Pour son cinquantième colloque d’automne, le Bundeskriminalamt (BKA, Office fédéral de police criminelle) a choisi d’aborder la question brûlante du terrorisme et des meilleurs moyens d’y faire face, en invitant des experts de l’Allemagne et d’autres pays pour dresser un tableau de la situation et des perspectives.
Les thèmes choisis pour ces réunions reflètent en partie l’évolution et l’élargissement des préoccupations des services de police criminelle en Allemagne. En 1954, la première de ces réunions périodiques du BKA avait été consacrée à la lutte contre la fausse monnaie, tandis que la seconde s’était penchée sur la criminalité juvénile et que les stupéfiants étaient (déjà) à l’ordre du jour de la troisième. La question du crime organisé fut traitée lors de plusieurs réunions à partir de 1974. Quant au terrorisme islamiste, il avait occupé les participants à la session 2001 et a de nouveau été le thème de celle qui s’est tenue au siège du BKA, à Wiesbaden, du 2 au 4 novembre 2004.
“Réseaux de la terreur – réseaux contre la terreur”: tel était le titre de la réunion, qui s’inscrivait dans le contexte des demandes du BKA en vue d’obtenir des compétences accrues afin de prévenir si possible des actes de terrorisme. En effet, les règles strictes imposées aux enquêteurs dans le cadre d’un respect scrupuleux des principes constitutionnels ne semblent pas toujours adaptées aux réalités de la lutte contre le terrain: le BKA voudrait – dans les cas où cela lui paraît nécessaire – pouvoir se livrer par exemple à des écoutes téléphoniques préventives. Des propositions qui ne rencontrent pas un soutien unanime dans la classe politique allemande, comme le montrent les nombreuses prises de position de ces derniers jours. Les écologistes – partenaires des sociaux-démocrates dans la coalition actuellement au pouvoir – se montrent ainsi vivement opposés aux projets d’élargissement des compétences du BKA.
Selon Jörg Ziercke, nouveau président du BKA, bien des résultats auraient déjà été atteints: non seulement il a été possible d’empêcher des attentats, mais les connaissances sur la structure et le fonctionnement des réseaux terroristes de type islamiste ont progressé.
Il importe de s’intéresser aux causes de ce terrorisme, a souligné Ziercke dans son allocution introductive: motivations des terroristes, raisons du choix d’une cible, etc. Ziercke met en garde contre les tentations d’une interprétation simplement pathologique de l’acte terroriste: il convient de relier l’acte terroriste à un environnement, et donc, à côté de la personnalité du terroriste, prêter aussi attention à l’idéologie et au contexte social. Ce n’est qu’à cette condition, souligne Ziercke, que l’on pourra couper les groupes terroristes de leur terreau.
Au début de l’an prochain, le BKA organisera ainsi un séminaire pour évaluer dans quel mesure il est possible d’élaborer des instruments prédictifs dans le domaine de l’extrémisme et du terrorisme. Pour cela, le chef du BKA estime nécessaire de conjoindre les expériences acquises par les organes de sécurité de l’Etat et les connaissances issues des méthodes et recherches scientifiques.
Plusieurs chercheurs participaient d’ailleurs à la réunion, par exemple le professeur Peter Waldmann (Université d’Augsbourg). Il remarque que le terrorisme d’orientation religieuse poursuit aussi des buts dans ce monde et n’est pas orienté uniquement vers l’au-delà.
Waldmann incite aussi à ne pas se laisser convaincre par la propagande des groupes islamistes radicaux: à les croire, on les imaginerait marchant de victoire en victoire. Or, la réalité est plus nuancée: dans bien des pays, malgré leurs activités, ils sont très loin d’avoir atteint le stade où ils pourraient donner naissance à des mouvements de guérilla.
Plus près de nous, Waldmann s’intéresse également à la question de l’islamisme radical dans la diaspora. Les recrues des extrémistes sont rarement des gens qui étaient déjà enracinés dans la foi, mais plutôt des personnes qui sont revenues à l’islam après une phase d’expérimentation. Waldmann estime que les cellules qu’ils forment se trouvent la plupart du temps sur les marges des communautés musulmanes. A son avis, il faudrait considérer ces dernières comme source d’information plus que comme source de danger.
