De nombreux commentateurs occidentaux ont vu dans les manifestations contre le réseau d’Abou Mousab al-Zarqawi qui ont suivi les attentats du 9 novembre à Amman un retournement de l’opinion publique contre Al-Qaïda. Certains analystes ont suggéré que le choix de cibles dites “molles” reflétait l’affaiblissement subi par l’organisation, qui devait maintenant faire face aux opinions hostiles du monde arabe. Dans le dernier numéro du Terrorism Focus de la Jamestown Foundation, Michael Scheuer – qui a travaillé pour la CIA pendant 22 ans – analyse les attaques de ces derniers mois dans la perspective d’Al-Qaïda et remet en question un certain nombre d’idées reçues.
Après les attentats du groupe d’Abou Mousab al-Zarqawi le 9 novembre à Ammann en Jordanie, les discussions publiques et les prises de position officielles en Occident ont véhiculé l’idée d’un retournement de l’opinion contre Al-Qaïda et ses alliés. Certains gros titres faisaient même preuve de triomphalisme: des commentaires tels que “Zarqawi se méprend sur l’impact du meurtre de musulmans”, “Les attentats d’Amman démontrent qu’Al-Qaïda ne peut que frapper des cibles molles”, “La grande erreur de Zarqawi” et “Des milliers de Jordaniens condamnent Al-Qaïda” ne constituent que quelques exemples. Deux semaines après la frappe d’al-Zarqawi, de nombreux commentaires publics et officiels en Occident arrivaient à la conclusion que l’organisation Al-Qaïda s’était elle-même infligée une défaite d’ordre stratégique lors des attaques commises à Amman.
Cet article ne vise pas à réfuter ces conclusions, mais plutôt à suggérer que, sur la base du plan stratégique d’Al-Qaïda contre l’Amérique et ses alliés, une évaluation des faits pertinents peut conduire à des conclusions différentes de celles que l’on tire en Occident. En premier lieu, la force organisationnelle d’Al-Qaïda semble sortir indemne. La période qui a suivi les attentats révèle par exemple que le groupe n’a souffert ni de pertes en “main d’œuvre” significatives, ni de coup dur important en termes logistiques, de communications ou de capacités d’obtention de ressources, ni de perte de son havre en Irak, ni d’offensive de représailles contre ses positions en Afghanistan, ni de pertes de dirigeants difficiles à remplacer. En termes d’allégeance de volontaires à Al-Qaïda et ses alliés, ce qui est arrivé à Amman ne constitue tout au plus qu’un léger obstacle à l’inspiration religieuse et au pouvoir d’attraction issus de l’occupation dirigée par les Américains en Irak.
Au regard des attitudes du public vis-à-vis d’Al-Qaïda, al-Zarqawi et ses supérieurs jugeront sûrement que les attaques en Jordanie ne constituent pas une grande perte, en particulier après les excuses publiques d’al-Zarqawi pour la perte de vies musulmanes et ses explications claires selon lesquelles les objectifs de l’attaque ne visaient pas des musulmans. C’est vrai que cette évaluation d’Al-Qaïda pourrait être fausse; il est possible que les attentats provoquent une baisse de la sympathie populaire à long terme – seul le temps le dira. Du point de vue d’Al-Qaïda pourtant, les jours qui ont suivi les événements d’Amman étaient toujours marqués par l’occupation américaine en Irak et une absence de changement de la politique étrangère américaine vis-à-vis du monde musulman. A juste titre ou pas, Ben Laden, al-Zawahiri, al-Zarqawi et consorts croient que tant que ces réalités n’auront pas changé, l’attrait et la popularité des moudjahidines au combat ne peut que croître. Il est raisonnable de croire que les figures de proue d’Al-Qaïda doivent rire de l’opinion des gouvernements et des médias occidentaux, selon laquelle les centaines de milliers de personnes qui ont manifesté contre al-Zarqawi en Jordanie expriment les véritables sentiments des Jordaniens. Tous les moudjahidines, les chefs et les simples “fantassins” savant que, dans le monde musulman, les services de sécurité de tout roi, dictateur ou général imposé par un coup d’état peuvent produire à la demande “des foules en colères” dont le nombre s’élève à des centaines voire des centaines de milliers de participants. En fait, Ben Laden et ses alliés salueraient le fait que l’Occident continue à nourrir des illusions en croyant que des manifestations “à la Potemkine” telles que celles auxquelles on a assisté représentent véritablement l’expression des opinions musulmanes.
