Le jeudi 11 mars 2004, 10 sacs à dos remplis d’explosifs ont explosé à Madrid et dans les environs de la ville, provoquant la mort de 191 personnes et en blessant plus de 1800. Deux jours plus tard, la police capturait les premiers suspects et, dans les trois semaines, elle démantelait le noyau du réseau qui avait planifié les attaques. Sept des membres de ce réseau décidèrent de se suicider plutôt que de se rendre aux forces de police qui encerclaient leur repère. Au moins 5 membres furent suffisamment chanceux et purent échapper à la capture en quittant le pays. Un des rescapés, Mohamed Afallah, trouva la mort en mai 2005 lors d’une opération suicide en Irak (El País, 16 juin 2005).
Deux ans après les événements, l’enquête policière a révélé suffisamment d’informations pour déconstruire le réseau jihadiste incriminé. La présente analyse se concentrera sur trois aspects de ce réseau: 1) les origines du réseau et ses relations avec Al-Qaïda en Europe2) le profil de ses membres et 3) les caractéristiques opérationnelles du réseau.
Origines du réseau
On distingue six caractéristiques et étapes essentielles dans l’émergence et l’évolution de ce réseau:
a) À la fin 2001 – début 2002, une opération policière a démantelé le réseau jihadiste d’Abu Dahdah, localisé principalement à Madrid. Ce réseau était à l’origine composé d’individus d’origine syrienne. Plus tard, ses rangs ont été renforcés par des Marocains, en partie grâce aux efforts couronnés de succès d’Amer Azizi [1]. Azizi avait également des contacts avec le Groupe Combattant Islamique Libyen et le Groupe Combattant Islamique Marocain (GCIM), tous deux associés à Al Qaïda. Azizi a réussi à échapper à toutes les opérations de contre-terrorisme: on ne sait où il se trouve à l’heure actuelle.
b) Le Marocain Mustapha al-Maymouni a été recruté par Azizi en 2001 et a participé à des réunions du réseau Abu Dahdah avant qu’il ne soit démantelé. Après la disparition d’ Abu Dahdah, al-Maymouni a maintenu des relations avec d’autres jihadistes marocains qu’il visitait fréquemment. Il avait l’intention de voyager et de se battre en Afghanistan en 2002, mais ses efforts restèrent vains. Pourtant, il contribua à la création de groupes à Madrid et d’autres à Kenitra et Larache au Maroc. Le groupe d’Al-Maymouni à Madrid était composé principalement de Marocains, dont beaucoup entretenaient des relations – parfois sporadiques – avec des membres du GCIM.
c) Les frères Moutaz et Mohannad Almallah Dabas ont joué un rôle important dans l’endoctrinement du groupe. Ils étaient d’origine syrienne, mais les deux avaient obtenu la nationalité espagnole. Ils avaient également les deux des contacts directs avec Al Qaïda. La police était convaincue qu’ils maintenaient des contacts avec Mohammad Bahaiah, Abu Kalid (considéré comme le «représentant personnel de Ben Laden en Europe») et Abu Qatada (El País, 2 août 2005). Moutaz vivait à Londres et fréquentait les fidèles de la mosquée de Finsbury Park. Mohannad résidait à Madrid et accueillait des réunions dans sa maison pour aider les membres du groupe d’al-Maymouni.
d) A la mi-2003 environ, al-Maymouni, soupçonné d’avoir participé aux attaques de Casablanca fut arrêté au Maroc. Après son arrestation, son beau-frère, le Tunisien Serhane bin Abdelmajid Fakhet assuma la direction du groupe.
e) Dans les mois qui suivirent, d’autres individus dignes d’attention ont également rejoint le groupe de Serhane. L’un des plus importants fut Allekema Lamari, un Algérien, ancien membre du GIA, détenu en 1997 à Valence et relâché en 2002. Il faut également noter la présence du Marocain Jamal Ahmidan, un narco-trafiquant qui rejoignit le jihad durant son séjour dans une prison marocaine et qui joua un rôle prépondérant dans le financement et la mise à disposition des explosifs utilisés dans les attaques de Madrid. Le reste des membres était constitué principalement de Marocains. Certains, comme Mohamed Afallah et Driss Chebli étaient liés à Yousef Belhadj, un membre dirigeant du GCIM en Europe et présenta Belhadj à Serhane.
f) A la fin de l’été 2003, la direction du groupe composée de Serhane, Lamari et Jamal Ahmidan, commença les préparatifs pour les attaques de Madrid qui furent perpétrées le 11 mars 2004.
