Voici trois mois maintenant que le gouvernement d’Ariel Sharon a fait évacuer toutes les colonies juives de la bande de Gaza. Quelles sont les conséquences de ce retrait sur le Gush Emunim, le mouvement des colons? Quelles sont les conséquences du retrait sur la doctrine messianique du mouvement ? Terrorisme.net a posé ces questions à Gideon Aran, maître de conférences à l’université hébraïque de Jérusalem, et l’un des meilleurs spécialistes du mouvement qu’il a suivi ces 20 dernières années. Outre ses nombreux articles sur le Gush Emunim, Gideon Aran est également l’auteur de l’ouvrage Jewish Zealotry (California University Press, à paraître).
Terrorisme.net – Si l’on considère les signes contradictoires lancés par le gouvernement Sharon (retrait de la bande Gaza mais promesse de plus de colonies en Cisjordanie), pensez-vous que le retrait de la bande de Gaza provoquera un renouveau ou une crise au sein du Gush Emunim?
Gideon Aran – Pour répondre à cette question, il faut revenir au retrait précédent, c’est-à-dire celui de Yamit en 1982. Il s’agissait du retrait de la part orientale du Sinaï, suite aux accords de paix avec l’Égypte. Sans aucun doute, le «Mouvement clandestin juif» dans les territoires a été inspiré et affecté par ce retrait.
En fait, permettez-moi de vous citer un de mes articles qui décrit et analyse ce retrait et commence par un poème, dont l’auteur était l’un des protagonistes les plus radicaux du mouvement des colons: «J’ai demandé aux montagnes roses, jaunes et brunes du désert du Sinaï: qu’est-ce qui vous rend si enthousiastes?» La réponse fut: «un espoir vif et intense repose dans le Mont du Temple». Ces vers montrent que, même à ce niveau poétique, les véritables croyants n’ont jamais négligé l’association entre ce qui se passe aux confins d’Israël et son centre potentiel et exclusif, le Mont du Temple. En d’autres termes, des événements politiques comme ceux mentionnés plus haut ont une influence dont les implications peuvent parfois être violentes à différents niveaux et dans différents secteurs de la religiosité juive radicale. Pourtant, lors du retrait précédent – celui de Yamit – l’impact a été, dans un certain sens, «absorbé»: il n’y a pas eu de véritable crise. Les gens se sont adaptés à la nouvelle réalité. On n’a pas constaté d’augmentation de la violence et il n’y a pas de preuves selon lesquelles l’idéologie aurait été abandonnée ou le mouvement déserté. Les vrais croyants n’ont pas quitté le mouvement et ne sont devenus ni plus enthousiastes ni plus extrémistes, réactions qui trahissent généralement un désespoir. Une fois de plus, l’orthodoxie juive a démontré sa flexibilité et son habilité à s’adapter à une nouvelle réalité, frustrante, donc à digérer «les coups durs».
Maintenant, il est certain que le cas de la Cisjordanie sera complètement différent, ce qui nous mène à une seconde question, probablement implicite dans celle que vous avez posée: «Gush Katif et le récent retrait de la bande de Gaza sont une chose, mais qu’en est-il d’un second retrait, un retrait éventuel de la Cisjordanie?». Ce retrait serait une toute autre histoire. En fait, même le retrait de la bande de Gaza est différent de l’évacuation de Yamit: premièrement les gens y ont vécu depuis trois générations, ce qui n’était pas le cas en 1982. A cette époque, la colonie n’avait que quelques années, alors que les colons vivent depuis trente ans dans la bande de Gaza. La «réalité» y était donc plus solide et enracinée, si l’on considère la construction de maisons, le travail, ou la croissance de familles. Cette fois – par rapport au cas précédent – les intérêts des colons sont beaucoup plus profonds. Deuxièmement, le retrait de la bande de Gaza a été couvert de manière intensive par la presse.
