La guerre est aussi ancienne que l’espèce, mais le terrorisme est un phénomène relativement récent. De tout temps, on a assassiné des dirigeants et massacré des «civils innocents», mais il faut une conjonction historique bien précise pour qu’il y ait besoin d’un mot, terrorisme, pour désigner la chose. Le terrorisme est nommé quand il est théorisé. Ou plutôt, l’idée ou la stratégie terroriste apparaissent dans un contexte historico-militaire européen et révolutionnaire, mais aussi en relation avec une volonté idéologique de toucher les masses et au moment où existent les moyens techniques de le faire. Il ne se résume donc ni à l’emploi de la violence politique pour éliminer un adversaire, ni à la recherche d’un effet psychologique (la terreur), ni à une méthode («lâche et aveugle», s’en prendre à des civils, etc.). Il naît de la conjonction d’idées, de moyens de destruction et de moyens de transmission. On a dit du communisme que c’étaient les soviets plus l’électricité. Suivant les époques, on pourrait dire du terrorisme que c’est l’anarchie plus la bombe et le manifeste ou le tiers-mondisme plus le détournement d’avion et la télévision en mondovision. Le terrorisme, bizarre mélange de violence et de croyance a donc déjà une histoire qui est celle de ses idées et de ses techniques.
Certes, on peut trouver des ancêtres au terrorisme. Les zélotes? Cette secte juive du début de notre ère assassinait les occupants romains ou les Hébreux qu’elle jugeait trop tièdes. Ses membres utilisaient un poignard court,le sicaria, d’où vient notre mot sicaire. Le titre de prédécesseurs revient-il aux Assassins, les Hashishins rendus célèbres par Marco Polo ? De la fin du XIe au milieu du XIIe siècle, ces shiites, dirigés par le Vieux de la Montagne, depuis sa forteresse d’Alamut en Iran, exécutèrent nombre de Croisés et de Turcs seldjoukides sunnites. Ces deux sectes pratiquaient déjà l’attentat suicide. Faut-il chercher des ancêtres des terroristes dans les sociétés d’initiés exotiques vouées à l’assassinat, Thugs en Inde, hommes léopards, en Afrique? Plus près de nous, il y eut les «charbonniers» européennes du XIXe siècle: ces républicains organisés en sociétés secrètes luttaient pour les idées libérales et contre l’absolutisme autrichien. N’étaient-ils pas des révolutionnaires ou des comploteurs plutôt que des terroristes? Dans tous les cas, leur but n’était nullement de terroriser la population ; il était de frapper ses chefs. Si l’on va par là, théologiens et juristes ont écrit pendant des siècles sur la légitimité du tyrannicide ou du régicide.
De la Révolution française aux terroristes russes
Le mot terrorisme lui-même a une date certaine et son origine française est avérée. Dès 1794, le terme apparaît dans les dictionnaires. Il désigne la propagation de la Terreur jacobine jusque dans les provinces les plus reculées. C’est l’emploi spectaculaire de la guillotine et du fusil pour – littéralement – paralyser de peur les ennemis ou les opposants éventuels. Cette pratique répond à une stratégie délibérée dans un contexte de Révolution et de guerre. Mais il s’agit encore là d’un terrorisme d’État, exercé par l’État à l’encontre de son propre peuple. Ce qui distingue le terrorisme de 93 des mille formes de répression, férocité, massacre des populations, etc., pratiquées depuis la nuit des temps, c’est sa composante idéologique. La Révolution ne coupe les têtes que par dépit de ne pouvoir les remplir et ne massacre qu’à défaut de convaincre. Ou plutôt, elle massacre pour convaincre.
Il faut quasiment un siècle pour que «terrorisme» prenne sa signification actuelle. Elle est presque inverse: la violence d’organisations clandestines luttant contre l’État par la terreur. Le terrorisme suppose plus que l’attentat destiné à supprimer un ennemi, le plus souvent un chef d’État, en raison de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Le terrorisme moderne commence avec la série d’attentats. Elle frappe ses victimes pour ce qu’elles représentent, et moins pour les faire disparaître que cela se sache. Bref le terrorisme va désormais être caractérisé par la stratégie des 3 s: secret, surprise et symbole. L’organisation terroriste cherche à la fois à se dissimuler avant d’agir, à créer la confusion et l’affolement dans le camps ennemi (plutôt qu’à lui infliger un réel dommage matériel) et à transmettre un message à d’éventuels partisans.
