Il y a trois ans ou presque se produisaient deux événements d’une portée encore mal mesurée. D’abord quatre explosions puis le lendemain quatre mots.
Tout commence – on s’en doute – le 11 septembre. L’attentat est inégalé en termes de dommages matériels: nombre de morts, destruction des Twin Towers, impact économique en milliards de dollars. Mais son impact est aussi inégalable au sens psychologique ou moral: jamais, même après Pearl Harbour, l’Amérique ne s’était sentie humiliée ou défiée à un tel degré. Jamais elle ne s’était déclarée victime d’un crime inaugural qui ouvrirait une autre ère. Il n’y a rien à rajouter à tout ce qui s’est dit sur l’importance de l’événement, analyses ou en hyperboles.
Le second événement a eu lieu le 12 septembre: les Etats-Unis déclarent la «guerre à la Terreur». Depuis, non seulement les mots perdurent (l’expression GWOT, Global War on Terror continue officiellement à définir l’axe principal de la politique américaine), mais ils ont été confirmés par les faits, ou plutôt par la politique U.S.
Guerre globale, Terreur totale
Depuis, en effet, la puissance qui prédomine comme jamais aucune autre dans les domaines militaires, diplomatiques, économiques, technologiques ou culturels, a polarisé toute son action autour d’un objectif principal: l’éradication du terrorisme. Elle en a déduit la nécessité des guerres préemptives et réévalué toutes ses alliances à l’aune de la participation à la GWOT.
Puis elle a entrepris de purger la Terre des trois T. Le premier est le Terrorisme. De là découle la lutte contre les Tyrannies (les systèmes politiques qui pourraient encourager ou abriter le premier) et contre la Technologie, celle des Armes de Destruction Massive (le système d’armes qui permettrait au terrorisme, éventuellement avec l’aide des tyrannies de menacer les USA). Enfin toujours par effet de cascade, les U.S.A. ont entrepris ce qui ressemble à une lutte sans limites ni frontières afin de convertir la planète aux valeurs démocratiques. Le programme commence par le Moyen-Orient.
Certes, tout cela n’est pas vraiment nouveau: lutte sans complexe contre le Mal, affirmation sans regret de la puissance et des valeurs américaines et impérialisme démocratique sans fards. Les néo-conservateurs le préparaient depuis avant «9/11» mais rien ne prouve qu’une hypothétique administration Kerry veuille ou puisse demain en suivre un autre.
Même la guerre d’Afghanistan ou celle d’Irak apparaissent aux faucons comme des épisodes de cette grande guerre dont ils annoncent froidement qu’elle pourra durer une génération ou plus. Au moment de la guerre froide, alors qu’elle devait défier une autre superpuissance, l’Amérique semblait moins mobilisée. Pourtant, aujourd’hui, elle traque- en principe – quelques milliers d’hommes qui se cachent et ne disposent ni d’un territoire, ni d’armement lourd, ni d’un Parlement, ni même d’une station de radio ou de télévision officielle (même si al Quaïda ne manque pas de relais médiatiques).
S’agit-il d’une simple affaire de mots? Bien entendu, chacun est libre de traiter cette bizarre formulation, «GWOT», comme une simple métaphore: il faudrait alors comprendre que les U.SA. ont le sentiment d’avoir subir une attaque aussi grave qu’un acte de guerre et qu’ils se sentent «comme en guerre». Pour d’autres, ce serait d’une ruse idéologique destinée suivant le cas, à dissimuler des appétits pétroliers, des plans géostratégiques, la volonté de convertir le monde à un système politique ou encore un prétexte pour maintenir l’opinion en état de paranoïa aigue. Ce n’est pas notre propos d’en discuter ici, d’autant qu’il est assez éclairant de prendre l’expression au pied de la lettre.
Cela entraîne une question simple: les U.S.A. peuvent-ils gagner la guerre qu’ils disent mener au terrorisme? La question se subdivise elle-même en : 1) Les U.S.A. vont-ils gagner? et 2) Est-il possible de gagner une «guerre au terrorisme»?
Ces questions sont d’autant plus cruciales que les Américains se les posent eux-mêmes et y répondent souvent par la négative. «Pourquoi la guerre à la terreur ne finira jamais» titrait le Time dès le 26 mai 2003. Et le président Bush reconnaît au Breakfast Show de NBC le 30 août: 2004: «Je ne pense pas que l’on puisse gagner la guerre à la Terreur. Mais je pense que nous pouvons espérer créer de telles conditions que ceux qui utilisent la terreur comme instrument deviennent moins acceptables dans certaines parties du monde.»