Troisièmement, le Gush Emunim est devenu très riche, confiant en lui-même, et très sophistiqué dans ses modes d’organisation et ses techniques de lutte parlementaire et extra-parlementaire. Ce n’était pas le cas en 1982. Quatrièmement, entre 1982 et 2005, nous avons assisté à plusieurs événements (tant au niveau régional – le Proche-Orient – qu’au niveau local – en termes d’histoire israélienne) qui ont complété modifié le seuil de tolérance vis-à-vis de la violence. Entre 1982 et ce retrait, nous avons assisté à deux Intifadas, l’assassinat du Premier Ministre, etc, donc plusieurs événements au cours desquels les protagonistes ont utilisé des moyens extrêmement violents comme l’assassinat, l’usage d’armes à feu, etc. Dans ce sens, vous ne pouvez pas comparer la naïveté du bon vieux temps où l’usage d’armes à feu était impensable, et la situation actuelle où tout le monde est armé jusqu’aux dents. Petit-à-petit les gens se sont habitués à des niveaux très élevés d’agression verbale et physique.
Terrorisme.net – Vous dites que le retrait de Yamit en 1982 a été – dans un certain sens – «absorbé». Pourtant, au niveau de la violence, il faut tout de même signaler le complot pour faire sauter le Mont du Temple, la tentative de faire sauter cinq bus remplis de passagers arabes, et les maires arabes estropiés. En regard de ces événements, maintenez-vous cette thèse de l’«absorption»?
Gideon Aran – Vous devez prendre en considération un certain nombre de choses: premièrement l’identification de ces cercles intérieures (des activistes extrémistes qui employent des armes à feu et avaient recours à la violence) au Gush Emunim est quelque peu problématique. Lorsque l’on parle des colons, de la droite juive des «faucons», et du Gush Emunim en général, il faut faire une distinction très claire entre l’ordre établi et certains petits groupes clandestins. Dans l’ensemble, je pense que le courant majoritaire, les représentants du Gush Emunim en tant que tel ont fait preuve de retenue, se pliant aux lois, jouant plus ou moins selon les règles démocratiques israéliennes, moyennant quelques déviations mineures. En fait, les hostilités des deux Intifadas ont représenté un défi plus important que l’évacuation récente. Durant les Intifadas – et en particulier durant la seconde – les colons du Gush Emunim ont été exposés à toutes sortes d’attaques qui ont fait de nombreuses victimes dans leur camp. Pourtant, pendant cinq ans (i.e durant la seconde Intifada) aucun événement de grande amplitude, réellement important, ne peut être associé au courant majoritaire du Gush Emunim. C’est un premier point.
Deuxièmement, il faut revenir au Mouvement clandestin juif. La question importante dans ce cas est la suivante: qu’est-ce qu’il y a de plus significatif lorsque l’on parle du Mouvement clandestin juif? Est-ce le fait que ses membres aient conspiré et avaient l’intention de faire sauter ce lieu saint islamique sur le Mont du Temple pour accélérer l’érection du troisième Temple ou qu’ils aient décidé, au dernier moment, de ne pas le faire? L’intention même, même la planification sont une chose. Mais la réalisation en est une autre. Qu’est-ce qui est le plus important: est-ce le rêve lui-même ou la retenue face à l’acte? Après tout, ce n’est pas le Shin Bet, les services de sécurité intérieurs israéliens qui les ont empêché d’accomplir leur action, mais eux-mêmes.
Terrorisme.net – pourtant si l’on parle du complot pour faire sauter le Mont du Temple, n’y avait-il justement pas un schisme idéologique entre Menachem Livni qui voulait une approbation rabbinique et Yehuda Etzion, qui avait une sorte de philosophie propre?
Gideon Aran – Au bout du compte – peut-être qu’il y a effectivement eu des discussions, des disputes ou des rivalités, peut-être qu’effectivement Yehuda Etzion et Menachem Livni n’étaient pas d’accord sur tout – le fin mot de l’histoire est que malgré leur excellente préparation et leurs plans très précis, ceux-ci ne l’ont pas fait. Pour ma part, j’ai tendance à croire que ce fait est plus révélateur, plus important en termes de pensée, que l’initiative même. Après tout, ils n’ont pas fait sauter le Mont du Temple, et comme je l’ai dit précédemment, ils n’ont pas été stoppés par des forces externes, mais par leur propre décision. La question qui se pose donc maintenant est la suivante: quelles sont les limites qu’ils se sont imposées, quelles étaient leurs inhibitions? J’ai tendance à croire qu’il ne s’agissait pas d’obstacles techniques mais le besoin de demander une approbation rabbinique. Je ne connais qu’un cas où une personne n’a pas demandé une approbation rabbinique avant de commettre un acte extrême: c’était Igal Amir (l’assassin du Premier Ministre Ythzak Rabin, ndlr). C’est un cas intéressant puisqu’un véritable cas de «zélotisme» est par définition un cas où la personne incriminée «court-circuite» ou ignore les rabbins. Un zélote ne demande pas ni une quelconque permission, ni une approbation rabbinique puisqu’il sait mieux. C’est pourquoi, j’ai toujours affirmé – même si l’on en revient aux cas de «zélotisme» typiques – qu’il s’agit d’un acte qui implique trois parties: l’agresseur, la victime et les autorités religieuses. Au moment de l’agression contre la victime, le zélote règle ses comptes avec les autorités, la tradition. Même la figure biblique de Pinhas dans le livre des Nombres (Pentateuque): ce qui est important n’était pas le fait qu’il voulait tuer la femme madianite et l’Israélite Zimri. Il était bien plus insatisfait de l’impuissance de Moïse qui n’avait rien fait. Donc le fait même que le Mouvement clandestin juif n’ait pas demandé d’approbation rabbinique veut tout dire. Cela signifie qu’ils n’étaient pas vraiment préparé au plus profond d’eux-mêmes à perpétrer cet acte. Dans ce cas, les obstacles, les inhibitions étaient internes, ce que je trouve très significatif.
