«Après le 11 Septembre, al Quaïda a atteint au statut d’ennemi principal. Ses adversaires eux-mêmes proclament qu’après ce crime inaugural, plus rien ne sera comme avant: l’unique but de leur action sera d’éviter la répétition d’un acte d’une ampleur comparable. À ce stade, les jihadiste peuvent se contenter de rappeler leur existence, d’où leur stratégie d’apparition furtive. Cela suffit pour servir de catalyseur à tous les ressentiments et à toutes les craintes. L’idée jihadiste se propage par sa propre dynamique au-delà de l’organisation et de son discours.» – Dans ce texte, François-Bernard Huyghe poursuit son travail d’analyse sur le terrorisme et les médias.
Le diplomate américain Richard Holbrooke se demandait: «Comment se fait-il qu’un type dans une caverne puisse gagner la bataille de la communication contre la première société de l’information au monde?»[1]. Le type en question s’est fait metteur en scène de l’événement le plus filmé de l’histoire, le 11 Septembre. Il est vedette d’un feuilleton où les cassettes scandent ses réapparitions sporadiques. Son visage est reproduit à un nombre d’exemplaires que seules surpassent les icônes de Che Guevara. Bref, Oussama ben Laden apparaît à beaucoup comme un grand communicateur capable d’employer contre l’Occident l’instrument sur lequel celui-ci comptait pour séduire le reste du monde: ses écrans.
Il est tentant de pousser le paradoxe plus loin: ainsi les spécialistes du renseignement auraient donné à al Quaïda le nom de code de «Disneyland»[2]. Comme Disneyland l’organisation possède des succursales indépendantes dans le monde entier. Et, comme à Disneyland le personnel porte des masques et emprunte des identités[3].
Stratégies et complicités
La crainte de voir le terrorisme-spectacle combattre la société du spectacle par ses propres armes n’est pas nouvelle. La métaphore du judo est souvent employée: le terroriste retourne la force des images et les moyens de communication de l’adversaire contre lui. À ce compte, le porte-parole d’al Quaïda mérite certainement une ceinture noire à plusieurs dans.
Dans les années 70 ou 80, la même idée était formulée de façon plus sophistiquée, avec la théorie dite de la relation symbiotique[4]. L’idée était la suivante: entre complicité objective ou addiction, groupes terroristes et moyens de communication de masses ont des intérêts objectifs communs. Ils s’encouragent mutuellement à une escalade spectaculaire. Les premiers recherchent un écho maximum pour leurs actions, les seconds sont friands de la dramaturgie des attentats, d’où nouvelles de scénographies de violence et ainsi de suite… Certains soupçonnaient même un lien de causalité: la recherche de l’écho maximal aurait encouragé le passage de l’activisme politique à la lutte armée. La scène médiatique portait la responsabilité d’une escalade exhibitionniste et sanguinaire de la terreur. Or le phénomène s’inscrit dans une durée plus longue encore: celle de la transformation parallèle des médias et du terrorisme à chaque époque
Dans la dernière décennie du XIXème siècle, quand la France craignait les bombes anarchistes, les fameuses «lois scélérates»[5] incriminaient la presse: il s’agissait de réprimer la complicité intellectuelle avec le terrorisme voire son apologie. À la fin du siècle suivant, c’est la contagion des images qui suscite toutes les inquiétudes, indépendamment de la façon dont les présentent les médias (médias que les terroristes considèrent facilement comme «complices du Système»). De la propagation plus ou moins volontaire d’idées subversives à celle d’images fortes, dotées d’une puissance panique intrinsèque, les médias sont toujours pensés comme les dupes des terroristes. Sa logique type telle que la définissait Raymond Aron – rechercher un impact psychique supérieur à son impact physique – suppose ainsi la maîtrise des stratégies de diffusion.
Judo, chambre d’écho, symbiose, visibilité et dramatisation, effet panique, aucune de ces notions n’est fausse pourvu que l’on précise ce que l’on entend par «communication» terroriste. Quel en sont le but et le contenu? Un sentiment, précisément l’état de terreur qu’est censé éprouver le public ou l’adversaire? L’encouragement ou la radicalisation de son camp? Une revendication ou d’une menace? Le discours idéologique qui inspire l’action? La publicité d’une cause ou d’une organisation? Tout cela s’enchevêtre.
Par définition, l’organisation terroriste accomplit des actes (disons des attentats) à qui elle attribue une double valeur. D’un côté, ils représentent une charge destructive (un terroriste qui ne tuerait, ne blesserait personne, ni ne démolirait rien, serait un bavard). De l’autre, leur violence doit produire du sens: si elle ne visait qu’à un effet purement «militaire» (affaiblir les forces ennemies) et non symbolique, elle deviendrait guérilla ou guerre de partisans.
Entre le pôle ravage et le pôle message, toute la variété des pratiques terroristes qui ne peuvent certainement pas être ramenées à un modèle unique. Le rapport inédit qui s’est instauré entre la nébuleuse qu’il est convenu d’appeler al Quaïda et des médias ne peut se comprendre que par référence à tout cet arrière-plan historique.
Qu’est-ce qu’un message terroriste?
