Directeur associé du programme Humanitarian Policy and Conflict Research à l’université de Harvard, Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou livre une analyse intéressante d’Al Qaïda et de son impact sur les conflits et le droit humanitaire international. A contre-courant de certaines analyses qui mettent en avant des éléments inutilisables pour une stratégie de lutte contre Al-Qaïda, l’auteur insiste, sur la base d’une analyse de différents textes, sur la rationalité politique de l’organisation de Ben Laden.
1. Anciennes et nouvelles guerres
Dans un premier temps, l’auteur esquisse la transformation des conflits armés qui a eu lieu à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Il constate que les cinq caractéristiques du paradigme de la guerre traditionnel – «monopole (de l’usage de la force, de la légitimité), distinction (entre le domaine civil et militaire, entre les combattants légitimes et illégitimies, entre l’intérieur et l’extérieur et entre le public et le privé), concentration (des forces, des secteurs visés), brièveté (de la conception, de la bataille) et linéarité (de l’organisation et de l’engagement)» (p.24) – ont été remplacées par un nouveau paradigme, marqué par une «diminution des guerres interétatiques» et par l’émergence de guerres qui opposent des acteurs étatiques et des acteurs «transnationaux armés» (p.25), intéressés par la destruction de la «volonté politique de l’ennemi de se battre» (p.25).
Pour l’auteur, l’intérêt d’Al Qaïda réside dans le fait que ce réseau met en évidence les problèmes suscités par un droit international basé sur la notion d’Etat (p.28). En effet, Al Qaïda se positionne comme un nouveau type d’acteur non-étatique qui vise à étendre le champ de bataille au sein même des sociétés ennemies – donc de rendre méconnaissable les distinctions traditionnelles liées aux champs de bataille, comme par exemple la notion de soldat/civil – tout en s’appuyant sur une structure non-linéaire, décentralisée, non-hiérarchique (à cet égard, on pourrait évoquer ici la notion de résistance sans leader) qui empêche une pénétration par les forces de sécurité traditionnelles.
Qui plus est, comme on l’a vue dans différentes guerres inter-étatiques de ces 60 dernières années (Blitzkrieg de l’Allemagne nazie, guerre des Six-Jours de 1967, rapidité des interventions américaines en Afghanistan et en Irak), les Etats visent souvent à une victoire extrêmement rapide, alors que ces groupes ont pour objectif de ralentir considérablement le rythme imposé pour mener les Etats à une guerre d’usure (on peut prendre ici pour modèle l’actuelle Al Qaïda en Irak).
Selon Ould Mohamedou, une des nouveautés d’Al Qaïda réside dans le fait que ce groupe transnational considère la guerre comme une punition pour ce qu’il appelle «une responsabilité collective privatisée» (p.30), c’est-à-dire que les citoyens des pays visés sont considérés comme responsables des actions des gouvernements «oppresseurs» des populations prétendument défendues par Al Qaïda. De ce point de vue, Bin Laden endosse le rôle des Etats classiques considérés comme incapables de défendre les populations contre «l’aggression» américaine.
L’auteur met en évidence différentes citations d’Osama Ben Laden qui vont dans ce sens, notamment lorsqu’il déclare que la «guerre est une responsabilité partagée entre les peuples et leurs gouvernements» (p.31).
2. Al Qaïda et la théorie de la guerre juste
Dans la partie subséquente de son analyse, l’auteur discute de la nouveauté d’Al Qaïda par rapport au cadre théorique dit de la «guerre juste». La guerre juste est une tradition philosophique qui puise ses origines, au 4-5ème siècle, dans les écrits du philosophe Saint Augustin [1]. Après trois siècles de martyre, la religion chrétienne était devenue la foi officielle de l’Empire Romain. Alors qu’il avait prôné le pacifisme depuis la mort de Jésus-Christ, le christianisme devenait soudain la religion officielle d’un empire constamment assailli et en guerre. Comment concilier alors le précepte chrétien: «si on te frappe sur la joue gauche, tends la joue droite» avec la politique belliqueuse d’un Empire qui avait fait pour sien l’adage «si vis pacem, para bellum»? La tradition amorcée par Saint Augustin devait être perpétuée par des penseurs tels que Saint Thomas d’Aquin, Francisco de Vitoria, ou plus tard Hugo Grotius ou Emmer de Vattel. Même si chaque principe de la tradition de la guerre juste est soumis à dispute et à interprétation, on peut les synthétiser comme suit (je reprendrai ici Wolf 2004).