S’il faut fixer une date de naissance incontestée à ce «vrai» terrorisme, ce sera 1878. Elle correspond à l’assassinat du gouverneur de Saint-Pétersbourg par une populiste russe du groupe Narodnaia Volia (La volonté du peuple). Les «narodnystes», qui, en 1881, tueront le tsar Alexandre II et qu’on appelle souvent improprement «nihilistes», ont inspiré les Démons de Dostoïevski. Toutes les composantes du terrorisme moderne sont déjà là: la bombe, le pistolet et le manifeste, une idéologie qui justifie l’assassinat des puissants afin de provoquer l’effondrement du Système, une structure clandestine quasi sectaire y compris dans le goût du martyre, et comme le dit Camus la volonté de «tuer une idée» en tuant un homme. Les premiers terroristes russes s’efforcent de ne s’en prendre qu’aux représentants de l’autocratie, voire d’épargner le sang innocent. Ainsi, en 1905, Kaliayev, au moment de lancer une bombe sur le prince Serge, préfère renoncer plutôt que de risquer la vie des enfants assis à côté de lui. Ce sera le thème des Justes de Camus.
Le terrorisme du XXe siècle:
anarchistes, indépendantistes, anticolonialistes
Les suivants n’ont pas ces délicatesses. Ce sont les anarchistes de la Belle Époque, puis les terroristes de la seconde vague russe, celle des sociaux-révolutionnaires au début du XXe siècle. Les bombes sautent bientôt dans les cafés, les théâtres et les trains d’Europe. Elles tuent des femmes et des enfants. À ce stade, le terrorisme révolutionnaire prolonge l’assassinat politique et apparaît à ses partisans comme le préalable à la Révolution universelle attendue pour bientôt. Déjà les intellectuels parlent de la «propagande par le fait» et de «l’action directe»: la bombe, l’attentat sont censés à la fois frapper de crainte juges, militaires ou capitalistes et révéler aux exploités la brutalité de la lutte de classe afin de les pousser à choisir leur camp. Quitte, parfois, à frapper au hasard, en vertu du principe énoncé par l’anarchiste Henry que «nul n’est innocent», comme si quiconque ne luttait pas pour la Révolution était complice du Système.
Différents par leurs motivations plus identitaires, mais aussi par leurs stratégies plus proches de la guerre ou de la guérilla, apparaissent bientôt les premiers terrorismes nationalistes ou indépendantistes. L’Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne (O.R.I.M) fondée en 1893 en lutte contre l’occupation ottomane tente d’internationaliser le conflit et de radicaliser les relations entre les communautés. Elle prend des Occidentaux en otage et suscite des insurrections nationales. En 1903, elle proclame même une très éphémère République de Krouchevo, vite écrasée. Ces précurseurs illustrent le mécanisme qui pousse le terrorisme séparatiste, d’abord clandestin, à se transformer dès qu’il le peut en guérilla ou en émeute.
Dans les Balkans, d’autres groupes indépendantistes recourent à l’attentat dans leur lutte contre les occupants et les Empires. Quitte à demander des soutiens de l’autre côté des frontières et à établir des liens avec des services étrangers. Ainsi, l’organisation «Jeune Bosnie», responsable de l’attentat de Sarajevo en 1914, était commanditée par la Serbie. De son côté, l’I.R.A. s’organise sur un modèle d’armée clandestine. Elle se manifeste à visage découvert lors des Pâques sanglantes de Dublin en 1916.
Anarchisme, indépendantisme, anticolonialisme, attentats aveugles, utilisation de relais intellectuels et des médias pour la propagande, mais aussi liens avec des internationales, des services secrets, des États terroristes: tout semble donc avoir été inventé avant la Première Guerre mondiale de ce qui caractérisera le terrorisme jusqu’au 11 Septembre 2001.
Sur cette base, pendant tout le XXe siècle, les terrorismes semblaient se classer en trois formes majeures, suivant leurs objectifs politiques, se donnant toutes l’État comme ennemi principal.
- Un terrorisme de type révolutionnaire. Il est «vertical» en ce qu’il vise l’État au nom du peuple et que son objectif est de détruire des institutions. Des anarchistes de la Belle Époque aux Brigades Rouges, il se propose de renverser l’ordre établi par une stratégie d’ébranlement. L’acte terroriste doit servir de catalyseur à la mobilisation du peuple et d’accélérateur à la Révolution..
