recension et une brève discussion du dernier ouvrage du spécialiste du terrorisme et ancien membre de la CIA, Marc Sageman, intitulé Leaderless Jihad (Washington Post, «The Fading Jihadists», 28 février 2008).
Selon Sageman, on peut distinguer entre trois vagues de djihadistes, dont les deux premières, véritablement dangereuses, avaient subi de plein fouet la réplique américaine aux attentats du 11 septembre. Du fait de cette riposte, le nombre des combattants ne s’élève plus qu’à quelques dizaines d’individus éparpillés sur le globe qui, même si dangereux, ne constituent plus une véritable menace pour les Etats-Unis.
Selon Sageman, les deux premières générations (combattants de la première heure en Afghanistan dans les années 1980 et leurs successeurs sur les différents fronts – Bosnie, Tchétchénie, Cachemire – pendant les années 1990), ont maintenant fait place à une troisième génération, née en Europe ou en Occident de parents musulmans immigrés. Cette troisième génération est caractérisée par son caractère «auto-…», c’est-à-dire qu’elle est auto-radicalisée, autonome (donc inconnue du leadership d’Al-Qa’ida), auto-financée, auto-didacte, et de ce fait son incapacité à établir un contact avec le leadership d’Al-Qa’ida la contraint à acquérir elle-même une expertise, ce qui explique le nombre d’échecs d’attentats de ces derniers mois (Sageman 2008, pp. 140-141).
Du fait de ce caractère «auto-» et du fait que l’appartenance à Al-Qa’ida n’est plus tributaire d’un certain curriculum (sélection des combattants, entraînement dans des camps etc.), «n’importe qui peut déclarer être un combattant d’Al-Qa’ida» (Sageman 2008, p.141), obscurcissant de fait la distinction entre simple sympathisant et activiste.
Selon Sageman, le jihad de la troisième génération est celui du jihad sans leader («leaderless jihad»), c’est-à-dire un réseau de petites cellules locales, auto-radicalisées et -organisées liées entre elles par Internet (Sageman 2008, p. 143) et qui n’ont aucun lien avec le leadership d’Al-Qa’ida (pour une histoire du concept de «résistance sans leader» dont découle le concept de jihad sans leader, voir «De l’Extrême Droite à Al Qaïda: Histoire du concept de résistance sans leader», disponible par ce lien au format PDF).
Internet joue ici un rôle central dans la mesure où il sert de lien, moins personnel qu’idéologique, philosophique et éducatif (il permet aux cellules de se former tout en leur assurant un dénominateur commun idéologique) entre les différentes cellules.
Se fondant sur les analyses de Louis Beam et d’Abu Musab Al-Suri, Sageman évoque les forces et faiblesses de la résistance sans leader. Alors que l’absence de liens avec un leadership empêche l’infiltration et le démantèlement d’un mouvement tout en lui permettant de s’adapter au plus vite à son environnement, ce manque de liens est cependant problématique dans la mesure où il ne permet pas au mouvement une cristallisation politique plus forte qui lui permettrait de prendre possession d’un pays et de le gouverner (Sageman, 2008, p. 144). De ce fait, les réseaux de résistance sans leader ne peuvent négocier l’étape qui les ferait passer de la violence au compromis politique.
Mais la conséquence la plus importante du caractère de résistance sans leader du djihad de la troisième génération réside dans le fait que pour survivre, un mouvement de résistance sans leader nécessite «un flot constant de nouvelles actions violentes pour maintenir l’intérêt de nouvelles recrues potentielles, créer l’impression d’un progrès visible vers l’objectif et donner aux recrues potentielles une expérience par procuration avant qu’elles ne prennent l’initiative de s’engager dans leurs propres activités terroristes» (Sageman, 2008, p. 145). Pourtant, les échecs des nombreuses tentatives d’attentats ces dernières années en Occident (Sageman en dénombre plus d’une dizaine, voir p.139) – même s’ils attestent de la présence d’une troisième génération – ne permettent probablement pas de satisfaire à l’exigence «d’un flot constant de nouvelles actions violentes».