Au niveau du jus ad bellum, on cite généralement les éléments suivants:
– Autorité légitime: la guerre doit être déclarée par une autorité légitime (au Moyen-ge, il s’agissait d’un roi, à l’heure actuelle, il s’agit des gouvernements)
– Cause juste: la cause doit être juste. «A l’origine il s’agissait de la punition d’une injustice. En lieu et place du paradigme de la punition, c’est le paradigme de l’auto-défense de la souveraineté nationale qui est entré en vigueur à l’époque moderne».
– Solution de dernier recours: la déclaration de guerre doit constituer une solution de dernier recours après l’échec de toutes les négociations diplomatiques.
– Intention juste: la guerre doit être déclarée avec l’intention de rétablir la paix, de se défendre et de repousser une aggression, mais de ne pas exercer de vengeance.
– Proportionnalité: selon le principe – qui est également inscrit dans la troisième convention de la Haye (1907) aux articles 22 et 23 – un Etat qui entre en guerre doit comparer les bénéfices universels attendus de l’entrée en guerre par rapport aux coûts universels de cette même action. A cet égard, les bénéfices universels doivent clairement être supérieurs aux coûts universels (Orend 2006, 59).
– Probabilité de succès: ce principe vise à éliminer une violence inutile et enjoint les parties qui entrent en guerre à ne le faire qu’à condition qu’elles puissent atteindre leur but en entrant en guerre (repousser une aggression, rétablir la paix).
Au niveau du jus in bello – qui est considéré comme logiquement indépendant du jus ad bellum – on trouve les éléments suivants:
– Proportionnalité: le principe de proportionnalité du jus in bello fait référence à une utilisation proportionnelle de la force vis-à-vis de la menace. Comme le dit Jean Bethke Elshtain, si une «une nation est confrontée à une bande de renégats qui commettent des assassinats au hasard, celle-ci n’aura pas recours à une frappe nucléaire» (Bethke Elshtain, 2003, 65).
– Distinction entre combattants et non-combattants (appelé également principe de discrimination des non-combattants): les non-combattants sont les personnes qui ne sont pas directement impliquées dans les actions de guerre et ne doivent pas faire l’objet d’attaques directes.
– Interdiction de moyens «mala in se»: certaines méthodes comme la torture, le recours systématique au viol, les génocides ou l’utilisation d’armes chimiques ou biologiques sont interdites.
Par rapport à la théorie de la guerre juste, l’auteur remarque que a) Al Qaïda se déclare comme autorité légitime pour déclarer la guerre (autorité, qui dans la théorie de la guerre juste «classique» ne peut revenir qu’à des Etats) b) considère se battre pour une cause juste – l’auto-défense des musulmans contre «l’agression» américaine (p.32).
C’est à partir de cette «aggression» que Bin Laden déduit le principe de la responsabilité collective privatisée évoqué plus haut et établit le droit de viser des civils américains, puisqu’ils ne sont pas innocents en réélisant leur gouvernement «agresseur».
Comme le remarque Ould Mohamedou, cette dernière réflexion établit un lien pour le moins problématique entre jus ad bellum (le droit d’entrer en guerre) et jus in bello (le comportement à adopter durant le conflit), les deux étant considérés comme logiquement indépendants dans la théorie de la guerre juste classique (p.32). En effet, Ben Laden déduit du crime d’aggression (jus ad bellum) sa justification pour violer le principe de discrimination des non-combattants (jus in bello).
Quant aux principes du dernier recours, de l’intention juste et de la proportionnalité, Al Qaïda déclare les respecter (p.32-33).
