“Prochaine étape, le terrorisme maritime”, prédisait Graham Gerard Ong dans un article de septembre 2003. De modernes pirates pourraient-ils en arriver à s’allier à des groupes terroristes afin de semer le chaos sur des routes commerciales vitales pour l’économie mondiale? Un séminaire organisé le 23 et 24 septembre 2004 à Singapour a permis de faire le point sur la situation en Asie du Sud-Est.

Attentat contre le Limburg, octobre 2002 (source de l’illustration; www.fortunes-de-mer.com).
A l’initiative de cette réunion, l’Institute of South East Asian Studies (ISEAS), l’un des multiples centres de recherche et d’analyse qui existent dans ce petit Etat sur le passage de routes maritimes stratégiques. Les autorités singapouriennes savent bien quelles conséquences redoutables des actes de terrorisme maritime pourraient avoir pour leur économie, bien plus encore que les actes de piraterie qui continuent d’affecter des zones proches.
Les actes de piraterie sont en effet en augmentation: 445 cas recensés (sur mer, à l’ancrage ou dans un port) en 2003, dont 332 cas avec un abordage et 19 navires détournés. Partout, les chiffres étaient en augmentation par rapport à l’année précédente. La violence qui accompagne ces actions tend également à augmenter. Et souvent, les pirates opèrent dans des zones où ils sont mieux équipés que ceux qui ont pour tâche de les poursuivre (bateaux plus rapides, etc.).
Bien entendu, terrorisme et piraterie ne sont pas la même chose: la question que soulèvent les experts est de savoir si une conjonction des deux phénomènes pourrait survenir?
Plusieurs interventions se sont efforcées d’apporter un peu de sobriété autour d’une nouvelle menace qu’il serait facile de monter en épingle. Pour l’instant, il n’y a guère de preuves de liens entre piraterie et terrorisme, même si certains analystes tendent à mettre l’accent sur ce risque. Cependant, il faut aussi admettre que l’on ne peut entièrement exclure le recours à des professionnels pour mener une opération de détournement d’un bateau. Mais il faut quand se rappeler que les buts des terroristes et des pirates sont très différents: le pirate veut son butin, et rarement mourir pour une cause; en outre, si terrorisme et piraterie s’associaient, souligna judicieusement l’un des experts, la réponse à la piraterie deviendrait non plus policière, mais militaire, et l’exercice de la piraterie se révélerait rapidement impossible. Il n’est pas sûr que les pirates réfléchissent aussi loin, mais leur intérêt n’est manifestement pas la collaboration avec des groupes terroristes.
Il existe certes, en particulier aux Philippines, des actes de piraterie menés par des groupes insurrectionnels (islamistes ou d’extrême-gauche), mais ces actes ont pour seul objectif l’extorsion en vue de financer les activités du groupe: il s’agit donc d’actes de piraterie classiques ayant pour but le vol.
Sans que soit nécessaire l’assistance de pirates, des terroristes pourraient décider de monter une opération maritime: des barges d’allure innocente pourraient aisément transporter des explosifs. Depuis l’attentat contre le Limburg, le 6 octobre 2002, près des côtes du Yémen, le risque n’est plus hypothétique. Il est particulièrement sensible dans des goulets stratégiques (détroit d’Ormuz, détroit de Malacca…), où la congestion du trafic dans un passage étroit peut permettre à un bâtiment sous contrôle terroriste de provoquer en peu de temps une situation dangereuse. Cela dit, il faut aussi se souvenir que les navires modernes transportant des matériaux volatiles sont plutôt bien équipés du point de vue de la sécurité: il n’est pas si simple de faire exploser leur chargement.

Le séminaire sur la sécurité, le terrorisme et la piraterie maritimes en Asie s’est réuni les 23 et 24 septembre 2004 à Singapour.
Certains experts évoquent donc plutôt les risques que pourrait présenter un chargement d’un engrais, comme le nitrate d’ammonium – utilisé à plusieurs reprises dans des attentats terroristes (d’Oklahoma City en 1995 à plusieurs des attentats survenus en Indonésie), mais ayant causé aussi déjà des accidents en contexte maritime (Texas City et Brest en 1947) aussi bien que terrestre.