Quand les succès multiplient les adversaires
Les U.S.A. sont-ils en train de gagner? La chose n’est rien moins qu’assurée, sauf à prendre pour argent comptant d’autres déclarations du même candidat G.W. Bush, pour qui le monde serait devenu «plus sûr» depuis l’invasion de l’Irak (allusion à la célèbre formule de Wilson qui voulait faire du monde «a safer place», un lieu plus sûr pour la démocratie).
Certes, les pertes de ce qu’il est convenu de nommer «la nébuleuse al Quaïda» sont considérables, que l’on comptabilise la disparition de ses bases arrière d’Afghanistan ou le nombre d’arrestations de terroristes ou celui des projets d’attentats découverts à temps. Mais les chiffres ne peuvent faire illusion. D’abord parce qu’ils prouvent a contrario qu’il reste des terroristes à arrêter et des attentats qui réussissent. Ensuite et surtout parce que le traitement militaire du terrorisme s’est heurté à des contre effets inquiétants. La multiplication des attentats-suicide ou des prises d’otage, phénomènes maintenant quotidiens, en sont les symptômes les plus visibles.
La machine de guerre américaine est extraordinairement performante pour combattre… des machines. Aucun char au monde ou aucun avion ne peut probablement lui échapper. Mais la caractéristique du terroriste est justement de n’avoir ni char ni avion. Par ailleurs on ne vainc pas le terrorisme en occupant une capitale adverse, on le stimule. De là trois effets imprévus.
* L’effet intervention/métastases. Chaque victoire contre ce qui est censé être le cœur du terrorisme, Kaboul ou Bagdad, devient un «succès catastrophique». Il se traduit par une prolifération anarchique de cellules terroristes, ayant souvent des liens très lâches ou très théoriques avec al Quaïda. Elles sont plus petites, plus virulentes, plus décentralisées. Les files d’attente des candidats au martyre s’allongent à mesure que monte l’antiaméricanisme: il n’a jamais été aussi fort à travers le monde que depuis le 11 septembre (ou plutôt depuis le 12)… Si l’on préfère une image plus mécanique, c’est la mise en phase de la machine américaine à fabriquer des ennemis et de la machine islamique à nourrir le ressentiment.
* L’effet dispersion/concentration. Les cibles offertes au jihadisme sont tout à la fois disséminées partout (un train à Madrid, une boîte de nuit à Bali, une résidence pour étrangers à Riyad, une institution financière à New York) et condensées dans des zones d’intense activité. Pour le second point, l’Irak semble réunir toutes les qualités touristico-terroristes. Comme à Beyrouth dans les années 80, de multiples groupes armés, sunnites, chiites ou laïques se battent, prennent des otages, commettent des attentats; ils le font pour des raisons diverses: criminelles, nationalistes, religieuses… Comme en Afghanistan du temps de l’occupation soviétique, le pays est devenu un pôle d’attraction pour les jihadistes du monde entier.
* L’effet image/réseau. Le terrorisme étant aussi par définition une guerre asymétrique de l’information. De ce point de vue le pays qui a inventé Hollywood, CNN n’est capable de maîtriser ni les vecteurs de l’information, ni son contenu, ni sa réception. La redoutable équation photo numérique (celles que prenaient les bidasses tortionnaires d’Abou Graibh, par exemple), plus télévision numérique (Al Jazira, Al Arabia), plus réseau numérique (Internet), est fatale à toute tentation de censure des textes et des images disponibles. Du coup, malgré ses spin doctors, ses psyops et sa science de la «guerre de la perception», l’administration américaine ne fait plus l’agenda, comme on dit outre-Atlantique. Elle ne décide pas de ce qui se dira ou se verra à propos de la guerre d’Irak et du terrorisme. Enfin et surtout les images ne sont pas interprétées de la même façon par des publics de culture ou d’idéologie divergentes.. Ainsi comment expliquer que les islamistes s’emploient systématiquement à filmer et diffuser des images de kamikazes ou de décapitations, images qui, aux yeux des Occidentaux, devraient théoriquement le plus desservir leur cause?