A l’heure actuelle, l’une des questions les plus importantes qui se pose est: qui eut l’idée d’attaquer l’Espagne? S’agissait-il de Serhane ou d’autres membres de son groupe? ou s’agissait-il d’une personnalité du réseau d’Al Qaïda qui transmit l’ordre d’attaquer aux frères Almallah Dabas ou au membre du GCIM, Yousef Belhadj?
L’hypothèse selon laquelle l’ordre de perpétrer les attaques venait d’un échelon hiérarchique supérieur d’Al Qaïda est très crédible. En octobre 2003, Ben Laden menaça explicitement l’Espagne suite à sa présence militaire en Irak. Un jour plus tard, Yousef Belhadj acheta une nouvelle carte pour son téléphone mobile et y inscrivit la date du 11 mars comme le jour de son anniversaire. Ceci pourrait sembler être une coincidence; pourtant sur l’un des autres téléphones de Belhadj, il avait inscrit le 16 mai comme la date de son anniversaire – en fait il s’agissait de la date des attaques de Casablanca (El País, 5 août 2005). Plus tard en décembre 2003, un site jihadiste publia un document contenant une analyse de la situation politique en Espagne, en incluant des références aux élections de mars 2004. Le document recommandait une intensification des attaques sur les troupes espagnoles stationnées en Irak [2]. Quelques jours plus tard, «l’agence de presse» jihadiste, le Global Islamic Media, publiait un autre document qui insinuait la possibilité d’une attaque contre l’Espagne, mais cette fois pas en Irak [3].
Dans tous les cas, il existait des canaux de communication entre le groupe de Serhane, Al-Qaïda et deux membres importants du GCIM en Europe, Yousef Belhadj et Hassan al-Haski qui étaient au courant des attaques avant leur exécution. La question est donc plutôt de savoir si le groupe de Serhane a conçu le plan, tout en demandant des conseils ou s’il avait demandé la permission à des membres du réseau européen d’Al Qaïda, ou si, au contraire, c’est Al Qaïda qui l’a suggéré à lui et son groupe.
Profil des membres
La majorité des membres de ce réseau ont été recrutés dans le militantisme jihadiste suite à leur séjour prolongé en Espagne. A quelques exceptions près, leur situation socio-économique était relativement modeste, tous résidaient légalement en Espagne, travaillant dans des branches professionnelles diverses telles que la téléphonie mobile, l’industrie du vêtement, la mécanique et l’agriculture. Plusieurs membres de la cellule étaient mariés avec des enfants.
Serhane, le leader du groupe, a bénéficié d’une formation universitaire, ayant obtenu une bourse du gouvernement espagnol pour poursuivre un doctorat en économie dans une des meilleures universités du pays. En plus de cela, il trouva du travail dans l’immobilier, et, selon son ancien patron, il était l’un des meilleurs vendeurs de l’entreprise (El Mundo, 8 avril 2004).
De manière plus générale, le statut socio-économique des membres était similaire aux milliers d’autres immigrants maghrébins en Espagne, et dans certains cas, leur style de vie était au-dessus de la moyenne. Ceci indique que le processus de radicalisation n’est pas vraiment dépendant de l’exclusion sociale comme moyen de propagande, mais plutôt d’une propagande effective, de la création de contre-cultures radicales et du recrutement basé sur des réseaux sociaux établis. Par exemple, Amer Azizi, Mustapha al-Maymouni et Serhane bin Abdelmajid Fakhet participaient fréquemment aux activités du mouvement missionaire Jamaat al-Tabligh Wal-Dawa à Madrid, avant d’établir des relations plus formelles entre eux (El País, 22 janvier 2005).