- Un terrorisme «territorial», indépendantiste ou anticolonialiste, celui de l’IRA irlandaise, du PKK kurde et de dizaines de mouvements de libération. Il a pour but de chasser un occupant, ou un groupe allogène. Il emploie une stratégie des coûts, souvent complémentaire de la guérilla, de la négociation politique et de la pression idéologique : décourager la puissance étrangère, faire payer sa présence d’un tel prix, en pertes matérielles et politiques, qu’elle parte ou qu’elle cède. L’enjeu est l’occupation d’une terre.
- Un terrorisme «instrumental» de pure contrainte; il est souvent transnational. Il constitue un élément de menace et de négociation. Il vise à obtenir un avantage précis: la libération d’un prisonnier, contraindre une puissance étrangère à cesser de soutenir telle faction ou de s’interposer dans tel conflit… Des actions de ce type, parfois commanditées par un État, ont des objectifs précis. La France en a eu la démonstration avec les campagnes terroristes de 1986 – dont l’attentat de la rue de Rennes – et de 1995 – avec, notamment, celui du métro Saint-Michel. Ils étaient respectivement liés aux affaires libanaises et algériennes. Il s’agit là d’une relation de coercition, limitée et dans le temps et par son objet. Ici, le terroriste s’en prend au détenteur d’une autorité à qui il cherche à imposer une décision, ou au possesseur d’une ressource, qui peut être éventuellement l’argent ou l’accès aux médias… La méthode est indirecte en ce qu’elle vise à modifier un rapport de forces mais n’est pas censée apporter la victoire finale.
Bien entendu, dans la pratique, ces trois modèles se mêlent inextricablement : il n’est pas rare de voir des terroristes exercer un chantage à objectifs limités, mais dans le cadre d’une lutte de libération nationale, tout en se réclamant d’une finalité globale comme l’effondrement du capitalisme international.
À ce stade, les questions que suscite le terrorisme portent sur sa justification morale et pratique. Sur le plan moral, on débat de ce qui sépare résistants et «combattants de la liberté» des terroristes: quelles fins justifient quels moyens et contre quel adversaire? Sur le plan pratique, l’efficacité du terrorisme ne fait pas davantage l’objet de consensus. Les révolutions ou les libérations nationales qui réussissent sont-elles redevables au terrorisme qui a souvent accompagné leurs débuts ou aux formes de lutte plus classiques qui les ont suivies? Nul n’en saura jamais rien dans la mesure où la victoire du terrorisme «pur», c’est-à-dire qui n’aurait débouché ni sur une guérilla victorieuse, ni sur des prolongements politiques (négociations internationales, constitution d’un parti) reste purement théorique. Aux mieux, si l’on ose dire, le terrorisme serait un moyen de chantage efficace à court terme. Cette inefficacité relative ou cette imprévisibilité stratégique n’en empêche ni l’extension géographique ni l’emploi par les causes les plus diverses.
Derrière tout cela, une vision du terrorisme en termes de seuil, et l’idée que des groupes motivés par une idéologie structurée décident de recourir à cette forme de lutte dans des buts politiques. Ce passage à la violence, qu’on le condamne ou qu’on le justifie, semble explicable dans une logique de revendication et de conquête des esprits ou du pouvoir. Telle la guerre, le terrorisme recherche une victoire politique, qui consiste à faire céder la volonté de l’adversaire, par des moyens à la fois violents pour les corps et contagieux pour les esprits. Autrement dit encore, on comprend en quoi consisterait la victoire du terrorisme.
L’apparition de types de terrorisme inédits
Or, de nouveaux phénomènes remettent en cause ces certitudes. D’une part de nouveaux types d’organisations recourent à l’attentat et la terreur pour des fins qui débordent la définition classique de la politique. D’autre part, il devient de plus en plus difficile de tracer la frontière entre terrorisme et violence «ordinaire».
Cette inflation se traduit par l’apparition de types de terrorisme inédits, au moins par les buts qu’ils s’assignent. Les chercheurs inventent une nouvelle terminologie: terrorisme millénariste, gangsterrorisme, écoterrorisme, terrorisme eschatologique voire «New Age». Que signifie pareille floraison ?