3. Limites du droit international
Un des intérêts incontestables de l’ouvrage de Mohammed Ould Mohamedou réside dans ses considérations de spécialiste sur les conséquences d’Al Qaïda pour le droit international: il reconnaît en premier lieu que «le droit international ne peut fonctionner que s’il est fondé sur – et exprime – une égalité entre les parties impliquées» (p.34). Mais celui-ci constate que ni les Etats, ni les groupes transnationaux tels qu’Al Qaïda ne sont prêts soit à reconnaître leur adversaire (Etats), soit à respecter le droit international (groupes transnationaux), «pourtant, c’est la reconnaissance des normes par les acteurs impliqués dans un conflit qui rend les standards pertinents» (p.34).
L’un des points fondamentaux des considérations de l’auteur réside dans sa conception de la loi comme «l’expression d’un ordre particulier qui représente à son tour une configuration de la force. Cet ordre et cette force sont inséparables de leurs contextes» (p.35). Comme il le remarque très justement, l’ordre qui avait prévalu lors de la création du droit de la guerre était centré, défini et contrôlé par les Etats (nations), ce qui n’est plus valable pour les guerres du 21ème siècle. Partant de l’incapacité des Etats traditionnels à défendre et à représenter leurs populations (ce qui est malheureusement vrai pour de nombreux Etats du Moyen-Orient), Al Qaïda vise à «contourner l’Etat et en particulier son monopole sur l’usage de la violence légitime», fait «irréconciliable avec le droit international» (p.36).
L’auteur suggère alors un changement de paradigme, organisé autour de la nature de nouveaux acteurs (comme Al Qaïda) caractérisés par l’indétermination géographique de leurs actions. De ce fait, la notion de champ de bataille est remplacée par la notion «d’espace de bataille». On peut douter ici que la nouveauté de la notion «d’espace de bataille» soit liée au terrorisme: en effet, ce sont plutôt certaines innovations technologiques qui ont permis l’émergence de cette notion «d’espace de bataille», comme par exemple la télévision ou Internet (qui a permis l’émergence du cyberspace). Conscients de leur infériorité dans des champs traditionnels, les groupes subétatiques se sont évertuées à s’imposer dans ces nouveaux espaces: par exemple, l’attaque du groupe Septembre Noir lors des Jeux Olympiques de 1972 constitue incontestablement une tentative – réussie – de monopoliser l’espace de l’information pour la cause palestinienne. Vingt ans plus tard, l’intérêt du mouvement zapatiste au Mexique a été de médiatiser (et de maîtriser) le «cyberespace de bataille» en concentrant sa lutte sur Internet.
Comme le remarque justement l’auteur, la nouveauté d’Al Qaïda réside dans sa nouvelle conception de la guerre, caractérisée par a) des «représailles en réponse à une politique aggressive» qui visent à b) «contourner le monopole de la violence légitime dont bénéficie les Etats», notamment c) en recourant à une politique «d’indiscrimination des cibles» déductible de la d) responsabilité collective privatisée mentionnée plus haut (p.39). D’un point de vue tactique, Al Qaïda a recours à des cellules, en rapport «d’essaimage» (spin-off, p. 39) avec le noyau du réseau (sorte d’«Al-Qaïda mère»).
Considérant l’environnement modifié des relations internationales et son impact sur le droit, Ould Mohammedou ne propose pas un système alternatif, mais une analyse d’Al-Qaïda, focalisée autour de son caractère politique.
4. Le retour du politique
A l’inverse d’autres analyses qui mettent en avant des éléments inutilisables pour établir une stratégie contre Al Qaïda, l’auteur offre, après une brève histoire du réseau de Ben Laden, une analyse hautement politique du réseau. Contrairement à certains analystes qui le considèrent comme apocalyptique ou nihiliste, le réseau d’Al Qaïda poursuit des buts politiques, qui, une fois atteints, conduiraient à un arrêt des attentats.
Se fondant sur une analyse de 23 messages de Ben-Laden et Al-Zawahiri, Ould Mohammedou constate la récurrence de certains thèmes soit a) le retrait des troupes américaines du Moyen-Orient, b) l’arrêt du soutien américain à Israël dans son occuption des territoires palestiniens et c) la fin du soutien américain aux régimes illégitimes du Moyen-Orient (p. 70).