Pour toutes ces raisons internes (faiblesse des liens, impossibilité de négocier une transition vers un compromis politique, absence d’attentats réussis en Occident), Sageman pense que le jihad sans leader va probablement disparaître de lui-même (Sageman 2008, p.146), à condition que les Etats-Unis le laissent s’éteindre sans provoquer un sursaut par une offensive contre-terroriste trop violente (Washington Post, «The Fading Jihadists», 28 février 2008).
Le discours «décliniste» de Sageman a été fortement critiqué par Michael Scheuer, ancien agent de la CIA et chef de la section chargée de la traque d’Osama ben Laden. Dans son contre-argument (Michael Scheuer, «Is Global Jihad a Fading Phenomenon?», 1er avril 2008), Scheuer fait une liste des tendances du jihad en Europe et dans différents pays musulmans. Il constate ainsi que, selon le magazine The Economist, il y aurait environ 2000 jihadistes connus en Grande-Bretagne. Ceux-ci seraient généralement bien intégrés. Citant le directeur des services de renseignement allemands, Ernst Uhrlau, Scheuer rapporte qu’il y aurait environ 700 jihadistes sous surveillance en Allemagne et qu’une partie de ceux-ci auraient acquis des compétences dans des camps d’Al-Qa’ida.
Dans le monde musulman, au Yémen et en Jordanie, le gouvernement aurait relâché d’éminents jihadistes (comme Abu-Muhammad Al-Maqdisi, l’ancien mentor d’Abu Musab Al-Zarqawi) par crainte de s’aliéner leurs propres populations. En Afghanistan et au Pakistan, certains dirigeants auraient accepté d’engager des pourparlers avec les moudjahidines.
Outre Michael Scheuer, on peut également citer un autre spécialiste reconnu du terrorisme qui a réservé un accueil plus mitigé à l’ouvrage de Sageman. Professeur à l’Université Georgetown à Washington, Bruce Hoffman conteste la thèse fondamentale de Sageman selon laquelle le danger pour les Etats-Unis et l’Occident en général ne viendrait pas de l’organisation centrale d’Al-Qa’ida – toujours en fuite dans la région entre l’Afghanistan et le Pakistan – mais de réseaux sans leader composés de jeunes musulmans bien intégrés et nés en Occident, (Bruce Hoffman, «The Myth of Grass-Roots Terrorism», Foreign Affairs, mai – juin 2008).
La pomme de discorde entre Sageman et Hoffman réside dans l’analyse proposée par Sageman de l’organisation centrale d’Al-Qai’da selon laquelle cette dernière aurait été «neutralisée d’un point de vue opérationnel». En effet, selon Hoffman, l’interprétation de Sageman selon laquelle le danger du «mouvement Al-Qa’ida» viendrait uniquement de la base est erronée; le leadership d’Al-Qa’ida reste une source de menace. A cet égard, Hoffman cite des sources gouvernementales américaines et en particulier le National Intelligence Estimate de juillet 2007, présenté au Sénat en février 2008, selon lequel «Al-Qa’ida est et restera la menace la plus sérieuse pour le pays [les Etats-Unis], du fait que son leadership continue à planifier des attaques à fort impact, tout en poussant d’autres éléments extrémistes dans les communautés sunnites à imiter ses efforts (…)». Selon Hoffman, «Al-Qa’ida est une organisation remarquablement agile et flexible qui bénéficie de capacités opérationnelles et de planification de son leadership à sa base (top-down) et de sa base vers le leadership («bottom-up») et qu’il serait erroné de se concentrer uniquement sur le danger émanant de la base comme le fait Sageman.
Hoffman cite également l’ancienne cheffe des services de renseignement intérieur britanniques, Eliza Manningham-Buller, selon laquelle – en novembre 2006 – 30 tentatives d’attaques auraient en préparation sur sol britannique et ces tentatives auraient, pour la plupart, impliqué des liens avec l’organisation «centrale» d’Al-Qa’ida au Pakistan.
