Les attentats du 11 septembre ont marqué, dans la conscience collective du moins, l’entrée en scène d’une nouvelle forme de terrorisme, le terrorisme religieux. Même si ses premières occurrences datent du 1er siècle déjà (on pense aux Sicaires et plus tard aux Assassins), les exemples les plus frappants de ce “nouveau terrorisme” sont nombreux dans les années 90. Il suffit de penser au premier attentat contre le le World Trade Center en 1993 par des fondamentalistes islamiques ou au massacre de 30 fidèles musulmans au tombeau des Patriarches par un extrémiste juif en 1994. Dans son analyse – l’une des plus sérieuses parues ces dernières années – le sociologue des religions Mark Juergensmeyer se penche sur ce phénomène et tente de déterminer les caractéristiques du terrorisme pratiqué dans quatre traditions religieuses (christianisme, judaïsme, Islam, sikhisme) et la secte responsable de l’attentat du métro de Tokyo en 1995.
Paru à l’origine en 2000 (la troisième édition anglaise révisée inclut cependant les derniers développements liés au 11 septembre), Au nom de Dieu, ils tuent! s’articule en deux parties: la première partie, relatant les interviews de l’auteur avec des membres de groupes terroristes religieux, tente d’éclairer la question des rapports entre la recherche d’une vie pieuse articulée autour de principes moraux et actes violents. Dans la seconde partie, plus théorique, l’auteur s’interroge sur les rapports généraux entre religion et violence.
La diversité et l’éminence des personnes interrogées constituent incontestablement une des qualités de l’ouvrage. Il représente en effet une des meilleures approches pour tenter de cerner l’univers mental d’acteurs aussi divers que le rabbin Meir Kahane, fondateur du mouvement juif extrémiste Kach, le Dr. Abdelaziz Rantisi, fondateur du Hamas ou les dirigeants de la secte Aum Shinryko, responsable des attaques au gas Sarin dans le métro de Tokyo en 1995.
1. Modernité et religion
Considérant l’époque des Lumières et l’émergence du concept moderne de nationalisme laïque qui “proclamèrent la mort de la religion” (p. 220), Mark Juergensmeyer, se référant au sociologue Pierre Bourdieu, constate que la crise générale de la croyance religieuse et de son langage contribuèrent “à la désintégration d’un univers entier de relations sociales” (p. 220). Cette désintégration fut encore accentuée par la dissolution de la dichotomie manichéenne communisme-démocratie et l’ascension du commerce transnational, principal symptôme d’une économie globalisée. La renaissance de l’activisme religieux et de sa manifestation la plus extrême, le terrorisme, doit être comprise comme réaction à l’insécurité provoquée par ces changements. Il faut ici noter que cette émergence de l’activisme n’est pas l’apanage de certaines religions mais se présente comme un phénomène global de réaction au projet de modernité, initié à l’époque des Lumières:
“Nous savons que certains groupes qui se livrent à des actions violentes dans les sociétés industrialisées se décrivent comme des ennemis du modernisme. En Amérique, parmi ces groupes religieux opposés au modernisme, on trouve les mouvements anti-IVG, les milices chrétiennes (…). Des attitudes similaires ont été observées en Israël -le parti extrémiste Kach en est un bon exemple – ou au Japon avec Aum Shinryko. De même qu’aux États-Unis, ces groupes sont nés du sentiment, de plus en plus répandu, que les leaders politiques laïques n’étaient pas en mesure de décider correctement de la destinée de leur pays. Le gouvernement représentait l’ennemi. Ainsi, en Israël, le Hamas et la droite juive s’opposent bien plus à leurs autorités laïques respectives que l’une à l’autre.” (p. 221)
Dans son analyse, Juergensmeyer tente de délimiter les différences essentielles entre terrorisme laïque et ces mouvements opposés au projet de la modernité. Outre le système justificatif religieux de la violence, on peut citer deux différences essentielles:
a) son caractère presque exclusivement symbolique (dont la mise en scène théâtrale constitue la caractéristique principale) ;
b) la notion de guerre impliquée dans le terrorisme religieux, une guerre cosmique entre le bien et le mal.
2. “Le théâtre de la terreur”
Partant de la spécificité de la violence religieuse – le fait qu’il s’agisse souvent de “bains de sang” – et la nature parfois choquante et barbare des meurtres, l’auteur établit une distinction importante entre ce qu’il appelle le terrorisme stratégique, c’est-à-dire l'”usage de la violence ouverte par un groupe à des fins politiques” et le terrorisme symbolique. Par “symbolique” il faut ici comprendre que les terroristes ne cherchent pas à atteindre des buts terrestres mais que leur acte sert à mettre en évidence une lutte beaucoup plus fondamentale, cachée au public, celle entre le bien et le mal. Un acte terroriste religieux ne doit pas être considéré comme une
“tactique visant à atteindre un objectif immédiat, précis ou stratégique, mais [d’] un événement spectaculaire censé impressionner par son contenu symbolique. A ce titre, il doit être analysé comme n’importe quel autre symbole, rituel ou drame religieux.” (p.121)
Du fait de la force symbolique des actes de terrorisme religieux, l’auteur les qualifie de “représentation de la violence” (pour reprendre le choix peut-être discutable du traducteur français pour rendre l’expression “performance violence“).