Première remarque: si l’assassinat politique existe depuis toujours, le terrorisme, entendu comme activité planifiée et violente d’un groupe clandestin poursuivant des objectifs politiques, a une histoire beaucoup plus récente: elle coïncide avec le développement des moyens de communication de masses. Le nihilisme russe est lié à la presse clandestine[6]. L’anarchisme Belle Époque et sa «propagande par le fait», aux feuillets militants et à la presse à grand tirage. Les luttes anticolonialistes à la radio qui porte les appels à la révolte jusqu’au fond des villages. Mais la prise d’otage des Jeux olympiques de Munich en 1972 ouvre une ère nouvelle: celle de la relation entre télévision en mondovision et des causes transnationales comme celle des Palestiniens. Il a même été dit que si les membres de l’OLP qui ont attaqué les athlètes israéliens et se sont adressés à la presse en 1972 avaient été mieux rasés et avaient parlé un anglais correct, leur cause aurait progressé bien plus vite. Dès qu’apparaissent les possibilités d’expression – nouveaux médias cassette vidéo, CD Rom, Internet, ou télévision satellitaire – elles trouvent vite preneur, notamment chez les islamistes[7] capables de concilier idéologie archaïque et technologie moderne.
Existe-t-il des «catégories récurrentes», des «figures» du terrorisme, comme on parle de figures de style de la rhétorique? Des types de discours ou de comportements qui lui soient inhérents et qui se retrouvent chez ses pratiquants de toutes les époques et de toutes les idéologies?
Pour en juger, la notion d’impact maximum ne suffit pas. Certes le terroriste suivant le principe bien connu «ne veut pas que beaucoup de gens meurent, mais que beaucoup de gens écoutent». Certes, ceux qui posent des bombes, tuent des gens célèbres ou détournent des avions, ne s’attendent certainement pas à ce que la chose passe inaperçue. Mais c’est le contenu qualitatif de leur message qui nous intéresse davantage[8].
Tout groupe terroriste doit transmettre son identité «réelle» ou organisationnelle (celle qui lui permet de perdurer en tant que groupe soumis à des pressions qu’ignorent les autres organisations: danger, secret, risque de trahison). Cela peut se concrétiser par la «signature», de l’attentat. La concurrence des groupes ou la prolifération de la désinformation peuvent susciter des procédures compliquées d’authentification: en laissant un indice sur place, en révélant un détail que personne ne connaît, le terroriste peut éviter qu’un parasite ne lui vole son acte (les groupuscules corses semblent assez inventifs en ce domaine). Mais l’identité est aussi quelque chose qui doit se transmettre à l’intérieur même du groupe. Tout cela peut demander des serments, des rites, de la discipline, des croyances explicites ou implicites. Cas limite: la dérive sectaire avec gourou ou prophète, séparation du monde extérieur ou code de vie prenant à rebours les valeurs sociales ordinaires. Même des groupes marxistes comme l’armée rouge japonaise ou les F.A.R.C. colombiens ne sont pas à l’abri.
Mais il y a aussi et surtout une identité symbolique: le groupe terroriste parle toujours au nom d’un sujet historique qui le dépasse: la Nation, les opprimés, les vrais croyants, l’Oumma, voire – dans le cas bizarre du terrorisme écologique – la Nature. C’est là la source de ce qu’il considère comme sa légitimité. Elle lui permet de ne pas respecter la légalité de l’État qu’il combat.
Le message terroriste a des caractéristiques très précises: il a plusieurs destinataires. Il y au moins l’ennemi, ses alliés potentiels et le public, le monde ou les générations futures en général, – il couvre un très vaste registre qui va de l’expression pure et simple («voilà qui nous sommes, nous existons, nous ne supporterons pas plus longtemps, nous crions notre révolte») à la négociation. Enfin, il doit toujours cheminer par des voies détournées. Souvent même, il doit passer un marché implicite avec les médias: «Nous vous fournissons de l’événement, donnez nous de l’écho. Voici du spectacle, donnez nous des réceptacles.». Bref, son message publicitaire et sa catéchèse passent surtout par deux voies:
– La cible: un tel représentait les forces de la répression, tel autre, l’occupant étranger, cet acte était une réappropriation, un jugement, un châtiment, un avertissement. Même la fameuse victime innocente du terrorisme porte un avertissement: «nul n’est innocent, personne n’est à l’abri; vous êtes tous, que vous le vouliez ou non, partie prenante à notre lutte». Dans le terrorisme la victime incarne toujours un principe beaucoup plus général. Un petit fonctionnaire paie pour l’État, un patron pour le capitalisme, un colon pour l’impérialisme ou un touriste en boîte à Bali pour la débauche de l’Occident, suivant les cas.
– Le commentaire destiné à expliquer l’acte: parfois quelques lignes, parfois des romans-fleuves (voir l’incroyable logorrhée des Brigades Rouges) mais il peut aussi s’adapter aux technologies de la télévision ou du Net pour passer entre les mailles du filet adverse. Un discours de persuasion ou de prédication se greffe ainsi sur l’action elle-même. Le commentaire peut en outre contenir une menace («quittez notre terre», «libérez nos camarades ou nous poursuivrons la série des attentats», par exemple), un effet d’annonce («ce n’est qu’un début…») et plus généralement une révélation de l’objectif politique poursuivi.
Enfin il y a une dernière dimension du terrorisme qui est la simple publicité, la «réputation» de son action. De son ampleur dépend le fameux «impact psychologique»: sentiment de peur répandu dans la population ou chez les dirigeants jusqu’à ce qu’ils cèdent, propagation du désordre et de la panique dans le système adverse, provocation qui le poussera à la faute (telle une répression maladroite) et révélera sa «vraie nature», mobilisation et radicalisation des sympathisants éventuels, découragement et divisions des alliés de l’adversaire, En ce sens la proclamation terroriste, par les bombes ou par le verbe, instaure chaque fois un rapport nouveau de forces et de connaissance.
Faire mourir et faire savoir
Cette grille à multiples entrées suggère déjà plusieurs types de relations envisageables entre l’acteur terroriste et les médias.