Terrorisme.net – Revenons à Yehuda Etzion. Le considéreriez-vous à la lumière de sa philosophie personnelle comme un zélote?
Gideon Aran – Toute définition du «zélotisme» devrait prendre en considération la capacité d’un individu à tuer ou être tué. Il s’agit du test du sang. Pas de sang, pas de «zélotisme». Le sens populaire de «zélote» est plutôt celui de «supporter». Dans ce sens, Yehuda Etzion était plutôt un «supporter», alors qu’Igal Amir était un vrai zélote. A l’heure actuelle, lorsque nous analysons un cas, il faut prendre en considération le fait qu’un précédent existe. En 1982, il n’y avait pas de tel précédent. Ce précédent s’applique à deux camps religieux: le camp islamique avec les kamikazes qui sont totalement dédiés à la cause et le camp juif avec Igal Amir.
Quant à la récente évacuation, elle était relativement tendre: on s’attendait à toute sorte de bains de sang et des luttes fratricides qui ne se sont pas matérialisées. Les actes auxquels on a assisté étaient plutôt rituels, il ne s’agissait pas vraiment d’une véritable violence. Ceci est le cas du courant principal du Gush Emunim, mais il est cependant vrai que je n’ai pas eu vent d’un quelconque mouvement clandestin secret dans lequel une ou plusieurs personnes auraient conspiré. Mais de telles conspirations sont toujours marginales et pas nécessairement liées au courant des rabbins établis.
Terrorisme.net – vous décrivez le Gush Emunim comme une alternative au judaïsme traditionnel, «une réponse créative et porteuse à la crise identitaire d’israéliens orthodoxes mais modernes qui visent à préserver leur religiosité au sein d’un cadre sioniste et leur sionisme au sein d’un cadre religieux» (1). Le retrait a-t-il été interprété au sein des cercles religieux orthodoxes comme une «victoire» du Judaïsme traditionnel sur cette «nouvelle» forme de Judaïsme? Observe-t-on un renouveau de l’orthodoxie traditionnelle?
Gideon Aran – Il est certainement trop tôt pour le dire. En sociologie – et certains historiens ont également adopté cette perspective – nous utilisons des modèles qui incluent des intervalles de temps. Par exemple, prenons un cas aussi extrême que la Shoah. Certains considèrent le Gush Emunim ou même Meir Kahane comme une sorte de réponse tardive à la Shoah. Cela peut prendre cinq, dix, vingt ans avant qu’un processus ne soit réellement digéré et qu’il y ait une réponse. Il est encore certainement trop tôt pour parler des effets de l’évacuation. Sans aucun doute, nous assistons à une crise, remplie de doutes. De nombreuses énergies et ressources sont dirigées vers l’intérieur et les gens se posent des questions basiques qui n’avaient pas été posées précédemment comme: remettre en cause l’autorité même des rabbins qui ont totalement échoué (ils ont en fait promis quelque chose qu’ils n’étaient pas en mesure de donner), ou continuer à brandir la bannière des colonies, ou plutôt rediriger leurs énergies vers des objectifs alternatifs comme les problèmes sociaux qui ont été jusqu’ici ignorés.