Premier élément: les motivations religieuses. La séparation n’est pas nette entre d’un côté une organisation, comme le Hezbollah, qui poursuit des objectifs concrets et non délirants – la création de l’État palestinien – mais au nom de sa foi et, d’autre part, un terrorisme «mystique», celui d’un Ben Laden qui entend frapper tous les ennemis de Dieu, sans, peut-être, espérer la victoire ici-bas.
C’est ce que montre le phénomène des sectes. Ainsi, les motifs de l’attentat au gaz dans le métro de Tokyo, perpétré par la secte Aum, échappent à l’esprit rationnel. Le gourou Shoko Asahara tenait un discours qui mêlait le culte de Shiva, dieu de la destruction, et d’obscures allusions à Armageddon prises dans la Bible. Persuadé de l’imminence de la fin du Monde, il aurait, semble-t-il, décidé d’accélérer les choses en provoquant un maximum de morts.
Cette obsession de l’Apocalypse est à l’origine de vagues de suicides dans dles sectes. Mais la fin du monde hante aussi les «milices patriotiques» et les «suprématistes blancs» aux U.S.A. par exemple. Il est convenu de les ranger à l’extrême-droite. C’est vrai si l’on considère que les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City qui fit 168 morts en 199 et leurs semblables n’aiment ni les Noirs, ni les Juifs, ni les progressistes, ni les mondialistes, ni d’ailleurs grand monde. Mais de tels groupuscules puisent aussi leur inspiration dans un fatras de littérature «survivaliste» sur l’effondrement de la civilisation, dans des références religieuses délirantes identifiant les vrais Américains à une tribu perdue d’Israël ou encore dans l’utopie des petites communautés sans État et la «résistance sans chefs». Et que dire de l’Armée de Résistance du Seigneur, en Ouganda, la Lord’s Resistance Army, prolongement du «Mouvement du Saint-Esprit» ? Elle prétend établir un État basé sur les dix commandements, mais, parallèlement, pratique le pillage ou le enlèvement et impose par les armes de bizarres tabous inspirés de la sorcellerie: celui, par exemple, qui condamne l’usage de la bicyclette sous peine de mort! Nous sommes décidément éloignés de la rationalité, au moins instrumentale, du terrorisme «classique». Bien malin qui pourrait classer les organisations terroristes connues, dont plus de cent ont une audience internationale, en «révolutionnaires’ , «nationalistes» et «religieuses» ou simplement de droite et de gauche.
Même l’écologie peut se faire mystique de l’Environnement et déboucher sur le terrorisme. Des partisans de «l’écologie profonde» ont plusieurs fois franchi le pas. Dans les années 80, l’association Earth First s’en prenait aux installations nucléaires ou électriques, à des digues ou à des activités polluantes. Elle professait un discours radical qui n’envisageait rien moins que la destruction totale de la civilisation au profit de Gaia, la mère Nature. Théodore Kaczynnski, le terroriste solitaire surnomme Unabomber qui a sévi de 1978 à 1996, envoyait, lui, des lettres piégées à des représentants d’une Civilisation Industrielle dont il voulait accélérer la chute.
Curieusement, parmi les plus actifs ou les plus agressifs, il y a parfois les amis des animaux. Ainsi, l’Animal Liberation Front est passé de la perturbation systématique des chasses à courre anglaises dans les années 70 aux bombes incendiaires contre les centres de recherche pratiquant des expériences sur les animaux. Puis ce furent les attaques informatiques en 1999, et enfin des tentatives d’empoisonnement de produits alimentaires dans les grandes surfaces.
Il va de soi que tels terrorismes ne se comparent ni moralement, ni stratégiquement, à celui qui ensanglante le Proche-Orient. Pourtant le phénomène est révélateur: l’action violente se met au service de mysticismes, de millénarismes ou d’idéalismes dévoyés.