L’auteur détermine trois conditions nécessaires à la réussite d’une représentation symbolique de la violence: premièrement le choix de cibles symboliques (les tours du World Trade Centre, le bâtiment Alfred P. Murray à Oklahoma City ou d’autres symboles des sociétés modernes comme ses aéroports ou ses systèmes de transport public), deuxièmement le choix d’une date symbolique. Ainsi le massacre perpétré par le Dr. Baruch Goldstein dans le tombeau des Patriarches à Hébron eut lieu le jour de Pourim, qui “commémore la délivrance des juifs qu’Aman, le vizir du roi de Perse, voulait exterminer” (p. 132). Timothy McVeigh, auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995 choisit le 19 avril, jour où un autre activiste chrétien, Richard Wayne Snell devait être exécuté pour meurtres. On notera également que les installations qui abritaient les Branch Davidians à Waco brûlèrent un 19 avril, deux ans avant l’attentat d’Oklahoma City.
La capacité d’attirer l’attention du public grâce aux médias (télévision, médias électroniques) constitue la troisième condition nécessaire à la réussite d’une représentation terroriste. Citant Baudrillard qui, dans un essai consacré au terrorisme “va jusqu’à conseiller à ses lecteurs de se tenir à l’écart de toute équipe de télévision, dont la seule présence est susceptible de provoquer un événement violent” (p. 138), Juergensmeyer relève que “le terrorisme a besoin des médias, et si ceux-ci n’étaient pas si puissants et ne se prêtaient pas si volontiers au jeu des terroristes, les attentats seraient peut-être moins fréquents” (p. 138).
3. Guerre cosmique
Une des spécificités du terrorisme religieux repose incontestablement dans le type de conflit qu’il suppose, une guerre cosmique:
“J’utilise le terme de “[guerre] cosmique” pour faire référence à des conflits qui dépassent les simples intérêts des hommes, qui évoquent les grandes batailles d’un passé légendaire et une guerre métaphysique entre le bien et le mal (…). Ce qui rend la violence religieuse particulièrement sauvage et implacable, c’est cette transposition du principe de guerre cosmique dans le cadre de batailles politiques bien terrestres.” (p. 144)
Cette notion de guerre implique également une opposition absolue entre les deux parties. En d’autres termes, la nature même du conflit ne peut être résolue que par la destruction totale de l’une des deux parties en conflit:
“La notion de guerre implique l’idée d’une opposition dichotomique et absolue. En effet, il n’est pas simplement question de divergence d’opinions ni d’opposition. La guerre est un conflit total dans lequel on est déterminé à anéantir son adversaire, quitte à prendre le risque d’être soi-même anéanti. Il n’y a pas de compromis possible.” (p. 146-147)
Mais alors que toute résolution d’un conflit présuppose que chacune des parties admette qu’elle ait, dans une certaine mesure, tort, et soit disposée à faire des concessions, la nature même du conflit qui sous-tend le terrorisme religieux ne tolère aucun compromis:
“L’absolutisme de la guerre cosmique rend tout compromis impossible. Ceux qui prônent une solution négociée – comme ce fut le cas d’Yitzhak Rabin et de Yasser Arafat – sont immédiatement considérés comme des traîtres.” (p. 152)
Cet éclairage religieux du conflit permet également de mieux comprendre la difficulté que représente la résolution d’un conflit comme le conflit israélo-palestinien: les gouvernements (que ce soit le gouvernement israélien ou l’Autorité palestinienne) doivent faire face aux extrémistes de deux religions, pour lesquels le conflit en question est de nature métaphysique et n’autorise aucun compromis.
On regrettera que l’auteur ne se soit pas penché sur l’un des mouvements terroristes religieux tutélaires du Moyen-Orient, le mouvement chiite libanais Hezbollah (“Parti de Dieu”). Si l’on en croit l’analyse de Mark Juergensmeyer, le terrorisme religieux suppose une certaine vision du conflit (une guerre cosmique) qui rend tout compromis avec “l’ennemi” impossible, sous peine de trahison.
Pourtant, le Hezbollah, à l’origine un mouvement religieux dont les domaines d’activité sont comparables à l’actuel Hamas (terrorisme, mais également véritable force sociale qui fournit nourriture, soins, argent aux plus démunis), est entré dans le jeu politique en devenant une force légale représentée au Parlement libanais. On se demande alors dans quelle mesure cette notion de “guerre cosmique” est susceptible d’évolution, perdant ainsi son caractère absolu et métaphysique, pour se vêtir des atours du jeu politique légal…. et terrestre.
4. Conclusion
L’étude du terrorisme religieux sous l’aspect de la sociologie des religions telle qu’opérée dans cet ouvrage donne un éclairage original et intéressant sur ce complexe et fascinant phénomène. En comparant le terrorisme religieux dans quatre grandes traditions et une secte, Mark Juergensmeyer va à contre-courant de certaines idées reçues: le terrorisme religieux n’est pas l’apanage de certaines religions, mais constitue, à un niveau global un refus du “projet de la modernité”. Le concept de guerre cosmique est central dans cette réflexion: il permet de mieux comprendre la difficulté inhérente à certains conflits (on pense ici au conflit israélo-palestinien).
Que ce soit pour expliquer l’assassinat du Premier Ministre israélien en 1995 ou la manière dont réfléchissent des acteurs tels que Ben-Laden ou le Dr. Rantisi, Au nom de Dieu, ils tuent! constitue une lecture indispensable.
Jean-Marc Flükiger
Mark Juergensmeyer, Terror in the Mind of God , California University Press, 2000
Traduction française: Au nom de Dieu, ils tuent! Paris, Editions Autrement (coll. Frontières), 2003.