Le Hamas et les mouvements palestiniens islamiques sont beaucoup plus avancés dans le sens où ils ont toujours su comment lier leurs objectifs nationalististico-religieux avec des objectifs sociaux – en fournissant des cliniques pour les pauvres, en pavant des routes, en prenant en charge les orphelins et les veuves et en construisant des écoles et des hôpitaux etc. – mobilisant le crédit dont ils jouissent au sein de la population et profitant de récolter les dividendes de leurs efforts. Dans ce sens, le Gush Emunim est unique: il a toujours ignoré les problèmes sociaux. C’est sûr qu’au début le sujet avait été discuté, mais il ne s’est rien passé dans la pratique. Il est intéressant de constater que ses membres discutent sérieusement d’une telle possibilité, comme par exemple en repeuplant certaines zones à l’intérieur des frontières d’Israël. Ces gens peuvent faire énormément pour développer des villes où vivent des gens avec un bas niveau d’éducation, d’origines ethniques défavorisées, des villes où vivent des non-privilégiés. Ils peuvent refleurir le désert du Negev plutôt que celui du Sinaï. Je pense qu’il est donc trop tôt pour offrir une évaluation. Mais pourtant je vois certains signes, certains indices selon lesquelles quelque chose se prépare. Et cette «chose» pourrait se manifester dans différents domaines.
Premièrement en termes religieux. A l’évidence, l’impulsion messianique de la religiosité juive a pris un coup. Voici dix ou quinze ans, on pouvait parler du judaïsme religieux israélien comme étant essentiellement messianique. Je ne veux pas seulement parler ici du Gush Emunim mais également des Loubavitch, le mouvement Habad, que ce soit à New York ou en Israël lorsque le «Rabbi», le Messie, Menahem Mendel Schneerson, était encore en vie et juste après sa mort. A ce moment-là le messianisme était à son paroxysme. Actuellement il traverse une crise très sérieuse. Après trois ou quatre décennies durant lesquelles le judaïsme était baigné par une fièvre messianique, ce n’est plus le cas. Voilà une possibilité dans le domaine du religieux. Deuxièmement dans le domaine de la politique où rien n’est actuellement très clair. Ce que nous savons, c’est que les membres du Gush Emunim n’ont pas réussi à saboter le Likoud depuis l’intérieur. Ceux qu’on appelle les «feiglinim» n’ont pas réussi et sont désespérés (à la fin septembre, lors de l’élection pour le candidat du Likoud au poste de Premier Ministre entre Ariel Sharon et Benjamin Netanyahou, une tentative avait été faite de saboter le discours d’Ariel Sharon en coupant le microphone dans lequel il devait parler; lors de l’élection il avait cependant été maintenu à la tête du parti, ndlr). Les gens désespérés sont dans un sens, très dangereux, mais également dans une très mauvaise situation. C’est pourquoi il semble qu’ils veulent être laissés en paix pour réfléchir.
C’est pourquoi, ces prochaines années, je m’attendrais plutôt à de nouvelles réflexions, une réévaluation de la situation et peut-être de nouvelles options idéologiques, théologiques feront leur apparition: soit l’abandon du messianisme ou l’établissement d’un lien entre le messianisme et des objectifs qui ne soient pas territoriaux mais sociaux comme la pauvreté, la mauvaise instruction, l’appartenance ethnique, l’absorption de nouveaux immigrants etc. Par exemple Yehuda Etzion a dédié ces dernières années beaucoup de temps à cette campagne de sauvetage des juifs éthiopiens. Mais je ne néglige pas non plus la possibilité du déclin même de cette ferveur messianique et du judaïsme religieux censés devenir à nouveau modérés, pragmatiques et tenus sous un contrôle strict.
On parle généralement de l’histoire juive comme imprégnée par le messianisme: mais ceci n’a jamais été le cas, à l’exception de la révolte de Bar Kokhba au 2ème siècle, des du mouvement de Sabbataï Zevi au 17ème siècle, du Gush Emunim et des Loubavitch plus récemment. Ceci nous ramène à la discussion que nous avons eu juste avant: on peut soit parler du judaïsme comme étant véritablement messianique et prendre l’exemple de la revitalisation de trois moments historiques impressionnants ou plutôt parler d’histoire juive comme ponctuée seulement de trois, quatre ou cinq épisodes messianiques, fortement limités dans la durée. Un facteur plus important dans l’éruption de ces épisodes est le fait que, une fois terminés, toutes les forces furent mobilisées pour les effacer des chroniques et les présenter comme du faux messianisme.