– Le premier cas peut être celui de l’indifférence. Soit parce qu’il estime que l’acte terroriste porte sa justification en lui-même (il plaît à Dieu, par exemple), soit parce qu’il croit agir en état de contrainte ou de légitime défense, soit enfin parce qu’il obéit à une croyance apocalyptique, comme la secte Aum, le terroriste peut ne pas se préoccuper du «marketing» de son action et ne l’accompagner d’aucun discours.
– Seconde hypothèse: le terroriste ne se soucie des médias de masses qu’autant qu’ils rapportent la nouvelle de son action: il compte sur ses propres canaux pour véhiculer le message explicatif. Ils peuvent être discrets, particulièrement dans le cas du terrorisme dit instrumental. Il est souvent au service d’une puissance étrangère, cherchant à exercer une contrainte sur un gouvernement par bombes interposées. Il suffit que ce dernier reçoive le message: remboursez votre dette, libérez nos prisonniers, cessez d’aider tel État tiers, sinon nous multiplierons les attentats qui frapperont votre population. Variante: le groupe terroriste relativement indifférent à ce que dit de lui la presse ennemie, «contrôlée» ou «pourrie» compte sur ses propres réseaux pour toucher son public, le seul qui l’intéresse vraiment: les prolétaires, les membres d’une ethnie ou d’un groupe, les vrais croyants.
– Troisième configuration: le terrorisme intègre la réaction des médias dans ses plans. Il rentre alors dans le jeu de la signature, de la revendication plus ou moins explicite, du discours explicatif et de la scénarisation. Il repense la logique de l’événement -quand frapper, qui, comment programmer la fréquence, le crescendo ou la date des interventions – en fonction d’impératifs d’urgence, de concurrence des nouvelles, de contexte, de mise en scène propres à la sphère médiatique.
Bref il lui faut presque faire du «media planning» quand il programme ses attentats. La stratégie devient doublement indirecte: frapper l’adversaire à travers des cibles représentatives, mais aussi employer une rhétorique détournée afin de délivrer le message voulu. Il faut s’exprimer à travers des canaux que le terroriste ne contrôle pas et se confronter à des systèmes d’interprétation qui ne sont pas ceux de «l’émetteur».
Pour être exhaustif, il faudrait aussi envisager deux cas-limites : celui où l’acte terroriste n’aurait pour fin que l’accès aux médias et celui, symétrique, où le terrorisme ne serait qu’une création médiatique. Le premier cas serait assez bien illustré par Théodore Kaczynnski, le solitaire surnommé Unabomber. De 1978 à 1996, il envoyait, des lettres piégées, notamment aux journaux, dans le seul but de faire publier ses diatribes écologiques. Pour le second cas, le seul exemple que nous puissions citer, sans risquer un procès, est emprunté à la fiction. Dans le film de Sidney Lumet, Network, une chaîne de télévision emploie en sous-main un groupuscule qui lui fournit de l’attentat, donc de l’audience, à la demande.
La guérilla du faux
Ces grilles ainsi posées, peut-on discerner dans l’action d’al Quaïda une logique médiatique qui reflète sa spécificité stratégique ou idéologique? Ou pour élargir la question: la mouvance jihadiste représente-t-elle quelque chose de radicalement nouveau par rapport à la vieille «propagande par le fait»?
Première caractéristique d’al Quaïda: sa façon de gérer sinon ses droits d’auteur, du moins sa signature. Pour une large part, ceci reflète l’ambiguïté de la nature même de l’organisation D’autres en traiteront ici avec plus de pertinence: organisation, nébuleuse, «franchise», mythe médiatique… La désignation al Quaïda recouvre suivant le cas une structure quasi sectaire autour de chefs historiques (dont ben Laden n’est pas forcément le principal), des organisations relativement autonomes mais s’associant pour des objectifs communs et «mutualisant» une part de leur expertise et de leur intendance, et enfin des jihadistes, chacun impliqué dans sa lutte endogène mais se réclamant de cette appellation globale et symbolique[9], pour des raisons quasi publicitaires.
Ainsi, que faut-il vraiment entendre par «un attentat commis par al Quaïda»? Les critères ne sont pas ceux qui permettent de dire que telle bombe humaine dans un autobus israélien appartenait au Hezbollah ou au Hamas. Des commentateurs annoncent toute les x semaines un tournant dans la stratégie d’al Quaïda, suivant qu’un attentat suicide atteint une organisation internationale, des ressortissants de telle nationalité en Irak, en Turquie, en Arabie Saoudite ou ailleurs. Ils supposent peut-être une volonté délibérée là où il y a des initiatives concurrentes, au calendrier aléatoire. Il se pourrait aussi que la mouvance jihadiste frappe parfois où elle peut quand et où elle est prête, même s’il est avéré que certaines actions ont parfois été prévues des années à l’avance.
L’effet de confusion se renforce souvent de l’effet de soupçon: qui aurait intérêt à agiter ici ou là le spectre d’al Quaïda? Comment interpréter, par exemple, l’information publiée assez discrètement par la presse en novembre 2003, et suivant laquelle «al Quaïda a démenti être l’auteur des attentats de Riyad»[10]? Ou la façon dont un certain Abu Abdul Rahman Al-Najdi, se disant membre d’al Quaïda informe al Arabiya que son organisation n’avait rien à voir avec l’attentat contre le mausolée chiite de Nadjaf (Irak) en août 2003[11]? Ou, au contraire, la manière dont, en décembre 2003, un quotidien du soir, informé par sources anonymes U.S., annonce que les Américains ont arrêté en Irak plus de trois cent «Arabes». Tel est le surnom des jihadistes étrangers qui viennent combattre «les croisés» en Irak, et dont certains seraient passés autrefois par l’Afghanistan des talibans). Le bruit court aussi qu’il y a sans doute bien davantage de terroristes de la mouvance al Quaïda dissimulés sur place. Selon quel critère juger du rattachement à al Quaïda d’un membre d’Amsar-al-islam ou de «l’armée de Mahomet»?
