Le 11 avril 2007, à Alger, des attentats suicides commis par trois terroristes auraient fait 33 morts (selon le bilan connu dans la soirée du 12 avril) et plus de 200 blessés. Al Qaïda au Maghreb islamique a revendiqué ces attentats. La veille, trois kamikazes avaient préféré se faire exploser plutôt que d’être arrêtés par la police et un quatrième avait été abattu avant de pouvoir faire de même. Ces attentats s’enracinent à la fois dans un contexte local et dans un courant jihadiste international.
Les terroristes qui ont mené l’action d’Alger avaient trois cibles: le Palais du gouvernement, le siège algérien d’Interpol et le siège des forces spéciales de la police. Selon le procédé habituel, les sites de la mouvance jihadiste ont rapidement publié les photographies des “martyrs” ainsi qu’un communiqué. L’observateur ne peut qu’être frappé par l’adoption en Algérie d’une procédure “standardisée” de l’attentat suicide. Durant les années noires de la guerre civile en Algérie, d’autres moyens étaient utilisés: mais le “modèle” offert part Al Qaïda tend maintenant à s’imposer comme une référence.
Pas seulement le modèle, d’ailleurs: c’est au nom d’Al Qaïda et d’un jihad international que les terroristes d’Alger ont commis cet attentat. Le 11 septembre 2006, Ayman Zawahiri a annoncé que le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), fondé en 1998 comme dissidence du Groupe islamique armé (GIA) auquel il reprochait sa politique d’attentats indiscriminés, rejoignait Al Qaïda; des contacts existaient déjà depuis les débuts du GSPC. En janvier 2007, cette évolution avait été formalisée par l’adoption du nom d’Organisation d’Al Qaïda au Maghreb islamique. Selon certains observateurs, la décision du GSPC de se ranger sous la bannière d’Al Qaïda serait loin d’avoir fait l’unanimité parmi ses membres, certains auraient préféré le maintien de l’indépendance et de la spécificité algérienne du mouvement. L’on s’interrogeait donc sur l’éventualité que cela accentue les divisions entre “émirs” du GSPC.
Rappelons que Hassan Hattab (né en 1967), fondateur du GSPC, en avait été exclu en 2005 en raison de ses positions jugées favorables au projet d’aministie générale. Il fut qualifié par ses anciens camarades de “corps étranger au djihad”. Nombre de ses partisans avaient déposé les armes dès 2004. Il annonça officiellement en 2006 son intention de renoncer à la lutte armée, malgré certaines informations contradictoires au sujet de ses positions. A la suite des attentats d’Alger, le quotidien El Chourouk El Youmi (12 avril 2007) affirme avoir reçu par téléphone une prise de position de Hattab, qui se distance des attentats en tant que membre fondateur et “émir légitime” du GSPC, réitérant son soutien à la politique de réconciliation nationale, selon le journal. Hattab aurait également affirmé au quotidien que le groupe s’intitulant “Organisation d’Al Qaïda au Maghreb islamique” n’avait rien à voir avec le groupe qu’il avait lui-même fondé et qu’il avait refusé les propositions d’autres membres de se rallier à Al Qaïda.
Quoi qu’il en soit des positions et déclarations (invérifiables) du chef historique du GSPC, il reste à voir quelles réactions accueilleront cet attentat dans les rangs jihadistes: mais le succès de l’opération, frappant au coeur de l’Etat, va probablement renforcer la branche “internationaliste” du jihadisme algérien plutôt que ses courants nationalistes. Afin de prévenir les critiques selon lesquelles les auteurs de l’attentat n’auraient montré aucune préoccupation pour les victimes civiles, les sympathisants soulignent déjà que les cibles n’étaient nullement indiscriminées et visaient bien des collaborateurs d’un régime honni.
Les signes annonciateurs d’un attentat important ne manquaient malheureusement pas: depuis son allégeance à Al Qaïda, les cellules du GSPC multipliaient les opérations. Mais les mises en garde récentes prévoyaient qu’elles s’en prendraient plutôt à des cibles occidentales.
L’Organisation d’Al Qaïda au Maghreb – quel que soit le degré, réel ou symbolique, de contrôle exercé sur cette “branche” par les dirigeants d’Al Qaïda – a frappé alors même que les forces algériennes avaient apparemment engagé depuis la fin du mars une offensive contre le groupe en Kabylie. Mais des opérations militaires peuvent difficilement stopper des terroristes agissant seuls ou en petits groupes: la violence en Algérie est probablement en train de se transformer pour suivre d’autres modèles que celui du contrôle de maquis (sans d’ailleurs que les deux tactiques s’excluent, mais le contexte actuel n’est plus celui du début des années 1990). Cela dit, l’existence de “camps d’entraînement” sous une forme ou une autre rend bien sûr de grands services pour la formation des futurs jihadistes. Il ne faut pas les imaginer aujourd’hui en Algérie comme des structures stables, mais plutôt comme des camps mobiles.
Les incidents survenus au Maroc méritent tout autant l’attention, car ils s’inscrivent dans de semblables développements plus larges. Au mois de janvier, le gouvernement marocain avait annoncé avoir démantelé un groupe terroriste d’une soixantaine de personnes, entretenant des liens avec ses homologues algériens.