Terrorisme.net – le retrait récent a-t-il également provoqué une crise au sein du mouvement des Yeshivot Hesder (école religieuse juive combinant études talmudiques et formation militaire, ndlr)?
Gideon Aran – Les Yeshivot Hesder constituent une partie intégrale, une composante organique du secteur nationaliste religieux. A l’évidence, elles ont reçu un coup sérieux, en particulier lorsque s’est posée la question critique de savoir s’il fallait suivre les rabbins ou les autorités militaires. Aucun doute: alors que les rabbins ont été – laissez-moi le dire de manière explicite – suffisamment stupides pour poser la question et donner le choix à leurs étudiants, 99 % de ces derniers ont pris une décision très claire. Ils ont choisi la démocratie, le gouvernement et leurs camarades, ce qui a fait passer les rabbins pour des imbéciles. Ce fut la première fois que l’armée, le gouvernement se sont montrés extrêmement décidés, clairs, et qu’ils n’ont pas joué. Les jeunes soldats ont alors préféré l’état, la modernité, le monde séculier.
Terrorisme.net – mais ceci remet-il en question l’institution même des Yeshivot Hesder?
Gideon Aran – Oui, sûrement. Trois parties sont ici impliquées, qui déterminent le destin de l’institution. La première est le rabbinat. La seconde est son audience potentielle, c’est-à-dire de jeunes gens confrontés au choix de s’enrôler dans des Yeshivot Hesder. La troisième partie est l’armée qui semble avoir été très dure. Le chef de l’état-major a menacé de fermer plusieurs Yeshivot dans lesquelles les rabbins avaient franchement ordonné aux étudiants de désobéir à leurs commandants. Maintenant, en ce qui concerne les rabbins et ces jeunes gens, certains vont probablement commencer à graviter autour des Haredis, c’est-à-dire du pôle ultra-orthodoxe, ce qui veut dire qu’ils vont abandonner leur engagement sioniste pour l’option Haredi, qui s’accommode très bien du monde moderne séculier, mais qui reste fermé sur lui-même, sans rien avoir à faire avec l’État. Cette option est également en discussion. Ceci nous ramène bien évidemment à la question précédente: une des options probables poursuivie par le secteur religieux nationaliste est de graviter autour des Haredis, c’est-à-dire de s’isoler, de vivre une vie religieuse semi-autonome. Je ne dirais pas qu’ils sont anti-sionistes, mais probablement «a-sionistes» et n’ont pas d’engagement vis-à-vis d’un état séculier israélien.
Du point de vue de la société Haredi, qui n’était pas sioniste au début, on assiste à de nouvelles impulsions pour rejoindre l’armée. En fait, il n’est pas facile pour les rabbins d’emprisonner ces jeunes gens au sein des limites d’une Yeshiva, du monde de la Torah: dans un certain sens, ce n’est pas naturel. Spécialement à l’heure actuelle où tout le monde peut étudier dans une Yeshiva – ce qui est dû à leur nombre important et aux sommes d’argent considérables à disposition. Mais tout le monde n’est pas qualifié pour faire cela, que ce soit intellectuellement ou du point de vue du tempérament. Du point de vue de l’histoire, seule une minorité de juifs était engagée dans l’étude de la Torah à plein temps. C’était une élite, une sorte de secte. Le reste de la communauté s’engageait dans une vie régulière et exerçait des professions comme commerçant, ingénieur, banquier, travailleur, etc. Alors que maintenant tout le monde est emprisonné au sein des quatre murs des Yeshivot – ce qui signifie rester assis pendant 18 heures par jour à étudier le Talmud – beaucoup d’étudiants ne sont pas faits pour cela. Ces étudiants deviennent alors un problème disciplinaire, puisqu’ils ne peuvent rester assis et tombent dans toute sorte d’activités délictueuses, à moins que des options alternatives ne soient trouvées pour qu’ils investissent leurs énergies excessives, comme le service militaire, la colonisation, etc.
Pour terminer, il faut également se souvenir qu’il y a un autre parti: c’est le monde séculier. En 1980, après la guerre de Kippour, le monde séculier avait perdu confiance en lui et souffrait d’une sorte de complexe d’infériorité par rapport au monde religieux. Ce n’est plus le cas: les gens sont plus confiants, plus sûrs d’eux, même au niveau politique. C’est d’ailleurs la première fois qu’il existe un parti exclusivement séculier, le Shinui, qui «tire» sur le camp religieux.