2. Peter Bergen vs. Michael Scheuer
Outre Marc Sageman, d’autres éminents experts sur Al-Qa’ida ont, ces derniers mois, annoncé un déclin de l’organisation/réseau d’Osama Ben Laden. A cet égard, il faut citer ici l’analyse de Peter Bergen (en collaboration avec Paul Cruickshank), commentateur de CNN, parue le 11 juin dans la revue The New Republic (Peter Bergen et Paul Cruickshank, «The Unraveling, The Jihadist Revolt Against bin Laden»). Dans cette analyse, Bergen présente la défection de plusieurs voix influentes au sein du mouvement salafiste jihadiste global.
La première est celle de Noman Beotman, un ancien leader du Groupe Combattant Islamique Libyen, reçu personnellement par Ben Laden en Afghanistan en 2000 et qui a récemment incité Ayman al-Zawahiri à cesser ses activités.
Le second personnage influent qui aurait tourné le dos à Ben Laden est le cheik Salman Al Oudah, l’un des pères du Sahwa, un mouvement de renouveau fondamentaliste très populaire au début des années 1990 en Arabie Saoudite. L’emprisonnement d’Al Oudah au début des années 1990 fut l’une des raisons de la critique adressée par Ben Laden à Abdul Aziz Ibn Baz, la plus haute autorité religieuse d’Arabie Saoudite et à sa rébellion contre la famille royale saoudienne.
De manière plus succincte que Lawrence Wright, Bergen s’intéresse également à la défection du Dr. Fadl. Selon Bergen, les voix de Benotman, d’Oudah et de Fadl sont représentatives d’«une vague croissante de personnes en colère contre Al-Qa’ida et les groupes affiliés du fait que leurs cibles sont principalement des musulmans».
Bergen voit dans le recours à la doctrine du takfir – qui permet à ses défenseurs de décider qui sont les «vrais» musulmans et ainsi de déclarer infidèles les «faux» musulmans, processus qui mène souvent au meurtre de ces derniers – l’explication à ce retournement de situation.
Dans sa réponse à Peter Bergen, Michael Scheuer («Rumors of al-Qaeda’s Death May Be Highly Exaggerated», Terrorism Focus) insiste sur le fait que les dissensions au sein du mouvement jihadiste n’ont absolument rien de nouveau et que le recours à la doctrine du takfir n’est en aucun cas original.
En effet, la seule différence par rapport aux débats habituels au sein du mouvement jihadiste réside dans le fait que les voix dissidentes de Fadl, Benotman et Oudah bénéficient d’une publicité beaucoup plus large que d’habitude.
Selon Scheuer, les analystes que sont Bergen ou Wright prennent leurs désirs pour des réalités en citant des personnages aussi peu crédibles que Fadl et Oudah. Ces derniers seraient en effet entre les mains des régimes égyptiens et saoudiens qui auraient grandement amélioré leurs conditions de détention en échange de leurs critiques des agissements d’Al-Qa’ida. Le fils d’Oudah aurait ainsi déclaré que son père bénéficiait d’une chambre privée avec toilettes et d’une petite cuisine équipée d’un réfrigérateur. Celui-ci aurait également accès aux journaux.
Selon Scheuer, la raison de cet intérêt pour la volte-face de Fadl et d’Oudah et la reprise des propos des autorités américains viserait à «(…) rassurer les Américains qu’Al-Qa’ida est battue s’il devait s’avérer nécessaire d’attaquer l’Iran ces prochains mois».
3. «Mourir pour perdre: expliquer le déclin du terrorisme global»
Le rapport annuel intitulé Human Security Brief 2007, publié par l’Université Simon Fraser de Vancouver en mai 2008, re-considère la thèse de la progression globale du terrorisme telle qu’avancée par le Centre national américain de contre-terrorisme (National Counterterrorism Center, NCTC). Dans cette perspective, l’analyse proposée dans le Human Security Brief (HSB) peut être considérée comme un contre-pied parfait aux analyses statistiques «triomphalistes» proposées par le NCTC. A cet égard, la base de données du NCTC affirme que le nombre de personnes décédées («fatalities») dans des attaques terroristes aurait augmenté de 41 % depuis le début 2005. La base de données du National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START), installée à l’université du Maryland, ferait même état d’une augmentation de 75 % des victimes depuis 2004.