Dans la perspective de sa conception politique d’Al Qaïda, l’auteur ajoute que, le terrorisme a remplacé la guerre dans le paradigme clausewitzien «de la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens» (p.74-75). Le terrorisme étant de ce fait hautement politique, celui-ci doit recevoir une réponse également politique qui adresse les thèmes mis en évidence dans les communiqués d’Al Qaïda. Il déclare ainsi «l’histoire nous apprend que l’engagement face aux terroristes exige invariablement d’aborder les problèmes soulevés, c’est-à-dire de reconnaître les griefs collectifs dans lesquels ils inscrivent leurs recours à la force, décrits comme des actions politiques en réponses à des problèmes spécifiques» (p.89).
Conclusion
La thèse Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou est rafraîchissante: dans son essence, elle critique et vise à remplacer les paradigmes que l’on pourrait qualifier «d’émotionnels» (qui mettent en avant ou la haine d’Al Qaïda envers l’Occident ou son nihilisme, son irrationalité etc.) par rapport à Al Qaïda. La thèse du remplacement de la guerre par le terrorisme dans une perspective clausewitzienne est tout à fait originale.
Pourtant, cette thèse semble souffrir d’un défaut méthodologique: en effet, même si l’analyse des déclarations d’Al Qaïda est incontestablement intéressante pour nous révéler son agenda politique, c’est plus une analyse des attentats commis par le réseau qui devrait être au centre de ses réflexions. Même si celle-ci est effectivement présente (p.86), elle ne prend pas en considération les attentats commis en Irak depuis l’intervention américaine. Comme le révélait récemment sur Terrorisme.net le journaliste et spécialiste de l’Irak Christoph Reuter, «on observe depuis environ une année des combats massifs entre la résistance sunnite et des militants qui se sont établis comme Al-Qaïda, du fait que sur place, Al-Qaïda a assassiné tellement de sheiks, de personnalités locales dans les cercles radicaux que même leurs alliés se sont retournés contre eux plutôt que de perpétrer des attentats sur les Américains» . On notera que cette analyse est partagée par le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui, dans un entretien, déclare que «en Irak, Al-Qaïda ne concentre pas ses efforts pour combattre les forces d’occupation américaines. Au contraire, elle combat aux côtés des occupants. Elle combat un grand nombre de gens qui n’ont pas les mêmes opinions politiques qu’elle.»
Sur la base de ces déclarations, il est difficile de croire à un programme politique d’Al Qaïda en Irak qui s’inscrirait dans le caractère politique mis en évidence par cet ouvrage. A cet égard, ne serait-il pas nécessaire de distinguer entre différentes rationalitéS (ou irrationalité) politiqueS d’Al Qaïda (pour l’Europe/les Etats-Unis et pour l’Irak)? Et si oui, combien de rationalitéS devrait-on distinguer?
Jean-Marc Flükiger
Note
[1] Cette brève présentation de la théorie de la guerre juste est tirée de Jean-Marc Flükiger, «Terrorisme : réflexions définitionnelles et «urgences suprêmes», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 54, numéro 1/2 (2007), 125-145. Nous remercions ici la Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie de nous avoir autorisé à publier cet extrait.
Références bibliographiques
Jean Bethke Elshtain, Just War Against Terror, The Burden of American Power in a Violent World, Basic Books, 2003
Jean-Marc Flükiger, «Terrorisme : réflexions définitionnelles et «urgences suprêmes», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 54, numéro 1/2 (2007), 125-145
Brian Orend, The Morality of War, Broadview Press, 2006
Jean-Claude Wolf, “Konsequentialismus, Deontologie und Theorie des gerechten Krieges”, in Philippe Mastronardi (éd.): Das Recht im Spannungsfeld utilitaristischer und deontologischer Ethik, (= ARSP-Beiheft 94), Stuttgart: Franz Steiner Verlag, 2004, 41-54.
Mohammed-Mahmoud Ould Mohamedou, Understanding Al Qaeda: The Transformation of War, Pluto Press, 2007, 114 p.