Le 6 octobre 2005, les services de renseignement américains en Irak ont annoncé avoir intercepté une lettre émanant du numéro deux d’Al Qaïda, Ayman Al Zawahiri, adressée à la figure de proue de l’organisation en Irak, Abu Musab Al Zarqawi. Selon une hypothèse, la lettre aurait peut-être été saisie dans la maison d’Abu Azzam al-Iraqi, un des principaux assistants d’Al Zarqawi, tué récemment, peut-être avant d’avoir pu transmettre le document à son chef. Certains experts considèrent le document comme authentique en raison de son style et d’autres facteurs; certains éléments pourraient cependant laisser croire qu’il s’agirait d’un faux. Après avoir mis en ligne la traduction anglaise de ce document, nous publions ci-après une contribution de Stephen Ulph, rédacteur en chef du Terrorism Focus [ce périodique n’existe, mais le Terrorism Monitor continue de paraître – 19.06.2016] (Jamestown Foundation), qui systématise les doutes soulevés par cette lettre.
Le 6 octobre, les services de renseignement américains en Irak ont révélé l’existence d’une lettre de 13 pages, datée du 9 juillet 2005, adressée par le numéro 2 d’Al Qaïda, Ayman Al Zawahiri, au chef d’Al Qaïda en Irak, Abu Musab Al Zarqawi.
Le message présentait un certain nombre de caractéristiques intéressantes, telle une requête de soutien financier et l’expression d’un pessimisme face à la défaite imminente en Afghanistan, du fait de la disparition des dirigeants principaux et de «sérieuses perturbations» des sources de financement. Pourtant, ce sont les commentaires d’Al Zawahiri concernant les objectifs globaux du jihad et la réprobation quant à la prise pour cibles des chiites en Irak par Al Zarqawi qui ont le plus attiré l’attention. Même s’il concède qu’un affrontement entre le mouvement à domination sunnite et la communauté chiite en Irak est inévitable, Al Zawahiri exprime dans sa lettre son désaccord face aux décapitations de prisonniers filmées d’Al Zarqawi, qui sont envoyées aux médias et propagées sur Internet. Il met en lumière le dommage causé par ces décapitations en termes de relations publiques, en affirmant que, «au niveau de l’opinion générale, ceux qui nous soutiennent ne comprennent pas» cette politique. Il l’incite plutôt à faire preuve de sensibilité par rapport au rôle des médias dans la lutte, terrain sur lequel se joue la moitié de la bataille contre les Américains.
En février déjà – selon des représentants du contre-terrorisme américain – Ben Laden pressait Al Zarqawi de diversifier ses cibles (par exemple en s’impliquant dans des attaques à l’intérieur des Etats-Unis). Pourtant, ces derniers mois, le groupe de Zarqawi a clairement mis l’accent sur la prise pour cibles de chiites. Des indications faisant état d’une campagne manifeste contre les chiites ont atteint pour la première fois les médias cet été avec la publication d’un livre électronique exhaustif (Salsalat al-I’dad lil-Jihad, «Préparation pour des séries de jihad») qui comprenait également des appels à la violence contre toutes les personnes qui ne sont pas des «vrais musulmans, dont les chiites ne font pas partie». Plus tard, le 14 septembre, Al Zarqawi a diffusé sur les forums jihadistes un message audio dans lequel il déclarait ouvertement une «guerre totale» au chiisme, s’attirant par là même des critiques des leaders sunnites défendant une ligne dure, comme l’association des chercheurs musulmans en Irak ou l’influent idéologue syrien, Cheik Abu Baseer al Tartousi. Les groupes de résistance sunnites ont également publié un communiqué commun dans lequel ils soulignaient restreindre leurs attaques à «l’occupation et ceux qui y contribuent».
La sensibilité d’Al Qaïda face à l’opinion publique au Moyen-Orient n’est pas nouvelle et faisait partie d’une controverse faisant rage en Arabie Saoudite suite à l’accélération des confrontations armées dans lesquelles le nombre de musulmans innocents tués a provoqué des réactions négatives. Après la publication de plusieurs traités expliquant leur position, les moudjahidines ont par la suite fait des efforts conséquents pour montrer qu’ils prenaient soin de ne pas viser des civils.