Selon le HSB, cette augmentation est liée au fait que ces deux bases de données considèrent tous les civils morts en Irak comme des victimes du terrorisme. Pour le HSB, on peut argumenter que les victimes civiles en Irak sont des victimes de guerre (civile) et pas de terrorisme (Human Security Brief, p. 10). En effet, si l’on considère les victimes de guerres civiles comme des victimes du terrorisme, alors il faudrait également considérer les victimes des guerres de ces dernières décennies – notamment au Darfur – comme des victimes du terrorisme, ce qu’omettent les différentes bases de données.
Le HSB relève donc une certaine inconsistance dans l’application des critères. Après avoir supprimé les victimes de la guerre en Irak des bases de données du NCTC et de START (le Human Security Brief prend également en considération la base de données du Memorial Institute for the Prevention of Terrorism, MIPT, établi à Oklahoma City), le HSB note qu’entre 1998 et 2006 – à l’exception de 2001 – il est difficile de parler d’une augmentation des victimes du terrorisme [faute de ressources financières, le MIPT a fermé ses portes en 2014; le site et la base de données ont également été fermés à ce moment – 21.06.2016]. De plus, même si l’on accepte le fait d’inclure des victimes de la guerre en Irak comme victimes du terrorisme, on constate une baisse significative des victimes pour la période mars – septembre 2007 (61 % rien qu’en Irak et 46 % au niveau mondial, Human Security Brief, p. 15).
Outre des facteurs locaux (augmentation des troupes déployées en Irak, changement de stratégie qui visait dorénavant à protéger la population civile, création de zones religieusement homogènes, cessez-le-feu observé par l’armée de Moqtada al-Sadr et l’alliance entre forces américaines et sunnites contre Al-Qa’ida en Irak), le déclin d’Al-Qa’ida en Irak est principalement le résultat d’un changement d’opinion au sein de la population irakienne, excédée par ses tactiques.
Le HSB accorde également un encart au travail de la spécialiste Audrey Kurth Cronin, qui s’est intéressée aux raisons du déclin et de la fin d’organisations terroristes (Kurth Cronin, «How al-Qaida Ends, The Decline and Demise of Terrorist Groups»).
Selon Kurth Cronin, on peut citer sept causes principales au déclin d’organisations terroristes:
- La capture – la mort du leader terroriste (comme dans le cas du leader du PKK Abdullah Öcalan ou d’Abimal Guzman du Sentier Lumineux).
- L’incapacité d’un groupe à convaincre une nouvelle génération du bien-fondé de sa cause (comme dans le cas des Brigades Rouges, de la «bande à Baader» ou de groupes d’extrême droite).
- La réalisation des objectifs de l’organisation (groupe) comme dans le cas de l’Irgoun dont la campagne devrait contribuer à la création de l’Etat d’Israël.
- Les négociations, comme dans le cas de la PIRA (Provisional IRA) ou de l’OLP. Cependant les négociations peuvent mener à la création de factions dissidentes (comme en Irlande du Nord: les négociations avec la PIRA ont provoqué l’émergence de la Real IRA).
- La perte du soutien par la population comme dans le cas de la Real Ira après l’attentat d’Omagh (29 morts) ou de l’ETA.
- L’usage de la force militaire – répression comme dans le cas du Sentier Lumineux ou de Narodnaya Volyia. En cas de forte répression, il existe un risque d’exportation du conflit aux voisins (comme en Tchétchénie).
- Changement du caractère du groupe, transition d’un groupe terroriste à un groupe criminel (comme dans le cas du groupe Abu Sayaf aux Philippines) ou d’une campagne terroriste à une révolte armée, comme en Algérie.