Terrorisme.net – si l’on garde à l’esprit le fait qu’il y a une ouverture du monde haredi vers l’armée, n’est-il pas possible que la distinction entre Haredi et Gush Emunim devienne floue?
Gideon Aran – Vous avez absolument raison. Les Haredis sont en train de vivre un processus d’ «israélisation» et certains sont en train de devenir sioniste, en quelque sorte. Mais c’est une version différente de sionisme, un mélange. Du côté du Gush Emunim, on assiste également à un processus «d’Haredisation», et sans aucun doute ces processus ont tendance à se rejoindre au milieu. Ces dernières années, les Haredis, même s’ils ne sont pas véritablement nationalistes, ne soutiennent pas l’État hébreu et ne sont pas sionistes sont devenus le véritable noyau de la droite israélienne. Vous auriez dû voir les funérailles du rabbin Meir Kahane: des milliers de personnes étaient présentes, pour la plupart des ultra-orthodoxes.
Ils sont très racistes, très anti-arabes, font preuve d’un grand activisme, sont maximalistes en termes territoriaux et il faut prendre en considération le fait qu’il y a trente ans, ils était considérés comme des «colombes» – même s’ils n’étaient pas véritablement des «colombes» – et étaient très pragmatiques, ne faisant pas confiance à la force militaire en évitant toute intervention active historique.
Alors que le Gush Emunim est en plein changement, on assiste au même phénomène chez les Haredis et l’une des issues possibles est que certains secteurs extrémistes des deux camps se rejoignent. D’ailleurs la colonie qui croît le plus rapidement dans ce qu’on appelle les «territoires» est une colonie ultra-orthodoxe, la nouvelle ville de Beitar Ilit, qui pousse comme un champignon. Le Gush Emunim et le gouvernement israélien ont été suffisamment intelligents pour ouvrir les territoires à une colonisation par les ultra-orthodoxes. Les Haredis, gênés par un manque d’infrastructure résidentielle et sans le sou, se sont vus offrir des appartements spacieux, relativement luxueux à des prix très bas, ce qui a rendu l’immigration très impressionnante. A l’heure actuelle, vous avez deux ou trois colonies urbaines Haredis dans les territoires qui croissent rapidement et de manière prospère: Beitar, Immanuel, Kiriatzev. Comme je l’ai dit, les Haredis ont la «gâchette facile», ils adorent porter des armes, ils sont les premiers à protester contre les Arabes, adorent l’héroïsme militaire israélien, même s’ils ne servent pas nécessairement dans l’armée. Donc dans un certain sens, ils sont ultra-chauvins sans être nationalistes.
De plus, la plupart d’entre eux ne sont pas messianiques, à l’exception des Loubavitch qui sont de toute façon dans une crise profonde depuis que leur «Messie» est mort. Bien sûr, ils ont essayé de simplement imiter ou adopter le modèle classique chrétien, c’est-à-dire en donnant une interprétation radicale de cet événement frustrant qu’est la mort du «Messie» en le traduisant comme tremplin pour sa ré-émergence, son «retour». Ceci n’a pas fonctionné jusqu’ici. Donc, alors qu’il y a 10 ou 20 ans, on pouvait parler du judaïsme religieux juif comme dominé par deux mouvements messianiques, les Loubavitch et le Gush Emunim, ce n’est plus le cas. Ces deux mouvements très importants, plein de ressources, très efficaces sont victimes d’une crise profonde.
Terrorisme.net – Dans les semaines qui ont précédé le retrait de la bande Gaza, on a assisté à des discussions sur les forums kahanistes sur la justification d’une éventuelle attaque kamikaze contre le Mont du Temple. De plus, en mai, le quotidien israélien “Ha’aretz” avait annoncé que la police avait arrêté les membres d’un complot pour détruire le Mont du Temple qui se seraient suicidés une fois leur acte accompli. Pensez-vous qu’il y ait un changement d’opinion par rapport aux attentats-suicides, probablement inspiré par le modèle palestinien?