Le soupçon de manipulation devient systématique. Chacun se souvient des interrogations qui entourèrent la fameuse cassette dite du «pistolet fumant» fort opportunément retrouvée en Afghanistan par les Américains en est le meilleur exemple: l’émir commentait la performance du 11 Septembre avec un visiteur, comme des supporters de football refaisant le match. Ils se remémoraient leurs rêves prémonitoires en se récitant des poèmes. De multiples «démonstrations» que la cassette était un faux grossier (le nez de ben Laden n’était pas de la bonne longueur, tel plan de coupe était suspect…) ont continué à circuler, même si, sur le fond, rien de ce que disaient les interlocuteurs ne contredisait les autres messages de ben Laden.
Plus étrange, le cas d’une interview d’un certain al-Asuquf publiée par Asia Times Online le 14 Novembre 2002, prétendument de source al Jazira. Al-Asuquf se présentant comme le numéro trois d’al Quaïda donnait des détails chiffrés sur l’organisation et surtout annonçait que le 11 Septembre «n’était qu’un début» au regard des opérations en préparation. Il évoquait notamment avec les sept têtes nucléaires déjà entrées sur le sol américain et prêtes à toucher leurs objectifs. Il se révéla par la suite qu’al Jazira n’avait jamais interviewé ce personnage dont le nom lu à l’envers (fuqusA phonétiquement: fuck USA) aurait dû alerter. Mais la frontière entre le vrai, le faux, la désinformation et le simple canular ne sont pas toujours d’une clarté aveuglante. Et nous n’ouvrirons pas le très riche dosser des rumeurs et théories conspirationnistes se rapportant au 11 Septembre lui-même
– il n’y avait pas de juifs parmi les victimes des Twin Towers,
– aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone,
– les prétendus kamikazes censés précipiter les avions sur les tours, sont toujours vivants
– les avions étaient télécommandés
– si vous regardez les photos des tours en flamme, vous voyez le visage du diable
– les services secrets U.S. étaient parfaitement au courant…
Chacune de ces thèses est appuyée sur une contradiction, réelle ou supposée dans la «version officielle» ou sur une présumée impossibilité technique trouve preneur, voire des centaines de milliers de lecteurs pour le découvreur de ladite impossibilité manifeste…
Cette situation reflète le scepticisme d’une part du public, ce que nous avons appelé la «mentalité X files» («la vérité est ailleurs»). Elle prédispose à tout croire, surtout à une histoire de complot véhiculée par une rumeur, mais surtout pas ce que racontent les grands médias. Mais le succès des versions alternatives de la réalité se nourrit de l’ambiguïté foncière des messages d’al Quaïda. Ils se placent dans un registre où la notion même de «revendiquer» une action n’a sans doute pas le même sens que pour nous. Si l’on s’en tient à la source la plus accessible, des messages écrits ou prononcés par ben Laden lui-même, il fourmille en formules indirectes. Ainsi, dans son appel diffusé le 11 Février 2002[12], il déclare que «Des moudjahiddines utilisant des avions de l’ennemi ont mené une belle opération audacieuse et dont l’humanité n’a jamais connu d’égale», et « Ils ont ainsi détruit les idoles (le World Trade Center) des États-Unis, touché de plein fouet le Pentagone et l’économie américaine, jetant l’orgueil de l’Amérique dans la boue» mais ne dit pas explicitement qu’ils agissaient sur ses ordres.
Dans un autre texte, dit «Déclaration d’al Quaïda à l’Ouma islamique, à l’occasion du premier anniversaire de la nouvelle guerre de croisade américaine» (comprenez: celui des attaques contre l’Afghanistan du 7 octobre 2001), se retrouve un panégyrique des auteurs de l’attaque contre les Twin Towers, ou de ceux d’un attentat au Koweït, parfois désignés nommément. Dans d’autres textes alternent des remerciements prodigués à Dieu pour ce succès – le 11 Septembre est souvent désigné comme «le jour béni» – et des appels à prendre en exemple ces jeunes gens, «la conscience de l’Oumma»[13] mais jamais une phrase disant exactement qu’al Quaïda a ordonné ces actes. Mais il est évident qu’elle les approuve et en a eu une connaissance préalable. Ben Laden lui-même précise[14] qu’il n’existe pas d’organisation spécifique du nom d’al Quaïda, et rappelle que cette désignation renvoie à une «base» d’entraînement autrefois utilisée par les jihadistes dans le Panshir. Le désir d’effacer son action derrière la volonté divine et son organisation derrière une entité spirituelle – la communauté des croyants- ne peut s’expliquer par le seul désir de créer la confusion chez l’adversaire. Ce phénomène nous renvoie plutôt à la quête de l’identité mythique signalée plus haut. Les jihadistes se pensent moins comme acteurs que comme agis par des forces qui les dépassent, volonté divine, conscience communautaire des musulmans.
Mises en image
Ce constat nous renvoie directement à la seconde caractéristique: le «style» ben Laden. Il est difficile à bien apprécier, dans la mesure où les versions des interventions diffusées par les médias sont généralement allégées de tout ce qui paraît trop lyrique, redondant ou incompréhensible à un public occidental. Or c’est justement ce hiatus qui est significatif. Il est important de bien apprécier cette façon d’interrompre le cours de son explication pour réciter un poème, de raconter un rêve prémonitoire ou de se référer à une fable[15], la multiplication des rappels historiques et théologiques, le souci constant de se justifier en droit islamique, l’habitude de faire un commentaire sur le sens d’un mot en arabe classique….