En termes d’avancement de l’agenda stratégique d’Al-Qaïda, il est peu probable que les dirigeants de l’organisation et leurs alliés considèrent les attentats d’Amman de manière isolée. Ils les voient plutôt comme les plus récents d’une série d’offensives couronnées de succès ces six derniers mois et qui renforcent l’opinion occidentale selon laquelle les forces d’Al-Qaïda et ses alliés sont épuisées. Pour les chefs d’Al-Qaïda, le consensus occidental selon lequel l’organisation a été tellement affaiblie qu’elle ne peut plus que frapper des cibles dites “molles”, comme des hôtels, des restaurants, des bus, des marchés en plein air, des métropolitains, etc., est d’autant plus satisfaisant. Même si nous ne nions pas que ces installations aient été frappées, la réalité – plus importante – est que ces séries d’attentats depuis juillet 2005 ont eu lieu dans des endroits qui nécessitaient de “vaincre” des réseaux de sécurité internes intenses et efficaces. Al-Qaïda et ses alliés ont frappé à deux reprises Londres en juillet; à Sharm El Sheik en Egypte, le même mois, à Bali en Indonésie et à New Delhi en octobre et en Jordanie en novembre. Il semble probable que les chefs d’Al-Qaïda soient satisfaits de leur capacité opérationnelle qui a permis de frapper à trois reprises dans des villes avec une présence policière importante – en fait, deux sont des capitales d’états policiers – et deux sites touristiques très bien protégés, importantes sources de revenus étrangers pour les pays en question. Le second attentats de Londres, le 21 juillet, pourrait avoir été le plus satisfaisant puisqu’il a montré que la meilleure force de sécurité urbaine en Occident pouvait être battue même à son niveau d’alerte le plus élevé et à son déploiement maximal.
Du point de vue d’Al-Qaïda, une amélioration stratégique notable peut être considérée comme la seconde conséquence des actions. Dans tous les pays attaqués depuis juillet 2005, les gouvernements ont adopté des législations antiterroristes plus strictes et/ou ont pris des mesures sécuritaires sévères. En Inde, en Jordanie et en Egypte, de larges groupes des suspects habituels ont été “rassemblés” et leur sort reste incertain – le nouveau et fragile règne du Roi Abdoullah II de Jordanie peut difficilement se le permettre – alors que de nouvelles lois en Angleterre et en Indonésie ont soulevé l’opposition d’un large spectre d’organisations musulmanes et, en Grande-Bretagne du moins, on assiste à une conscience accrue d’une discrimination des citoyens musulmans par le gouvernement. Les trois semaines d’émeutes nocturnes récentes en France – de nombreux émeutiers étaient des immigrants musulmans ou leurs enfants – “complètent” également les attaques de Londres en renforçant les attitudes antimusulmanes en France et en Europe, une tendance qui s’est développée depuis les attentasts d’Al-Qaïda à Madrid (Espagne) en mars 2003. Si les émeutes entraînent de nouvelles législations antiterroristes en France et ailleurs en Europe, comme l’ont provoqué les attentats attribués à Al-Qaïda en Grande-Bretagne, en Espagne et en Turquie, celles-ci ne pourraient être que profitables puisqu’elles seraient probablement considérées comme anti-islamiques par les musulmans européens.
Si, à titre d’exemple, on présuppose que ce qui précède constitue une analyse différente plausible des résultats des attentats à la bombe perpétrés par les associés d’Al-Qaïda depuis juillet 2005, une des conclusions possibles est que l’Occident analyse ces événements dans une perspective qui n’est pas celle d’Al-Qaïda et donc ne comprend pas certains points importants. L’erreur la plus manifeste est de considérer que les manifestations populaires en Jordanie – ou ailleurs au Moyen-Orient – signifient ce qu’elles signifieraient dans des sociétés nord-américaines ou européennes. Il est plus probable que les foules jordaniennes n’étaient rien d’autre qu’une démonstration impressionnante de la capacité de services de sécurité impitoyables et talentueux à “mettre en scène” de larges foules, à les équiper de banderoles et des pancartes produites par des professionnels lorsque le roi le désire. De plus, la croyance occidentale – en passe de devenir une vérité populaire – selon laquelle les capacités d’Al-Qaïda ont été diminuées du fait que l’organisation vise des cibles dites “molles” semble omettre le fait que l’accès à de telles cibles ces six derniers mois n’a été possible qu’après que les acteurs aient ” vaincu ” des services de sécurité adroits, omniprésents et souvent brutaux. Sous cet angle, les capacités opérationnelles clandestines d’Al-Qaïda restent impressionnantes.
© 2005 Jamestown Foundation. Traduction de Jean-Marc Flükiger. Nous remercions la Jamestown Foundation pour son autorisation de traduire et publier la présente analyse, originellement parue en anglais dans Terrorism Focus, vol. 2, numéro 22, 29 novembre 2005.