Gideon Aran – Je n’en ai pas eu vent, mais les religions en général et le judaïsme en particulier se sont montrés très adaptatifs, malléables, flexibles, mais pas nécessairement créatifs. Les grandes religions comme l’islam, le christianisme et le judaïsme sont suffisamment riches pour disposer de tous les éléments nécessaires dans leur «arsenal». C’est sûr que de nombreux éléments sont relégués aux confins ou dans les strates inférieures d’une religion. Et l’idée est – plutôt que d’inventer quelque chose de nouveau – de prendre un élément marginal ou enseveli dans ces strates et de le remettre au centre, de l’investir d’une sorte d’activisme. Je suis sûr que si des idées concernant des actes suicidaires sont remises au goût du jour, un moyen relativement facile sera trouvé pour les lier à l’héritage ancien et sacré de la religion et les légitimer, leur donner une nouvelle énergie en les liant simplement avec une quelconque idée sanctionnée par la religion.
Dans le judaïsme, ou l’islam, vous pouvez tout trouver: un point de vue et son contraire, toutes sortes de variations et chacune pourrait être étayée par des citations particulières. C’est également le cas du suicide. En fait, l’islam nous a donné un exemple convainquant: d’un côté, vous trouvez tous ces «experts» de l’islam qui citent et re-citent que l’islam est contre le suicide, sans parler de ses apologues – tous ces professeurs en Occident – qui font beaucoup d’efforts pour présenter cette religion sous son meilleur jour. Vous pouvez facilement accumuler des centaines de citations selon lesquelles la religion musulmane est opposée au suicide. De l’autre côté, l’histoire montre clairement que si vous «avez besoin du suicide» ou que si avez des motivations sérieuses pour en faire usage, vous pouvez y avoir recours tout en vous présentant comme le «champion» de l’islam, comme Ben Laden. J’ai tendance à penser que Ben Laden est sincère à ce sujet, qu’il n’est ni cynique, ni un charlatan. Voilà l’islam: ce n’est pas seulement un vieux texte, le Coran, mais la religion qui est pratiquée quotidiennement par les musulmans.
C’est ainsi par exemple qu’en 1666, pendant deux ans, le judaïsme était sous l’influence de Sabbataï Zevi et messianique, et que juste après cela, l’épisode Sabbataï Zevi fut déclaré une déviation du judaïsme.
Dans ce sens, Timothy McVeigh (l’auteur des attentats d’Oklahoma City en 1995, ndlr) n’est pas moins protestant qu’un pasteur de Washington qui lui sera opposé. Je ne sais donc pas quelle est l’autorité qui peut définir les limites de la religion. Le test même d’une grande religion est son hétérogénéité, ses variations, sa flexibilité. Autrement, elle ne survivrait pas. Ce qui l’a fait survivre pendant des siècles est sa capacité à contenir tellement de contradictions.
C’est la même chose pour votre question concernant le judaïsme: vous entendez tous ces rabbins prêcher – exactement comme les religieux islamiques – contre le suicide et en même temps, vous voyez ce qui me semble être de «bons» juifs ou musulmans se suicider en croyant réellement qu’ils suivent la voie des prophètes. Ces dernières années, nous avons appris que les grandes religions – christianisme, islam, judaïsme – ne sont pas limitées aux anciens textes sacrés. Il y a tellement de couches supplémentaires tant en termes d’interprétation, d’apprentissage, de prédication ou d’évangélisation. Qu’est-ce qui est donc plus important: le prophète Moïse ou le Christ? Ou le prêtre, imam, rabbin d’âge moyen – pas forcément très intelligent – dans un village éloigné du Soudan, de Palestine ou un quelconque quartier de Jérusalem qui enseigne le jour du Sabbath à sa communauté sur les devoirs de la religion?
Terrorisme.net – vous n’excluez donc pas le fait qu’un jour, nous assistions à des attentats-suicides perpétrés par des juifs?
Gideon Aran – Certainement, je n’exclue pas une telle possibilité, même si je ne la vois pas en ce moment. Pas du tout. Mais c’est une possibilité et il y a certains chapitres de l’histoire juive durant lesquels des croyants ont commis des actes suicidaires et sont considérés comme des saints qui sanctifient le nom de Dieu. Au Moyen ge, durant la première Croisade en 1096, en Europe centrale, en Allemagne et en France, dans la vallée du Rhin, à Mayence, à Trèves, des croyants se sont suicidés pour des raisons religieuses, tuant leurs enfants, leur femme, «sanctifiant le nom de Dieu» («Kiddush Hashem» en hébreu). Depuis lors, ceux-ci sont considérés comme des saints par les autorités religieuses. Au même titre que les premiers martyrs de l’église chrétienne et comme les martyrs (shaheed) musulmans.