Le propos de ben Laden est imprégné de rhétorique arabo-musulmane archaïque, et sa façon d’employer l’image n’est pas moins significative. Il a beaucoup été écrit sur son goût sans doute un peu narcissique pour la mise en scène. Visiblement, il gère ses rares apparitions avec soin. Héroïsé, esthétisé, toujours dans une attitude noble et simple, le ben Laden des icônes, en tenue de guérillero, est aussi soucieux du décor de ses apparitions. Montagnes et désert comme arrière-plan, présence d’autres chefs d’al Quaïda assis devant une grotte et évoquant les compagnons du prophète pendant l’exil, dépouillement extrême des accessoires, où la Kalachnikov est la seule concession à la modernité tout contribue à rendre évident le message adressé aux musulmans: son combat est le prolongement de celui grands prédécesseurs mené dans un temps mythique[16], le Prophète et ses compagnons. C’est l’éternel affrontement des mêmes contre les mêmes: al Quaïda incarne l’Islam dans sa continuité. La catastrophe de 1258, lorsque le califat de Bagdad fut renversé par les Mongols, a des conséquences aujourd’hui.
Ben Laden s’inscrit dans la transmission à travers le temps plutôt que dans la communication à travers l’espace. Il joue plus sur les repères identitaires que sur l’universalité supposée des images médiatiques. Il tire vers le haut, c’est-à-dire vers un affrontement métaphysique, l’interprétation de son action que son adversaire voudrait tirer vers le bas: la barbarie, la haine de la liberté. Il parle d’abord aux siens en réactivant des codes qui échappent à l’Occidental. Pour ce dernier, le message prendra la forme plus explosive du défi symbolique ou de l’humiliation emblématique: l’attentat.
Troisième élément, donc: l’attentat vaut proclamation. Sur un plan religieux, il implique un double sacrifice. L’auteur de l’attentat transforme son corps en arme et en message à la fois, prouvant sa foi et gagnant son salut. Il a surtout le sacrifice des victimes. Leur mort prend, à son tour, un double sens. D’une part, elles ne sont pas «innocentes» d’un point de vue théologique (elles participent à un titre ou à un autre de l’Occident honni ou en sont complices)[17]. D’autre part, le choix de chacune apporte un enseignementaux vrais croyants : les Twin Towers «incarnent» le pouvoir insolent de l’argent et de l’impérialisme, un navire les agressions armées américaines, une boîte de nuit à Bali la dépravation occidentale, une église, les croisades.
Une cellule présumée d’al Quaïda installée à Detroit et détruite en novembre 2002 aurait filmé les objectifs auxquels elle comptait s’attaquer: le Grand Hôtel MGM, un casino à Las Vegas et le symbole ultime de l’Amérique: un parc Disneyland[18]. Mais l’Occident imaginaire que combattent les jihadistes inclut aussi les régimes «collaborateurs» comme celui d’Arabie Saoudite. Cette logique a été poussée à son extrême par certains groupes algériens qui ont décrété takfir (anathème, digne d’être tué) leur propre peuple dans son ensemble, puisqu’il ne se révoltait pas contre le régime apostat d’Alger. Bref Occident est l’autre nom du monde: c’est une entité dont la périphérie est partout et le centre nulle part. En tous lieux il s’exhibe, et à chaque endroit il offre des cibles. Leur choix par les islamistes révèle le caractère illimité, métaphysique, de leur hostilité envers notre monde, mais autorisent aussi une stratégie souple: frapper des objectifs accessibles, au centre ou à la périphérie, des cibles «molles» (soft targets en jargon du Pentagone) ou plus dures au gré de leur vulnérabilité
Par ailleurs, les pertes subies par le camp «des juifs et des croisés» constituent une compensation quasi numérique pour les musulmans innocents qui souffrent et meurent tous les jours. En ce sens l’acte terroriste est suffisant et justifié en lui-même : il porte sa récompense dans l’obéissance aux décrets divins et dans sa conformité à une nécessité de réparation et d’humiliation.
Comment faire passer ces notions complexes auprès du «public» d’al Quaïda? Pour résoudre cette question pédagogique, les mouvements jihadistes (et pas seulement al Quaïda) ont inventé un véritable genre, une variante particulière de la mort-spectacle: les «cassettes testaments». Les candidats au martyre y expliquent leur acte. Cette mission pédagogique revenait dans le terrorisme antérieur au communiqué vengeur de revendication après-coup. La mise en scène du prêche (armes, bandeaux, Corans, affiches ou slogans dans le décor), de face et en plan fixe donne à ce nouveau genre de téléréalité un côté presque ritualisé. Plus inventive que ses consœurs, l’organisation al Quaïda a produit un chef-d’œuvre de kitsch macabre avec les cassettes où les auteurs de l’attentat du 11 Septembre récitent leur texte avant, tandis que le montage fait apparaître les tours brûlant pendant et que le commentaire en tire la leçon après.
On sait que circulent dans les mosquées et madrasas des images sanglantes (exécution de D. Pearl ou d’otages des Tchétchènes, soldats algériens égorgés par le GIA). De telles images, selon nos critères, devraient révéler toute l’horreur du terrorisme dont nous disons rituellement qu’il «frappe des victimes innocentes ou désarmées». Or ces décapitations ou autres horreurs représentent, vues à travers la grille adverse, et malgré l’aversion de principe du Coran envers les images, des représentations exaltantes, des exemples à imiter, des instruments légitimes pour répandre l’amour de Dieu. Ce ne sont pas seulement deux camps qui s’affrontent; ce sont deux façons de voir le monde, ou plutôt deux regards qui excluent l’existence d’un monde partagé. Nous pensions que les médias véhiculaient un imaginaire commun, que les industries culturelles planétaires fabriquaient un type d’homme, consommateur d’images pacifié et repu. Et nous redécouvrons combien les idéologies et les cultures font obstacle à l’unification de la planète par les médias et les marchandises.