La frontière entre terrorisme et délinquance crapuleuse ne s’est pas non plus clarifiée. Certes, de tout temps, les terroristes ont été amenés à fréquenter le monde de la pègre, ne serait-ce que pour se procurer des caches ou des armes, Pour se financer, ils en ont fréquemment imité les méthodes, hold-up et racket. Netchaïev, inspirateur des terroristes russes de la fin du XIXe siècle, fondait même de grands espoirs sur les «bandits». Ils représentaient pour lui un potentiel de destruction et, peut-être, les seuls révoltés authentiques. Certains, en France, firent le trajet du crime à l’anarchisme, comme Ravachol ou la bande à Bonnot…
L’évolution actuelle dépasse une simple compromission, fût-ce au nom de nécessités tactiques, entre militants et délinquants. Il ne s’agit de la fusion du monde du crime et de celui des mouvements dits de libération. Oublions ce qu’il est pudiquement convenu de nommer la «dérive mafieuse» du nationalisme corse. Reste qu’un nombre croissant de mouvements terroristes est impliqué dans l’extorsion, le trafic d’armes ou de drogue. Plus exactement, il devient difficile de distinguer entre mafias utilisant le masque de la politique et terroristes devenus mafieux. Lorsque des territoires entiers sont sanctuarisés, c’est-à-dire sous l’autorité de groupes armés et échappent aux lois nationales et internationales, cela intéresse les seigneurs de la drogue. C’est ce que démontrent les exemples du narcoterrorisme du FARC en Colombie, ou les accords passés par le Sentier Lumineux au Pérou avec les cartels de la drogue. Dans les «zones grises» où ne s’exerce plus guère d’autorité politique, et où prolifèrent tous les trafics et toutes les violences privées ou «politiques» les anciennes distinctions n’ont plus guère de sens.
Où commence une fusion plus organique? Dans le cas de la Tchétchénie ou de l’Albanie, pouvoirs tribaux et mafieux, terrorismes indépendantistes et brigades internationales de l’islamisme cohabitaient ouvertement. En sens inverse, il y a quelques années, la Mafia italienne a imité les méthodes terroristes en s’en prenant à des responsables de l’État ou à des monuments célèbres, afin d’envoyer un message aux politiques: n’allez pas trop loin.
Du fait de l’internationalisation croissante du terrorisme à la fin du XXe siècle, et de l’imbrication des causes, il devenait déjà difficile de distinguer ce que dissimulaient des phraséologies révolutionnaires: intérêts d’un État commanditaire, haines ethniques… Désormais, dans nos sociétés interdépendantes et hypermédiatisées, l’entrée dans le champ terroriste se justifie au nom de toutes les idéologies et de toutes les revendications «identitaires», y compris sexuelles. En Italie, un «Front de libération pédophile» a été démantelé en 2001 au moment: il préparait une série d’actions terroristes. En sens inverse, en Angleterre des attentats anti-homosexuels ont été réalisés par un isolé. De Dieu au sexe, de la globalisation au sort des souris de laboratoire, tout peut nourrir la folie terroriste. Nos «sociétés du risque» dépendantes d’une technologie vulnérable et où les médias donnent un écho maximum à toutes les craintes, nourrissent la tentation de recourir à la violence démonstrative. Elle permet d’exercer une contrainte à moindre coût et de trouver une audience à moindre effort.
Si les motivations terroristes se diversifient, la pratique témoigne d’une certaine banalisation: un recours de plus en plus fréquent à une violence quasi, pré ou para terroriste, à l’occasion de conflits de tous types.
La Commission Européenne a récemment discuté d’une décision-cadre sur le terrorisme après le 11 septembre: une définition trop large risquait, objectaient certains, de criminaliser des luttes sociales ou les débordements qui accompagnent les manifestations anti-mondialisation. Certes, il y a une différence entre la violence des «Black blocks» qui recherchent l’affrontement avec la police au cours des grands rassemblements contre le G8 et le «vrai» terrorisme: lancer un cocktail Molotov ce n’est pas commettre un attentat-suicide. Démonter un Mac Donald comme José Bové, n’équivaut pas à le faire sauter avec une bombe comme les autonomistes bretons en tuant, il est vrai involontairement, un employé. Mais là encore, les frontières sont poreuses. Des criminologues suggèrent que la violence des banlieues pourrait demain servir de terreau à de groupes armés du type de celui de Roubaix, détruit en 1996, entre gangstérisme et jihad. Dans un autre domaine, les luttes syndicales respectèrent longtemps l’outil de travail, or, depuis deux ans, les cas de menaces de sabotage de l’entreprise ou de pollution délibéréese sont multipliés: brasserie Adelshoffen, filature Cellatex, usine de Moulinex. Bref, la ligne rouge qui sépare activisme ou protestation de terrorisme pourrait se révéler aussi ténue que celle qui sépare le terrorisme de la guerre.
Repenser la notion de guerre
Car, et c’est là le plus grand bouleversement qui a suivi le 11 septembre, le terrorisme est maintenant devenu l’ennemi principal. Ce changement de statut, ou si l’on préfère cet hommage de l’hyperpuissance adverse, a une portée encore difficile à mesurer.
