Dans le contexte actuel dominé par les préoccupations liées au terrorisme, l’expression de “guerre asymétrique” revient constamment. Publié cette année, un livre de Jacques Baud s’efforce de clarifier ce concept galvaudé.
Si elle trouve des applications d’actualité dans l’approche des phénomènes terroristes, la guerre asymétrique n’est cependant pas limitée à ceux-ci. Plus généralement, elle exprime une transformation dans les rapports de force par rapport aux conflits tels que nous les connaissions – par exemple – durant l’époque pas encore si lointaine de la guerre froide. Elle est souvent, remarque d’emblée Jacques Baud, “une confrontation entre des systèmes politiques, sociaux, culturels, organisationnels obéissant à des logiques différentes” (p. 11). Elle se caractérise également par une relation différente à l’espace:
“Au plan opérationnel, le ‘champ de bataille’ a cédé la place à ‘l’espace opérationnel’, qui peut être défini comme le volume dans lequel les opérations sécuritaires et militaires sont menées. Il englobe l’espace tridimensionnel traditionnel, où les opérations sont menées physiquement, mais il comprend aussi l’espace hertzien (‘éther’), domaine de la guerre électronique, le cyberespace, où circule l’information numérique, l’infosphère où sont pratiquées les manipulations des opinions et l’espace humain, dont les interactions subtiles sont au coeur des problèmes sécuritaires modernes.” (p. 32)
La nouveauté – outre des espaces (comme le cyberespace) qui n’existaient pas précédemment et une dimension du temps différente – est que sur le succès sur le champ de bataille dépend de plus en plus des autres espaces.
L’auteur consacre plusieurs pages à s’efforcer de débroussailler la notion d’asymétrie, qui demeure souvent floue, observe-t-il – et peut-être est-ce d’ailleurs ce flou qui contribue à sa prolifération. Mais sa diffusion a été rapide, puisque ce n’est guère avant le milieu des années 1990 que l’expression de “conflit asymétrique” commence réellement à se répandre (p. 85).
L’asymétrie, explique Jacques Baud, n’est pas simplement un usage dissymétrique de la force, c’est-à-dire l’opposition de forces armées de structures, volumes, équipements, technologies ou doctrines différents. L’auteur insiste donc sur l’utilité de la distinction entre dissymétrie (c’est-à-dire des disparités capacitaires) et asymétrie, qui “peut être assimilée à un concept stratégique” (p. 93).
L’asymétrie s’efforce en effet de convertir “la supériorité de l’adversaire en faiblesse” (p. 96). Elle va donc jouer notamment sur les registres de l’information et de la communication. Alors que la guerre conventionnelle poursuit des objectifs stratégiques de nature matérielle (conquête de territoire, etc.), la guerre asymétrique a “des objectifs stratégiques de nature souvent immatérielle, avec un accent sur la légitimité” (p. 101). Bref, les stratégies asymétriques “visent davantage à influencer et à infléchir qu’à conquérir” (p. 107).
Non-violence, violence politique, terrorisme et “une partie de la guerre de l’information” sont classées par l’auteur dans la catégorie des guerres asymétriques. Les moyens utilisés seront liés à la finalité du conflit.
Jacques Baud consacre notamment tout un long passage de son ouvrage (pp. 114-146) à un tour d’horizon de la question du terrorisme – ou plutôt des terrorismes, puisque l’auteur est du nombre de ceux qui insistent (légitimement) pour l’usage du pluriel afin d’éviter d’ajouter à la confusion qui entoure parfois ce terme. Quant au terrorisme au singulier, il est “une méthode de combat“, fondée sur l’usage de la terreur – et c’est en tant que méthode qu’il doit être considéré comme inacceptable, indépendamment de la légitimité de la cause, insiste l’approche occidentale. Mais Jacques Baud s’intéresse depuis trop longtemps à ces phénomènes pour ne pas avoir conscience qu’une définition fondée uniquement sur la méthode a ses limites, d’autant plus qu’elle peut conduire (et conduit souvent de fait) à la conclusion que des réponses similaires peuvent être appliquées à différents types de terrorisme. Or, si cela est dans une large mesure valable face aux effets du terrorisme, Baud souligne pertinemment qu’il n’en va pas de même des stratégies visant à anticiper et à prévenir le terrorisme, qui doivent être adaptées aux spécificités de chaque cas. En fait, il plaide pour l’analyse rigoureuse, qui sache éviter à la fois l’application systématique de la même grille de lecture à des actes différents et les idées toutes faites (terroristes considérés comme des psychopathes), qui sont loin de correspondre à tous les cas.
Baud esquisse également une classification en fonction de la nature du terrorisme, qui n’est probablement pas la partie la plus convaincante de l’ouvrage, car toute classification se heurte rapidement à des difficultés, liées notamment à la superposition de différentes dimensions. La classification soulève inévitablement aussi la question délicate des limites de la définition du terrorisme: le “terrorisme de guérilla“, par exemple, s’il se concentre sur des forces militaires uniquement dans le cadre d’une guerre de libération, ne sera pas unanimement défini comme terrorisme. En outre, on devine que l’auteur a tenté de combiner en une seule classification des catégories provenant de sources diverses, ce qui soulève parfois des problèmes de cohérence. Mais c’est un obstacle auquel se trouve confronté quiconque s’attaque à cette entreprise: cette section du livre présente l’avantage d’offrir à ses lecteurs, de façon relativement concise, un panorama des différents types de terrorisme que nous rencontrons aujourd’hui dans le monde, ce qui permet par la même occasion de rappeler que les formes extrémistes de l’islam n’en sont qu’une manifestation parmi bien d’autres.
Quant à la lutte contre des stratégies asymétriques, Jacques Baud lui consacre le 5ème chapitre de son livre. Il définit cette lutte à trois niveaux: renseignement, stratégie et action. Et il insiste également sur l’importance du choix des moyens: “L’application de la force – par opposition à la violence – ne saurait être liée à l’arbitraire.” (p. 178) L’on ne saurait donc trop souligner l’importance de la légimité, liée à une perception et à une stratégie adéquate de communication.
Le livre de Jacques Baud constitue à la fois une réflexion et une information sur les nouvelles formes de guerre, un sujet qui suscite un grand intérêt depuis la fin de la guerre froide. Son ouvrage intéressera donc les spécialistes ou amateurs de stratégie ainsi que, plus largement, tous ceux qui se consacrent à l’analyse des développements internationaux et à la réflexion prospective.
Jacques Baud, La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Paris, Editions du Rocher, 2003 (212 p.)