Du point de vue de la recherche, s’il est difficile d’approcher les terroristes eux-mêmes, hormis ceux qui se trouvent en prison, Waldmann relève en revanche tout ce que peut nous apprendre le milieu des sympathisants du terrorisme.
Waldmann se montre prudent face aux distinctions faites entre “ancien” et “nouveau” terrorisme: le premier aurait été organisé de façon hiérarchique, alors que le second serait formé de cellules indépendants fonctionnant en réseau (à l’extrême, le concept de leaderless resistence proposé par certains théoriciens américains). De l’avis de Waldmann, des groupes tels qu’Al Qaïda relèvent plutôt d’une structure mixte, avec un certain degré d’autonomie des cellules.
Face à un terrorisme global, Jean-Paul Laborde (Nations Unies, Vienne) se trouvait bien placé pour souligner l’impossibilité de le combattre seulement à l’échelle de l’Union européenne et exposer ainsi le rôle que peut jouer l’ONU pour renforcer la capacité des pays à lutter contre le terrorisme.
Laborde admet certes toutes les limites de l’action de l’ONU. Cependant, il souligne l’importance du cadre légal que fournit le travail des Nations Unies à l’échelle mondiale pour la lutte contre le terrorisme. Il attire notamment l’attention sur les résolutions 1373 (2001) et 1566 (2004), adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ce qui leur confère un caractère contraignant pour tous les pays membres.
Laborde se montre vigilant dans l’usage de termes et concepts. Ainsi, en ce qui concerne ce que l’on appelle “terrorisme d’Etat” (par exemple la violence utilisée par Israël contre des civils palestiniens), celui-ci relève du droit international humanitaire, et non des résolutions contre le terrorisme – alors que des attaques contre des civils israéliens relèvent indubitablement de la catégorie du terrorisme.
Collaborateur du Ministère allemand des affaires étrangères (Berlin), Volkmar Wenzel s’interroge pour sa part sur l’utilité du concept d’islamisme tel qu’il est utilisé actuellement, désignant sous un même chapeau aussi bien Oussama ben Laden que l’AKP turc! Il rappelle que les jihadistes – pour utiliser un terme maintenant devenu courant – ne constituent qu’une petite partie des islamistes, sans aucune perspective d’accès au pouvoir.
Deux interventions ont porté sur les dimensions économiques et financières du terrorisme.
Tilman Brück (Institut allemand pour la recherche économique – Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung – DIW, Berlin) montre que les conséquences du terrorisme international se révèlent plus complexes qu’on ne l’avait pensé à première vue. Comparés au tremblement de terre de Kobe en 1995 ou à l’ouragan Andrew en 1992, les atteintes aux capitaux ne sont pas d’une ampleur inhabituelle. Les effets négatifs se sont plutôt manifestés dans les coûts des transactions, les répercussions sur différents marchés et pays, l’augmentation des risques économiques, etc.
Brück insiste donc sur l’importance des effets indirects (changement des modes de dépense et de consommation), qui avaient été sous-estimés immédiatement après les attentats et entraînent des conséquences négatives telles que la destruction du capital réel. Ces effets négatifs ont été exacerbés par la guerre en Irak ainsi que par les craintes que continue de susciter le terrorisme international. Curieusement, l’Europe occidentale subit le plus fortement les pertes indirectes causées par le nouveau terrorisme global.
Quant à Nikos Passas (Northeastern University, Boston), il se penche sur les objectifs, limites et risques des contrôles financiers dans domaine du terrorisme. Ces contrôles financiers sont justifiés par la volonté de réduire les atteintes possibles causées par le terrorisme en surveillant plus efficacement les activités d’éléments extrémistes. Mais ces tentatives peuvent aussi être marquées par des attentes irréalistes et des incompréhensions face au fonctionnement d’autres cultures. Il existe aussi des risques de pousser les transactions à la clandestinité, de s’aliéner des groupes ethniques parmi lesquels on aurait pu trouver des alliés (parce que leurs transactions financières se trouvent perturbées) et – à l’extrême – d’encourager même des personnes frustrées par les mesures prises à sympathiser avec les terroristes.