La proclamation, à grand bruit en septembre 2002, d’une nouvelle «Stratégie de sécurité nationale des U.S.A.» marque un changement géopolitique majeur. Désormais, y lit-on, l’ennemi n’est plus doté «de puissantes armées et de grandes capacités industrielles», mais ce sont des «réseaux tapis dans l’ombre», capables «d’infiltrer les sociétés ouvertes» et de retourner contre elles les armes de la technologie. D’où le passage de la dissuasion (décourager l’autre grande puissance d’employer les moyens militaires par la crainte de la rétorsion ou de la «destruction mutuelle assurée») à une stratégie planétaire de prévention ou de «préemption». Celle-ci doit empêcher quiconque d’acquérir des «armes de destruction massive» pour un usage terroriste. Cela suppose la surveillance de tout agresseur potentiel, voire la guerre d’anticipation.
Le terrorisme n’est plus une affaire de police ou de morale: il mobilise tous les moyens de l’hyperpuissance U.S., Au nom des droits de l’homme, de la liberté politico-économique et de sa sécurité, l’Amérique se voue maintenant, au contrôle sécuritaire total de la planète pour éradiquer le péril terroriste
Il nous faut repenser simultanément les notions de guerre et de terrorisme. Notamment parce que ce dernier se donne pour but, non plus de détruire l’État, de chasser un occupant ou de contraindre un adversaire, mais d’établir le règne de Dieu sur Terre, de témoigner avant la fin Monde ou de châtier l’impiété. Le terrorisme spectaculaire, global et en réseaux entend nier notre société de la mondialisation, de la communication et de nouvelles technologies. Il se consacre moins à une victoire politique qu’à perturber partout le système mondial. Avec d’autant plus de facilité qu’il en trouve partout des symboles donc des cibles, d’une église à une boîte de nuit, d’une tour à un pétrolier. Pour lui, l’Occident est partout.
L’histoire du terrorisme encore à écrire devrait le traiter comme phénomène global. Il est d’abord produit de l’idéologie (le terroriste théorise: il ne prétend combattre que des idées, même s’il tue des corps). Mais il est aussi réponse à des contraintes et opportunités stratégiques ou technologiques. Pour comprendre, il faudrait comparer, avec plus d’un siècle d’expérience, des formes d’organisation (quasi-secte, réseau, parti clandestin, branche armée), des milieux favorables (intelligentsia, groupes marginaux, communautés religieuses), des modes d’expression (un communiqué de 26 pages, une cassette-testament, un poème, un site Web…), des cibles symboliques (un monument, un policier, un passant…), des rites (serments, signaux, règles…).
Le terrorisme comme forme de guerre et guerre pour prévenir le terrorisme vont-ils se produire sans fin?
La réponse dépendra de notre capacité de briser trois cercles vicieux. Celui de l’idéologie qui oppose les partisans d’un sens de l’histoire menant à la mondialisation et à la société de l’information et ceux de l’abolition de l’histoire. Celui de la technologie où les fragilités de nos systèmes nourrissent des tactiques adverses de contagion. Celui de la stratégie où logique de l’ennemi absolu et logique de l’ennemi unique se nourrissent sans fin.
François-Bernard Huyghe
Docteur d’État en Sciences Politiques et habilité à diriger des recherches en Sciences de l’Information et de la Communication, François-Bernard Huyghe enseigne la sociologie des médias au Celsa Paris IV, ainsi qu’à l’École de Guerre Économique.
Ses principaux ouvrages sont des essais critiques sur les idées contemporaines (La Soft-idéologie et La Langue de coton, R. Laffont, Les Experts, Plon), mais aussi des travaux coécrits avec son épouse sur les grands réseaux historiques de transmission: Les Empires du mirage (R. Laffont), Les Coureurs d’épices et Les images du monde (J.C. Lattès) ainsi que L’Histoire des secrets (Hazan).
Ses recherches actuelles portent sur les rapports entre information,
technologie et conflit avec les livres: L’Ennemi à l’ère numérique: chaos, information, domination (P.U.F.); Écran/ennemi, terrorismes et guerres de l’information, Éd. 00h00, 2002.
Il a fondé l’Observatoire d’infostratégie [et est aujourd’hui directeur de recherche à l’IRIS – 06.06.2016] et Vigirak.