Caractéristiques opérationnelles du réseau
Aucun des membres du groupe de Serhane n’avait bénéficié d’un entraînement dans un camp en Afghanistan, en Tchétchénie ou dans un autre «point chaud». Malgré cela, le groupe a été en mesure d’organiser, de planifier et d’exécuter une des attaques terroristes les plus spectaculaires de tous les temps. Ceci est très troublant, démontrant par là le potentiel de groupes «amateurs» similaires qui pourraient se former et planifier des attaques dans le futur. Une autre question importante est celle de l’identité du fabricant des explosives. On sait qui a fourni les téléphones mobiles qui ont servi comme détonateurs et qui a fourni les explosifs et le shrapnel. On ne sait cependant pas si le fabricant était un membredu groupe ou s’il s’agissait d’un spécialiste des explosifs externe, peut-être du GCIM en Europe qui n’aurait par la suite pas laissé de trace. Qui plus est, cinq sortes d’ADN – trouvées dans les différents endroits où le noyau du groupe avait opéré – doivent encore être identifiées (El País, 13 février).
Le groupe était largement financé par les activités de trafic de stupéfiants du jihadiste marocain Jamal Ahmidan. La police espagnole estime le coût total des attaques entre 41.000 et 55.000 euros. Cette estimation inclut l’achat des explosifs (environ 210 kg de dynamite), obtenus par le paiement direct de stupéfiants (entre 25 et 30 kg de haschich) et la vente d’une Toyota Corolla volée à Madrid. Ceci renforce la nécessité de focaliser les efforts contre-terroristes sur les activités criminelles «communes» lors d’enquêtes similaires sur des terroristes indigènes, comme le groupe de Madrid (El País, 14 mai 2005).
La date des attaques a été choisie avec soin et visait à influencer les élections trois jours plus tard. Les terroristes ont vécu de nombreuses années en Espagne et connaissait l’insatisfaction de la population quant à la décision du Premier Ministre Jose Maria Aznar de prendre part à l’intervention en Irak. Ils savaient également qu’une telle attaque indiscriminée au coeur du pays ferait exploser l’insatisfaction populaire. La théorie d’une relation causale entre les attaques et un changement d’opinion publique respectivement du résultat des élections a été validée par des études scientifiques menées en 2005 [4].
Javier Jordán et Robert Wesley
Notes
1. Décision du tribunal contre le réseau Abu Dahdah, No 36/2005, 26 septembre 2005.
2. Brynjar Lia & Thomas Hegghammer, “Jihadi Strategic Studies: The Alleged al-Qaeda Policy Study Preceding the Madrid Bombings,” Studies in Conflict & Terrorism, 27/5, sept.-oct. 2004, pp. 355-375.
3. Reuven Paz, “A Message to the Spanish People: The Neglected Threat by Qa`idat al-Jihad,” Global Research in International Affairs (GLORIA) Center, Prism Special Dispatches, vol. 2, N° 2 (18 mars 2004).
4. Étude N° 2.559 du Centro de Investigaciones Sociológicas; Narciso Michavila “War, Terrorism and Elections: Electoral Impact of the Islamist Terror Attacks on Madrid”, Real Instituto Elcano, Working Paper, 6 avril 2005 in
http://www.realinstitutoelcano.org/documentos/186.asp [le lien n’existe plus, mais une copie est accessible dans Internet Archive – 20.06.2016]; José Antonio Olmeda, “Fear or Falsehood? Framing The 3/11 Terrorist Attacks in Madrid And Electoral Accountability,” Real Instituto Elcano Working Paper, 5 mai 2005, in http://www.realinstitutoelcano.org/documentos/195.asp [le lien ne fonctionne plus, mais une copie peut être consultée dans Internet Archive – 20.06.2016].
© 2006 Jamestown Foundation. Traduction de Jean-Marc Flükiger. Nous remercions la Jamestown Foundation pour son autorisation de traduire et publier la présente analyse, originellement parue en anglais dans Terrorism Monitor, vol. 4, numéro 5, 9 mars 2006.