Sans s’intéresser à toutes les causes, le Human Security Brief insiste notamment sur la cinquième cause possible, la perte du soutien populaire, dans le monde musulman. A cet égard, le rapport mentionne les chiffres publiés par le très sérieux Pew Institute selon lesquels le pourcentage de Pakistanais qui considéraient les actes terroristes contre des civils comme «jamais justifiés» était passé de 35 % en 2004 à 69 pour-cent en 2006. De plus, alors qu’en août 2007, 33 pour-cent des Pakistanais soutenaient Al-Qai’da, ils n’étaient plus que 18 pour-cent cinq mois plus tard. Le rapport mentionne également une étude présentée par le chercheur Max Abrahms («Why Terrorism Does Not Work»), selon laquelle les organisations terroristes dont la principale tactique consiste à attaquer des civils auraient un taux de succès qui avoisinait zéro pour-cent.
4. Zawahiri et Al-Souri: récits «triomphaliste» et «décliniste» du jihad
Au-delà de leur caractère polémique, les débats entre auteurs considérés comme «déclinistes» (Sageman, Bergen, Wright) et les auteurs «triomphalistes» (Scheuer, Hoffman) reflètent un débat qui fait rage au sein du mouvement jihadiste lui-même, en particulier sur l’impact stratégique et tactique des attaques du 11 septembre. On peut l’illustrer par la querelle opposant Abu Musab Al-Souri – considéré comme le principal idéologue du jihad de la troisième génération – et Ayman Al-Zawahiri, numéro deux d’Al-Qa’ida, décrite par l’islamologue français Gilles Kepel dans son ouvrage Terreur et Martyre, relever le défi de civilisation.
Mustafa Setmariam Nasar – mieux connu sous le nom de plume d’Abu Musab Al-Suri («le Syrien») – est l’auteur de l’Appel à la Résistance islamique globale, un ouvrage de 1600 pages, devenu très influent dans les cercles jihadistes. Ancien membre de l’Avant-Garde combattante syrienne et ancien moudjahidine en Afghanistan, Al-Suri est un personnage atypique dans la mouvance jihadiste. En effet, il fut l’un des premiers à suggérer la nécessité d’une décentralisation stratégique du mouvement jihadiste au début des années 1990 déjà.
Comme le révèle Brynjar Lia, auteur d’un ouvrage de référence sur Al-Suri (Architect of Global Jihad: The Life of Al Qaeda Strategist Abu Mus’ab al-Suri, dans un entretien accordé récemment à Terrorisme.net , «après la chute du Mur, le renforcement de la coopération anti-terroriste internationale a joué le rôle d’un détonateur et Al-Suri a commencé à répandre sa doctrine en argumentant que, du fait de cette coopération renforcée et de la fin de la Guerre Froide, il n’était plus possible de maintenir le modèle des tanzim, c’est-à-dire des organisations hiérarchiques régionales telles qu’on les avait connues jusqu’ici.»
L’une des principales dissension entre Zawahiri et Al-Suri réside dans l’interprétation et l’attitude ambivalente d’Al-Suri quant aux attentats du 11 septembre. Comme l’observe Lia, «il semblerait qu’Al-Suri (…) n’était pas très à l’aise avec les attaques du 11 septembre: le mouvement jihadiste n’y était pas préparé, le régime des Talibans n’y était pas préparé. Ces attaques ont ainsi été interprétées comme une ‘trahison’ de l’hospitalité offerte par le régime des Talibans. Pourtant, même s’il est critique, Al-Suri est ambivalent sur ces attaques: d’un côté elles ont eu un impact phénoménal sur la situation mondiale et les Etats-Unis. Comme Al-Suri pensait que tôt ou tard une confrontation aurait été nécessaire avec les Etats-Unis, elles allaient dans la bonne direction.»