Terrorisme.net – Y-a-t-il eu des débats similaires à ceux qui ont précédé l’assassinat d’Ythzak Rabin et qui visait à déclarer Ariel Sharon «Din Moser» (traître au peuple juif, cédant des informations ou des territoires à non-juifs, ndlr) durant les mois qui ont précédé le retrait de la bande de Gaza?
Gideon Aran – Pas d’après ce que je sais, mais je ne suis pas très bien informé sur les événements réels qui ont eu lieu sur le terrain. Mais d’un point de vue général, je nourris plutôt le soupçon que dans la période qui a suivi l’assassinat du Premier Ministre, les gens sont devenus beaucoup plus prudents à l’idée de jouer librement avec des idées telles que celles de «Moser». Maintenant, ils sont conscients d’une chose dont ils n’étaient pas conscients auparavant: leur propre pouvoir. Ces gens – qui sont des éducateurs très efficaces – ne se sont pas pris au sérieux, n’ayant pas réalisé que lorsqu’ils parlent et enseignent certaines choses, leurs étudiants les prendront au pied de la lettre. En fait, je dirais que là repose tout l’art du rabbin ou de l’éducateur religieux: c’est un travail qui exige beaucoup de nuances et de finesse. Comment parler d’idées en général afin de transmettre des valeurs et des normes afin d’inspirer des gens et ne pas les traduire en actions réelles? Après tout, dans les sources juives, être un zélote est une valeur positive: on devrait être un zélote, c’est-à-dire obéir aux commandements de la Torah, adhérer à la parole divine, la prendre très au sérieux, mais pourtant ne pas tirer – et ceci de manière très consistante – les conclusions ultimes. Comment transmettre cette idée, sans que les gens dégainent leurs couteaux et tuent sans autre forme de procès? C’est un travail qui demande une grande finesse, et les rabbins en sont maintenant beaucoup plus conscients qu’avant, maintenant qu’ils ont réalisé les conséquences possibles (c’est-à-dire qu’un de leurs étudiants pourrait les prendre au sérieux). Vous pouvez facilement parler de l’idée de «Moser» si vous savez qu’a priori personne ne vous prendra trop au sérieux et ainsi vous pouvez transmettre l’idée générale et cela s’arrête là. Je pense que l’ensemble du processus de civilisation repose dans ce jeu très nuancé entre les idées et leur actualisation. C’est un «jeu» où vous pouvez vous tromper. Maintenant, il est beaucoup plus difficile de se tromper, puisque nous avons fait l’expérience d’un échec. C’est essentiellement l’échec des rabbins, des éducateurs religieux qui n’étaient pas pleinement conscients de leur potentiel, de leur efficacité. Leur impact est très fort. Tout éducateur veut que son public soit, d’une manière ou d’une autre, un zélote, un croyant endurci et une fois que le public suit ses commandements au pied de la lettre, sans humour, ni ironie, cela peut devenir infernal. Manifestement, la première victime d’un tel acte sera l’institution religieuse elle-même. La Réforme est un excellent exemple: Martin Luther, après tout, est considéré, en ce qui concerne l’Église comme ayant pris le christianisme trop au sérieux et il a manifestement tué l’Église. Celle-ci fut la première à perdre en ayant un de ses officiants qui a pris le message trop au sérieux.
Pensez à Igal Amir. En accomplissant son action, il a en même pris ses rabbins au pied de la lettre – contrairement à tous ses amis qui étaient prêts à les suivre jusqu’à un certain point, mais pas à un millimètre au-delà – mais en même temps, il les a complètement ignorés. Il savait mieux, il avait un contact direct avec Dieu. Il n’avait plus besoin des rabbins, il connaissait la parole et pouvait donc «court-circuiter» cette médiation par «l’Église», les textes sacrés et tuer.
Notes
(1) «Jewish Zionist Fundamentalism: The Bloc of the Faithful in Israel (Gush Emunim)» in Martin E.Marty and R. Scott Appleby, Fundamentalisms Observed, Chicago University Press, Chicago and London, 1991, p.297
Entretien, transcription et traduction de Jean-Marc Flükiger. Nous remercions chaleureusement Margareta Flükiger pour son travail d’édition et de correction de la version anglaise du texte.
La version originale anglaise de cet entretien est publiée simultanément sur le site Religioscope.