Venus au service d’un jihad international, les activistes qui se réclament d’Al Qaïda au Maghreb ne sont pas simplement destinés à être opérationnels en Afrique du Nord: certains d’entre eux se retrouvent sur le terrain irakien, devenu un centre symbolique du jihad, semblable – selon d’autres modalités – à ce qu’avait représenté l’Afghanistan à une période antérieure.
Les troubles en Irak ont en effet donné un nouvel élan aux courants jihadistes: selon des experts, nombre de jeunes gens qui rejoignent actuellement l’ex-GSPC rêvent d’aller se battre en Irak. le 5 avril 2007, le quotidien El Khabar citait une source algéroise selon laquelle pas moins de 120 candidats pour le jihad en Irak seraient actuellement incarcérés en Algérie. Il s’agirait de jeunes gens de 18 à 30 ans, pour la plupart sans expérience militaire. Afin de tenter d’identifier des candidats jihadistes potentiels, les services de sécurité scrutent très soigneusement les listes de passagers de différents vols.
La fascination pour le combat en Irak ne touche pas que des Algériens: les autorités marocaines admettent avoir identifié depuis 2003 quelque 50 volontaires de leur pays partis pour l’Irak, mais leur nombre est vraisemblablement beaucoup plus élevé. Certaines zones paraissent particulièrement propices, par exemple la région de Tetouan, indique le Washington Post (20 février 2007); cela peut s’expliquer par la proximité avec l’Europe, et donc de meilleures possibilités de départ. Les responsables de la sécurité marocaine affirment qu’il s’agit d’un recrutement organisé, avec des émissaires de groupes jihadistes qui observent des mosquées afin d’y repérer des candidats potentiels. Même si plusieurs recrues viennent de milieux de condition sociale modeste, ce ne sont ni des analphabètes ni les couches les plus pauvres qui sont prioritairement visés par la propagande jihadiste, affirme le ministre de l’Intérieur. Il s’agit surtout d’identifier des personnes prêtes à donner leur vie pour la cause. Ceux qui s’engagent ont le pressant sentiment de devoir combattre contre l’injustice.
En effet, si le goût de l’aventure et de l’héroïsme peut sans doute contribuer à expliquer une part de l’engagement de jeunes gens de différents pays pour le jihad en Irak, cela ne suffit pas pour expliquer que tant de candidats au “martyre” surgissent subitement: ils sont convaincus de s’engager dans une cause juste face à des oppresseurs. Les images quotidiennement diffusées sur les chaînes de télévision du monde arabe sur la situation en Irak les indignent et les incitent à vouloir rejoindre les rangs jihadistes – exactement comme d’autres jeunes gens, à d’autres époques, en Occident aussi, ont été prêts à tout sacrifier pour défendre des idéaux.
Le Maghreb présente aussi pour le jihadisme un intérêt en raison de sa proximité de l’Europe et de la présence d’une importante diaspora maghrébine dans certains pays européens, notamment la France – population au sein de laquelle il est relativement aisé de se fondre et de préparer des opérations, même si les services de sécurité français sont du nombre de ceux qui ont développé la plus longue expérience de la lutte contre le terrorisme se réclamant de l’islamisme. La France pourrait également se trouver au premier plan des cibles futures, suggèrent certains observateurs.
Dans un récent article sur Al Qaïda et le GSPC (Terrorism Focus, 3 avril 2007), Michel Scheuer soulignait que l’on pouvait tirer des récents développements trois leçons. Tout d’abord, les actions encouragées par Oussama ben Laden ne visent pas seulement à nuire aux Etats-Unis et à d’autres pays occidentaux ainsi qu’à leurs alliés dans le monde musulman, mais aussi à inciter des musulmans à rejoindre les rangs du jihadisme, et cette tactique rencontre un certain succès. Ensuite, ce que l’on appelle les “franchises” d’Al Qaïda dans différentes zones n’ont pas complètement remplacé l’organisation mère elle-même, celle-ci continue d’exercer une certaine activité (depuis le Pakistan) et les responsables de la lutte contre le terrorisme se trouvent confrontés à une menace à deux niveaux. Enfin, l’Irak apparaît comme un pays à partir duquel Al Qaïda peut se projeter vers d’autres zones.
C’est à raison que le spécialiste indien B. Raman écrit, à la suite des attentats du 11 avril, que nous nous trouvons face à un véritable projet stratégique d’Al Qaïda, avec une diffusion géographique toujours plus large d’une insurrection islamiste. Il s’agit d’affaiblir les régimes d’un nombre croissant de pays non pas pour le plaisir d’y semer le chaos, mais comme prélude au rêve d’une prise de pouvoir et de l’établissement d’un Etat islamique transnational. Le jihadisme version Al Qaïda est patient: il ne raisonne pas à l’horizon de quelques années, mais de décennies. Les stratèges d’Al Qaïda ne sont nullement des excités délirants, mais des hommes qui ont développé – en tout cas certains d’entre eux – un projet très bien pensé. Même s’ils ne parviendront probablement jamais à atteindre leurs buts, le jihadisme réserve encore beaucoup de sang et de larmes: seule une stratégie de longue haleine et aussi élaborée pourra adéquatement y répondre.