Vecteurs de la terreur et canaux de la foi
Quatrième constat: le mouvement jihadiste ne se contente pas de la stratégie du parasitage. Certes, il oblige les médias adverses à véhiculer son message, dans la mesure où ils ne peuvent taire les actes terroristes. Comme ses prédécesseurs, l’islam activiste fait donc des médias les vecteurs de la terreur et les amplificateurs des frappes symboliques du faible contre le fort.
Surtout, le faible se dote de ses propres médias concurrents ou exploite des moyens de communication alternatifs. Là non plus, ce n’est pas une innovation absolue: tout groupe activiste compte peu ou prou sur des médias propres pour s’adresser à leurs sympathisants. Ses messages peuvent, suivant le cas, se propager par un émetteur radio clandestin, par des tracts, par des cassettes sonores distribuées sous le manteau comme en Iran ou par des ballades irlandaises chantées dans les pubs, ou par une U.R.L[19]… La mouvance islamiste dont on a souvent dit qu’il mène une guerre en réseaux comprend aussi le rôle des réseaux de communications et les pouvoirs de la technologie.
L’emploi d’Internet par al Quaïda a suscité quelques phantasmes: les sites islamistes étaient accessibles à tous, des messages secrets transitaient par le Web, les terroristes passaient leurs instructions sur la Toile… De là à déduire que le grand réseau qui devait symboliser le village global était devenu un champ de bataille numérique, il n’y avait qu’un pas.
Après examen, il faut peut-être en rabattre. Ainsi il est impossible de vérifier les bruits selon lesquels al Quaïda utilisait des logiciels de cryptologie sophistiqués ou maîtrisait l’art de la stéganographie[20]. En l’occurrence ce procédé aurait consisté en dissimulation d’un message réduit à un pixel presque invisible de telle façon que seuls les initiés sachent où les discerner sur une image qui paraîtrait innocente à toute personne non prévenue. Beaucoup de légendes ont couru qui n’ont jamais été confirmées: ben Laden préparait une cyberattaque contre les réseaux financiers mondiaux avec une brigade de pirates d’élite – les cavernes de Tora Bora contenaient des salles d’informatique évoquant les bases secrètes high tech que James Bond fait exploser à la fin de chacun de ses films.
Quant aux sites islamiques, leur existence est indéniable. Ainsi, il n’est pas très difficile, en quelques clics d’apprendre «comment s’entraîner pour le jihad» en français, texte précédé d’une mention assez hypocrite où les responsables du site déclarent inciter à aucune action illégale. Il n’est pas non plus très compliqué de trouver des propos enflammés sur l’affrontement entre islam et croisés. Pour autant, il ne faut pas espérer entrer en contact avec al Quaïda avec un bon moteur de recherche, ni croire que ben Laden recrute par écrans interposés. Tout d’abord parce que la vie des sites islamiques, plus que tous les autres, est éphémère et aléatoire. Entre disparitions, attaques de hackers anti-islamiques ou de services plus officiels, transferts d’adresse pour échapper à la répression, ennuis judiciaires, il est rare qu’ils durent, sans même parler de l’hypothèse de sites «pots de miel» destinés à ficher les sympathisants. D’autre part, les réseaux de soutien au terrorisme, s’ils utilisent Internet, ont l’intelligence de s’entourer de quelques précautions. Il y a un gouffre entre la vitrine publicitaire accessible à tous et l’usage d’Internet par des gens parlant la même langue, fréquentant les mêmes mosquées, se connaissant souvent personnellement, etc. et qui peuvent éventuellement se passer de bouche à oreille une URL. Mais la communauté plus ou moins organisée préexiste au média.
Qu’il s’agisse d’al Quaïda ou de n’importe quel autre groupe activiste, ou terroriste, Internet peut servir à des fonctions alternatives. Mais elles étaient auparavant remplies par d’autres supports. Cela n’implique en rien une que la révolution numérique ait encore bouleversé le terrorisme ou que le cyberjihadisme soit un concept qui fasse bouleverse la réflexion stratégique.
Le cathodique et l’islamique
Le vrai changement réside bien davantage dans l’apparition des télévisions d’information continue en arabe, et, bien sûr, de la plus importante, al Jazira[21], vite considérée comme la CNN du monde arabe. Lancée en 1996 par le petit émirat du Qatar, qui souhaitait de se doter d’un instrument d’influence face à son puissant voisin saoudien, elle s’est vite fait une réputation de «poil à gratter» des régimes du Moyen-Orient. Ils s’en plaignent souvent et en ferment sporadiquement les bureaux. La chaîne qatarie irrite par son approche incroyablement pluraliste suivant les critères locaux (pluraliste suivant les critères locaux, car il est évident que les éditorialistes proaméricains ou sionistes ne sont pas très nombreux sur cette chaîne, surtout si l’on compare à Fox News). Mais des millions de spectateurs (sans doute plus de 35 dans le monde musulmans) ont été étonnés par sa façon de refléter les critiques des régimes locaux, par sa manière de donner la parole à des points de vue différents, voire par sa décision d’accueillir des Israéliens ou des Américains sur ses plateaux. Powell, Rumsfeld et Condolezza Rice y ont trouvé des tribunes pendant la guerre d’Afghanistan, sans compter l’ambassadeur U.S. Christopher Ross,capable de riposter sur les antennes à ben Laden en bon arabe et dans les deux heures.