Pour illustrer son propos, Passas a choisi deux exemples: celui du trafic de diamants et celui du système de transfert de fonds connu sous le nom de hawala.
Les suppositions sur le financement d’Al Qaïda par le trafic de diamants semblent reposer en bonne partie des indices fragiles ou non prouvés. Certes, il y a quelques éléments allant dans ce sens, mais à une échelle bien inférieure à ce qui a été suggéré.
Cependant, il existe que le trafic de diamants présente de nombreuses sources de vulnérabilité: il est facile de transporter des diamants (également en contrebande), il est malaisé d’estimer adéquatement leur valeur (ce qui permet de trafiquer des comptabilités), le monde des marchands de pierres précieuses est un monde discret, dans lequel les transactions s’effectuent souvent en argent liquide, etc.
En ce qui concerne le système de transfert de fonds connu sous le nom de hawala, il joue un rôle important dans certaines régions du monde, par exemple le Pakistan, permettant de transférer facilement de l’argent d’un pays à l’autre dans le cadre de systèmes de compensation extérieurs aux mécanismes bancaires. Nombre de travailleurs immigrés ainsi que de commerçants de pays non occidentaux apprécient ces possibilités.
Il est exact que Al Qaïda a utilisé les services de plusieurs hawaladars. Mais ceux-ci n’ont nullement été mis à contribution pour la préparation des opérations du 11 septembre 2001, pour lesquelles les fonds ont transité tout à fait normalement par des banques. Selon Passas, il n’existe aucun cas d’acte terroriste commis aux Etats-Unis ou en Europe dont le financement aurait utilisé les réseaux de hawala. En revanche, les mesures prises dans ce domaine ont eu certaines conséquences pénibles pour des travailleurs émigrés en Occident, qui utilisaient le système de hawala pour envoyer de l’argent à leurs familles.
Nul doute que, sur les aspects économiques et financiers du terrorisme international et de la lutte contre celui-ci, nous assisterons encore à bien des débats d’experts sur les risques et sur les mesures appropriées.
Présent également à Wiesbaden, le juge français Jean-Louis Bruguière suit à la trace depuis de longues années les acteurs du terrorisme. Les attentats du 11 septembre n’ont pas été un accident de l’histoire, mais le résultat d’une évolution.
Les cellules islamistes présentaient déjà une forme éclatée avant 2001, sans structure centralisée: contrairement à certaines perceptions (notamment américaines), Al Qaïda ne représente pas la seule structure significative: si elle se trouve au centre, il existe également d’autres éléments dangereux.
Bruguière utilise l’image d’une menace virale, qui évolue rapidement, ce qui ne permet pas une modélisation adéquate sur la base des expériences acquises: la typologie de la menace est aujourd’hui très différente de celle de 2001. Il est impossible de conceptualiser en termes stratégiques ce qui va se passer afin de débusquer les réseaux futurs.
Parmi les zones qui jouent un rôle important, Bruguière évoquen bien entendu l’Irak, mais aussi le Pakistan et la Tchétchénie (présence de centres d’entraînement pour produits toxiques et poisons).
Comme noyau central, nous trouvons Al Qaïda stricto sensu; puis des organisations régionales qui sont devenues des relais (Indonésie, Pakistan); enfin, une menace islamiste radicale européenne, qui est le fait de personnes ayant évolué pour devenir des jihadistes en dehors des réseaux connus.
Les différents orateurs ainsi que les participants à la discussion qui a clos le colloque ont mis également l’accent sur les nécessités de coopération entre services et entre pays dans la lutte contre le terrorisme. Comme l’a fait remarquer le juge Bruguière, outre la nécessité de réactions en temps réel, un changement de mentalité est à l’ordre du jour: il ne doit pas y avoir d’antagonisme entre prévention (renseignement) et répression judiciaire.
La lutte contre le terrorisme soulève ainsi des questions qui vont plus loin que la violence politique proprement dite et auront encore des conséquences sur le fonctionnement des organes de sécurité de nos pays afin de faire face plus efficacement à cette menace.
Site web du BKA: http://www.bka.de/
Résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité (fichier PDF).
Résolution 1566 (2004) du Conseil de sécurité.