Certes, depuis la fin des années 1960, moins de 200 incidents terroristes ont eu pour cadre un environnement maritime, et bien moins nombreux encore ont été les incidents utilisant un support marin. Mais les experts estiment que les groupes suivants connus auraient une “capacité terroriste maritime”: LTTE, Al Qaïda, Hezbollah, Hamas, ETA, ainsi que des groupes en Indonésie et aux Philippines. En avril 1997, des membres du MILF ont ouvert le feu à deux reprises sur des bateaux (un cargo et un ferry), faisant plusieurs blessés. En février 2000, une bombe a explosé sur un bateau non loin de Mindanao, tuant quelque 40 personnes. En février 2004, une boîte contenant 3,6 kilos de TNT, déposée par un membre du groupe Abu Sayyaf, explosa à bord du SuperFerry 14, qui avait quitté Mindanao une heure plus tôt, causant la mort de plus de 100 personnes – le cas de terrorisme maritime le plus meurtrier de notre époque à ce jour.
Si le risque du terrorisme maritime est pris au sérieux, c’est pour de bonnes raisons: 80% du commerce mondial s’effectue par la mer. 46.000 bateaux circulent à travers le monde, desservant 4.000 ports et occupant 1,25 millions de marins. Outre la dimension économique (le coût d’une fermeture des ports suite à une opération terroriste majeure serait catastrophique, selon des simulations américaines, et se chiffrerait en dizaines de milliards de dollars), ces chiffres mettent en lumière la tâche énorme que représente une contrôle de ce trafic, mais aussi des risques moins immédiatement perceptibles, par exemple la possibilité de faire transiter de petits groupes de terroristes d’un pays à l’autre en les camouflant en marins.
Comme on le sait, le risque le plus redouté serait le recours d’une organisation terroriste à des armes de destruction massive: pour les transporter, un bateau offrirait en théorie le moyen le plus commode, particulièrement s’il s’agit de viser une zone portuaire à forte densité de population (par exemple Singapour).
Le détroit de Malacca constitue une zone particulièrement exposée. Il représente notamment une voie vitale pour l’approvisionnement pétrolier de la Chine; 60% environ des navires empruntant le détroit de Malacca sont d’ailleurs des navires chinois. Pour lutter à la fois contre la piraterie et contre d’éventuels risques terroristes, les pays de la région n’auront vraisemblablement d’autre choix que d’intensifier leur coopération et de développer des patrouilles intégrées (et non simplement coordonnées), afin d’éviter des “trous” dans la surveillance, tels qu’ils existent actuellement. La pression exercée sur les différents gouvernements de la région par les Etats-Unis va sans doute les inciter à avancer dans ce sens.
Mais d’autres zones du globe pourraient aussi faire un jour l’expérience d’actes de terrorisme maritime: rappelons que Abdulrahim Mohammed Abda al-Nasheri, arrêté en 2002 et accusé d’avoir été le “cerveau” de l’opération contre le USS Cole, envisgeait des attaques contre des cibles américaines et britanniques dans le détroit de Gibraltar et en Méditerranée: trois Saoudiens arrêtés au Marco en 2002 y avaient apparemment été envoyés dans ce but…
Etant donné que ce séminaire n’était pas une réunion publique, le présent texte se borne à résumer quelques données, mais sans attribution de celles-ci à un intervenant.
Sur Al Qaïda et le terrorisme maritime, on peut lire un rapport en anglais en deux parties publié en octobre-novembre 2003 par la Jamestown Foundation:
http://www.jamestown.org/publications_details.php?volume_id=391&&issue_id=2873 [document encore accessible à travers Internet Archive – 18.06.2016]
http://www.jamestown.org/publications_details.php?volume_id=391&issue_id=2872&article_id=23400 [document encore accessible à travers Internet Archive – 18.06.2016]