Si al Jazira n’est en aucune façon – et personne ne le prétend – «télé ben Laden», elle a été vraiment connue en Occident le jour où elle a diffusé sa première cassette préenregistrée, le 7 Octobre 2001, à l’heure même où tombaient les bombes américaines sur l’Afghanistan. Dans l’hystérie médiatique de l’urgence, les autres télévisions furent obligées de suivre et de reprendre les propos de l’émir. L’effet de surprise de cette riposte – images contre bombes ou K7 contre B52 – semblait instaurer une nouvelle règle du jeu. Désormais il n’était plus question de jouer à trois: terrorisme -Occident – médias planétaires (soumis au second même si parfois parasités par le premier), mais à quatre avec des médias arabes.
Pour al Quaïda, la télévision du Qatar se prête d’abord à une stratégie directe: diffuser des messages. Ceux-ci seront vite partiellement censurés: sous le douteux prétexte qu’ils pourraient contenir des instructions secrètes, les Américains obtiennent vite qu’ils ne soient plus diffusés sans examen préalable, dans leur intégralité et sans commentaire critique. Par ailleurs, il faut relativiser l’importance des interventions de ben Laden. Le 20 décembre 2003, la station de télévision Al Arabiya, rivale d’al Jazira diffuse une cassette présumée de lui[22]. Il fustige comme retour à «l’âge de l’ignorance» (c’est-à-dire la mentalité d’avant la révélation islamique) la convocation d’assemblées législatives (allusion à la Loya Jirga en Afghanistan et à la future assemblée en Irak), alors que seul le Coran doit être la loi. Il précise même que toute «solution démocratique et pacifique avec les gouvernements apostats» constituerait une offense à Dieu. La veille, sur al Jazira, Ayman al Zaouahri considéré comme le n°2 d’al Quaïda (et qui pourrait bien en être le numéro un) annonçait que les combattants de l’Islam après l’Afghanistan poursuivraient partout les Américains et leurs alliés. Ces apparitions faisaient suite à l’envoi de cassettes sonores à al Jazira en octobre[23] et aux images muettes, diffusées en septembre: ben Laden marchant dans les montagnes en tenue de combat, comme pour prouver qu’il était toujours vivant. Si l’on ajoute ces documents aux cassettes audios de ben Laden depuis le 11 Septembre 2001 (moins d’une dizaine) et à deux ou trois séquences filmées[24], il est difficile de croire qu’il s’exprime comme il le veut sur les chaînes arabes. Il est aussi douteux qu’il dispose de moyens d’enregistrement très sophistiqués à en juger par la faible qualité des bandes.
Certes, il est désormais impossible d’empêcher un ben Laden de toucher des millions de gens en envoyant un simple enregistrement à la bonne adresse. Mais l’essentiel n’est pas là.
L’intérêt stratégique d’al Jazira est surtout indirect: c’est sa capacité à montrer la réalité du monde arabe, qu’il s’agisse de la violence en Palestine ou de la guerre en Irak, et d’en proposer une autre vision. Cela produit un double glissement, de point de vue – du bombardier au bombardé, plongée, contre-plongée par exemple – mais aussi changement de code puisqu’il reflète une culture différente de la nôtre qui se croyait universelle parce que prédominante. Al Jazira peut montrer des morts afghans et irakiens, des dommages collatéraux, des prisonniers américains humiliés, de telle façon que ces images ne puissent pas être ignorées par les autres médias. Et cela en dépit de quelques tentatives maladroites d’en interdire la diffusion, par exemple en arguant qu’il serait contraire à la convention de Genève de montrer le visage de prisonniers.
Le danger de cette source d’images concurrentes est très vite apparu aux Etats-Unis: si al Jazira n’est pas un arme du terrorisme, elle est devenue une cible de la «war on terror». Durant l’offensive contre l’Irak, entre correspondants de guerre intégrés (embedded) et reporters coincés dans un hôtel de Bagdad, al Jazira était quasiment la seule source d’images alternatives. Avec la fermeture de ses bureaux de Kaboul, le bombardement de ses locaux à Bagdad, la «bavure» qui a frappé un présentateur-vedette de la station constituent autant d’avertissements américains pour marquer jusqu’où la chaîne qatarie pouvait aller trop loin.
Conclusion
La relation entre al Quaïda et les médias reflète surtout un aspect idéologique et historique.
Idéologique: par l’ampleur et l’universalité de ses buts (convertir la Terre, réparer les torts faits aux musulmans depuis 1258, gagner une guerre mondiale contre l’hyperpuissance des juifs et des croisés…), par sa logique messianique, par sa volonté de réactiver un passé idéalisé, celui du vrai Islam, al Quaïda opte visiblement pour l’identité mythique contre l’identité réelle ou organisationnelle, pour employer les catégories exposées plus haut. Elle vise au-delà de la politique, une fin mystique, qui exclut toute victoire au sens classique (renverser ou faire céder un État adverse). Son discours de combat et de prédication, clos et répétitif, exhorte à la lutte et proclame l’anathème. En cela, il ne se compare pas au discours stratégique des autres groupes terroristes, qui se module en fonction des phases de la lutte et qui, d’une certaine façon, provoque à un dialogue avec l’adversaire, ne serait-ce que pour le contraindre. La parole d’al Quaïda (souvent énoncée sous forme de fatwas, des avis interprétant la loi) est faite pour être reprise, commentée, véhiculée par des réseaux de croyants. Le reste est quasiment un bénéfice collatéral.
Bien sûr, ses chefs ne sont pas stupides: ils réalisent parfaitement l’effet perturbateur du mythe al Quaïda véhiculé par les médias occidentaux, des vraies et fausses alertes, de la confusion, de l’attente de la prochaine frappe… Peut-être même sont-ils secrètement enchantés de l’exploitation qu’en font les néo-conservateurs pour justifier la guerre préemptive ou pour menacer tel pays musulman. Ce faisant l’adversaire illustre leurs thèses: il y a l’Occident et eux qui sont la conscience de l’Oumma.