Gilles Kepel relève également l’ambivalence d’Al-Suri par rapport aux attaques, mais insiste sur l’analyse négative proposée par le Syrien, «Selon Souri, les effets pervers des attentats de New York et Washington l’emportent sur leurs conséquences bénéfiques: les sanctuaires de Londres et d’Afghanistan ont été démantelés, la pression militaire, financière s’est accrue à tel point que ceux des dirigeants jihadistes qui n’ont pas été arrêtés ou tués sont sur le qui-vive. Surtout la mobilisation des masses derrière la bannière du jihad, que devait hâter le caractère miraculeux du 11 septembre ne s’est pas produite». (Kepel, p. 134)
A l’opposé, Zawahiri considère ses attaques comme la «double razzia bénie de New York et de Washington» (Kepel, p. 134) et ses innombrables déclarations dans les années qui suivront n’auront qu’un seul but, «interpréter sans relâche les événements qui adviennent (…) sur le front du jihad (…) comme autant d’étapes d’un Grand Récit menant vers l’apothéose de l’islam et la défaite du kufr, de l’impiété» (Kepel, p. 135). En effet, contrairement à Al-Suri qui considère que le jihad est dans une phase de faiblesse, Zawahiri (et Ben Laden) le considère dans une phase de force (Kepel, p. 137-138) et que par conséquent, il est nécessaire de galvaniser les militants pour les amener à la victoire finale.
Pour Al-Souri, cette phase de faiblesse du jihad, la destruction de structures hiérarchiques impose au mouvement jihadiste le recours à une résistance en petites cellules, détachées du leadership d’Al-Qa’ida et liées entre elles par une «allégeance personnel à Dieu, un programme politico-juridique et une doctrine communes». De plus, les militants doivent également être liés entre eux par un «objectif commun qui est de résister aux envahisseurs et de les défaire» (2).
Conclusion
A côté des déclarations tonitruantes de hauts fonctionnaires de l’administration américaine, on a assisté ces dernières semaines et mois à l’émergence d’un nouveau discours sur Osama Ben Laden et son organisation. Alors que jusqu’ici le discours sur le jihad islamique était marqué par un certain alarmisme face à la capacité d’adaptation du mouvement, les voix d’experts reconnus sont venues compléter les déclarations des autorités américaines sur un possible déclin. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure ces experts poursuivent également un «agenda». Dans cette perspective l’explication fournie par Michael Scheuer – selon laquelle il s’agit d’une stratégie préparatoire à une éventuelle attaque contre l’Iran – doit être considérée avec grande précaution.
Il est cependant indéniable que le discours prôné par les experts présentés et discutés ci-avant accorde une plus grande attention aux dissidences et aux dissensions au sein du mouvement que par le passé.
Au-delà d’une possible croissance ou une diminution réelle de la capacité de nuisance d’Al-Qa’ida, ce nouveau discours semble plutôt refléter une diminution de la peur inspirée par Al-Qa’ida dans les sociétés occidentales, qui n’ont plus été frappées depuis les attentats de Londres en juillet 2005.
Jean-Marc Flükiger
Notes
(1) La distinction entre qualificatifs «décliniste» et «triomphaliste» est suggérée par Gilles Kepel dans son ouvrage Terreur et Martyre, relever le défi de la civilisation.
(2) Abu Musab Al-suri, L’appel à la résistance islamique globale. Voir la traduction proposée par Brynjar Lia dans son Architect of Global Jihad: The Life of Al Qaeda Strategist Abu Mus’ab al-Suri, p. 421.
Références bibliographiques
Max Abrahms, «Why Terrorism Does Not Work», International Security, Vol. 31, No.2, (Fall 2006), pp. 42-78.
Audrey Kurth Cronin, “How al-Qaida Ends, The Decline and Demise of Terrorist Groups”, International Security, Vol. 31, No. 1 (Summer 2006), pp. 7-48.
Gilles Kepel, Terreur et Martyre, relever le défi de civilisation, Flammarion, Paris, 2008.
Brynjar Lia, Architect of Global Jihad: The Life of Al Qaeda Strategist Abu Mus’ab al-Suri, Hurst & Company, Londres, 2007.
Marc Sageman, Leaderless Jihad: Terror Networks in the Twenty-first Century, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2008.
Lawrence Wright, The Looming Tower: Al-Qaeda and the Road to 9/11, Vintage, New York, 2007.