Le critère de la victoire
Mais la vraie question est «Peut-on vaincre le Terrorisme?». Ce n’est pas la même chose que «Peut-on vaincre les terroristes?» Dans le second cas, la réponse est évidemment positive. Depuis la fin du XIX° siècle, début de la pratique systématique du terrorisme (les attentats anarchistes fin de siècle ou Belle Époque tuent des centaines de gens dont plusieurs chefs d’État sans que personne songe à faire la guerre au terrorisme), nombre de groupes ont disparu. Leurs membres ont été tués ou arrêtés. Ou ils ont abandonné par lassitude. Ou l’action terroriste en a engendré une autre: guérilla, révolution, négociation, création d’un parti politique…. Le destin normal du terrorisme, par nature provisoire (tandis que l’armée est une institution permanente et la guerre un phénomène récurrent)est d’être vaincu ou de se transformer en autre chose pour vaincre. Ou plutôt, c’était le cas jusqu’à l’apparition d’un terrorisme dont on voit mal quel facteur endogène le pousserait à devenir mouvement de masses ou parti. Sauf à supposer que le rétablissement du califat abbasside devienne un objectif réaliste. Les jihadistes désirent-ils gagner, au sens politique classique, ou témoigner? Ceci est un autre débat.
Peut-on vaincre «le» terrorisme, donc faire de telle sorte que personne ou presque n’envisage plus ce moyen d’action précisément quand l’omniprésence et l’hyperpuissance U.S. interdisent tout autre voie d’expression au désespoir face à l’occidentalisation du monde?
Le critère de la victoire dans cette guerre est tout sauf évident. Du côté des jihadistes, ce pourrait être de venger l’humiliation provoquée par la victoire des Mongols sur le califat en 1258. Du côté américain, la victoire serait acquise avec l’extinction d’un certain degré haine envers le modèle américain.Comme le disait Rumsfeld: «Nous aurons gagné le jour où plus personne ne songera à s’en prendre au mode de vie américain». Cette définition de la victoire est plutôt étrange. Historiquement, la victoire s’obtient par la disparition complète de l’adversaire (peu vraisemblable en l’occurrence, tant les jihadistes semblent recruter), par la signature d’un traité qui suppose un compromis entre les deux acteurs (également peu vraisemblable), ou par la reconnaissance de sa défaite, que ce soit une reddition ou un abandon de fait.
La GWOT (Global War on Terror) prétend à la fois rendre le terrorisme matériellement impossible (en détruire les bases arrière, les réseaux financiers, les armements) et l’écraser moralement.. Par sa conception -comme première guerre globale ou première guerre de la globalisation – par son opposition à toute notion de territoire ou de victoire politique «classique», elle constitue une rupture stratégique majeure.
Elle ne doit pas seulement priver l’ennemi de moyens de nuire, mais aussi le faire renoncer à ses fins. Elle doit «prouver» quelque chose: la résolution de l’Amérique, la crainte des méchants, la force contagieuse de la démocratie. Le but devient moins de changer un rapport de forces que d’envoyer un signal.
Cette nouvelle guerre semble être destinée à qu’il cesse «de haïr tout ce que nous aimons» selon le mot de G.W. Bush, donc qu’il consente à aimer la liberté et le système qui le garantit. Autrefois, le vaincu renonçait à quelque chose: son territoire, son pouvoir, ses armes, ses griefs éventuellement sa vie. Désormais, le voici soumis à un impératif inédit: devenir autre. Car la seule méthode pour que l’autre cesse de vous haïr est qu’il devienne comme vous, du moins à en croire les promoteurs de la GWOT. Vouloir tuer ou arrêter beaucoup de terroristes est un objectif réaliste. Chercher les moyens de diminuer «l’attractivité» du terrorisme, par exemple en persuadant celui qui le pratique qu’il s’isole de son camp naturel, est une politique intelligente. Mais vouloir vaincre militairement la source de l’hostilité est une contradiction dans les termes.
La guerre se fait à des ennemis, pas à l’inimitié. Faute de revenir à ce principe et en dépit d’éventuels succès momentanés, une stratégie ne peut aboutir qu’à l’absurde tête-à-tête de deux guerres imaginaires sans issue pensable.
François-Bernard Huyghe
François-Bernard Huyghe, qui collabore régulièrement à Terrorisme.net, est l’auteur de plusieurs livres. Nous aurons l’occasion de reparler de son dernier ouvrage, Quatrième Guerre mondiale. Faire mourir et faire croire, Paris, Ed. du Rocher, 2004.