Mais le phénomène a une dimension historique: après le 11 Septembre, al Quaïda a atteint au statut d’ennemi principal. Ses adversaires eux-mêmes proclament qu’après ce crime inaugural, plus rien ne sera comme avant: l’unique but de leur action sera d’éviter la répétition d’un acte d’une ampleur comparable. Dans l’attente de deux images. Ou bien le «n°2», l’attentat qui surpassera celui du 11 Septembre. Ou bien l’image de ben Laden mort, capturé, saddamisé.
À ce stade, les jihadiste peuvent se contenter de rappeler leur existence, d’où leur stratégie d’apparition furtive. Cela suffit pour servir de catalyseur à tous les ressentiments et à toutes les craintes. L’idée jihadiste se propage par sa propre dynamique au-delà de l’organisation et de son discours.
Vouloir, comme le font les Américains, gagner «les cœurs et les esprits» par les médias, c’est peut-être avoir une bataille de retard. Entre obstacles culturels et scepticisme de masse, les médias révèlent leurs limites. Il y a deux mondes hermétiques, deux autismes qui s’affrontent.
François-Bernard Huyghe
[1] Cité par David Hoffman dans Beyond Public Diplomacy in Foreign Affairs, mai/avril 2002 (http://www.foreignaffairs.org)
[2] «Les services alliés coopèrent mieux contre le terrorisme» par Jacques Isnard, Le Monde, 20 décembre 2003.
[3] Cette image est peut-être inspirée par un propos de Rohan Gunaratna, spécialiste de l’antiterrorisme à l’Institute of Defense and Strategic Studies: il comparait les bases d’entraînement jihadiste en Afghanistan, en activité avant octobre 2001, à un Disneyland terroriste, un parc d’attractions où pouvaient se rencontrer des islamistes du monde entier.
[4] Voir les analyses qu’en faisaient Michel Wieviorka et Dominique Wolton dans Terrorisme à la une. Media terrorisme et démocratie, Gallimard 1987
[5] Voir à ce sujet Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Christian Bourgeois, 2001.
[6] Dans Les démons de Dostoïevski, c’est précisément la garde d’une presse à imprimer clandestine qui sert de prétexte à l’assassinat d’un des membres du groupe nihiliste par ses camarades.
[7] Voir «Bombes, protes et pistolets. Les âges médiologiques de l’attentat» par Catherine Bertho, in Cahiers de Médiologie n° 13 La scène terroriste, Gallimard 2002
[8] Voir F.B. Huyghe «Entre ravage et message», Cahiers de médiologie précité. Ce numéro est téléchargeable sur www.mediologie.org.
[9] Voir l’analyse de Richard Labévière Les coulisses de la Terreur, Grasset 2003
[10] On peut rapprocher du cas de ben Laden dans une interview de 1997 par le reporter Arnett pour CNN démentant avoir la moindre relation avec le premier attentat contre le World Trade Center, celui de 1993. Dans la même interview, Ben Laden reconnaît qu’à Mogadiscio en 1993 des résistants locaux ont coopéré avec «des moudjahiddines arabes qui avaient été en Afghanistan» sans s’attribuer explicitement un rôle dirigeant dans les actions qui aboutirent au départ des troupes U.S. de Somalie.
[11] Dépêche AFP Dubai 7 septembre 2003.
[12] Bande sonore obtenue sur Internet publiée par al Hayat et reproduite par al Jazira.
[13] Interview d’Oussama ben Laden par Tayseer Allouni, sans doute le 21 octobre 2001 et reprise sur http://www.islamicawakening.com/.
[14] Toujours dans l’interview de Tayseer Allouni.
[15] Nous pensons ici à la façon dont ben Laden compare les relations entre Américains et Musulmans au «Loup et l’agneau», voir interview de Naida Nakad dans les Cahiers de médiologie précités.
[16] Nous prenons ici le mot «mythe» dans le sens que lui donne Mircea Eliade: une histoire advenue dans un temps métaphysique autre et dont le présent n’est qu’une simple répétition.
[17] Est-il licite ou illicite de tuer des civils, des femmes ou des enfants, en visant principalement ou pas un objectif militaire, sur une terre d’islam occupée ou pas? Telles sont les questions que se sont posé de nombreux docteurs de la loi islamique; et leurs réponses ont souvent conforté les terroristes dans leur volonté de s’en prendre à des gens qui, à leurs yeux ne sont pas frappés au hasard.
[18] Minneapolis Star Tribune, 10 décembre 2003
[19] «Adresse» d’un site Internet
[20] La stéganographie qui dissimule les signes composant le message comme le font les encres sympathiques et non pas leur sens comme la cryptologie.
[21] Al Arabiya, basée à Dubaï et qui émet depuis février 2003 se présente elle-même comme une alternative à la chaîne qatarie, mais une alternative moins dérangeante pour certains régimes du Golfe.
[22] Au moment où nous écrivons ni l’authenticité, ni la date exacte de cette cassette n’ont pu être vérifiés. En revanche, celle d’Ayman al Zaouahri dont il est question un peu plus loin aurait été authentifiée par les services américains, en l’état des dépêches AFP à ce jour.
[23] Mais d’après les allusions qu’elle faisait au ministre palestinienne Mahmoud Abbas, cette cassette pouvait être datée d’avant le 6 septembre 2003, date de sa démission.
[24] Trois si l’on inclut la cassette «pistolet fumant» diffusée par les Américains le 13 décembre 2001 où l’émir et un visiteur se félicitent du succès des kamikazes du 11 Septembre.
© François-Bernard Huyghe 2003.