Alors que les médias du monde entier examinaient cette lettre, les partisans du jihad téléchargeaient l’enregistrement audio d’Al Zarqawi intitulé «La yadurruhum man khadhalahum» («Ils ne sont pas blessés par ceux qui les ont délaissés»), dans lequel il rejetait les critiques qui lui reprochaient de prendre les chiites pour cibles. Il argumente contre des cadres de référence étrangers en affirmant que «l’Islam ne différencie pas entre les (cibles) militaires et civiles mais plutôt entre musulmans et infidèles». Il concède que le sang musulman est inviolable mais que [verser] le sang de l’infidèle est «autorisé, indépendamment de ce qu’il fait ou de l’endroit où il est». Al Zarqawi rejette également la tendance à éviter le terme de «jihad», argumentant que le terme de «résistance» n’est pas spécifique à l’Islam et que les objectifs du jihad vont bien au-delà de la simple expulsion de l’ennemi (www.al-farouq.com/vb/showthread.php?t=2690 [aujourd’hui inaccessible – 19.06.2016]).
La lettre d’Al Zawahiri rappelle également à Zarqawi que le jihad ne se termine pas avec l’expulsion des forces américaines mais continue avec la lutte en vue de l’établissement du Califat islamique en Irak, contre les appels pour un état séculier. Il souligne que, pour atteindre cela, le mouvement doit être plus astucieux et garder un soutien populaire. Les étapes de la lutte «globale» lui sont «épelées»: expulsion des forces américaines d’Irak, établissement du Califat dans le pays, extension du jihad contre les pays voisins et guerre contre Israël.
Cette lettre présente un certain nombre de problèmes. A l’heure actuelle, aucune clarification n’a été apportée quant au mode d’interception de la lettre et, malgré l’assurance des autorités quant à son authenticité, vérifiée par «de nombreuses sources durant une période prolongée», il y a peu de preuve d’une corroboration indépendante.
D’autres questions sont soulevées par le contenu. Alors que le message des objectifs du jihad global est consistant avec d’autres documents esquissant la stratégie d’Al Qaïda, il est remarquable qu’une lettre entre deux dirigeants d’Al Qaïda doive les énumérer d’une façon si explicative, comme si ces détails de base – partagés comme connaissance commune entre les moudjahidines – faisaient l’objet d’un quelconque doute. En fait, le texte est remarquable pour sa manière de répondre presque point par point aux objections soulevées par les critiques occidentaux contre la campagne de la coalition en Irak. [Cette lettre y répond en affirmant que] les objectifs d’Al Qaïda ne sont pas restreints à la «résistance» contre un envahisseur étranger, que la guerre ne s’arrêtera pas avec le retrait des Américains mais s’étendra aux pays voisins et à Israël, que le fait que les moudjahidines soient des étrangers en Irak pourrait constituer un facteur de «délégitimation», que l’organisation d’Al Qaïda s’est résignée à la défaite en Afghanistan et que le financement est devenu un problème pour l’organisation.
Outre la bizarrerie que constitue un appel au secours financier après avoir critiqué une personne avec laquelle les relations n’ont jamais été étroites, la simple forme de la lettre pose un problème. Les salutations d’ouverture, la bénédiction coutumière « paix et bénédiction au Messager de Dieu» sont suivies par l’expression «et à sa famille», une formulation plus souvent rencontrée dans la manière de saluer chiite, les chiites mettant en évidence le respect vis-à-vis de la maison du Prophète, chose que ne font généralement pas les sunnites, et jamais les salafistes.
La lettre a été rejetée avec certitude par Al Zarqawi. Ainsi dans un message envoyé sur le forum al-Hesba le 13 octobre, il l’a dénoncée comme étant «sans fondement, si ce n’est dans l’imagination des leaders de la Maison Noire et de ses serviteurs» et a simplement invoqué la «faillite claire à laquelle le camp des infidèles a été réduit». En conséquence, Zarqawi presse les moudjahidines «d’ignorer cette propagande bon marché» (www.alhesbah.org [ce site est aujourd’hui devenu celui d’une marque d’aspirateurs… – 19.06.2016]).
En fait, considérant le surprenant manque de commentaires sur les forums jihadistes concernant un message qui devrait être d’une énorme signification et très controversé, et considérant l’attente d’une confirmation supplémentaire de son origine, il serait sage de traiter cette lettre avec scepticisme.
Stephen Ulph
Stephen Ulph est Senior Fellow auprès de la Fondation Jamestown et rédacteur en chef du Terrorism Focus. La traduction a été assurée par Jean-Marc Flükiger.
© Jamestown Foundation 2005 – Terrorism Focus, numéro 19. Terrorisme.net remercie Stephen Ulph pour l’autorisation de traduire et publier cette analyse.