Si chaque personne intéressée par les questions de terrorisme a en mémoire quelques noms liés à la cause arménienne, comme celui de l’ASALA, peu nombreux sont ceux qui connaissent le terreau politique dont naquit cette violence politique. Un livre récemment paru vient apporter un peu de lumière sur cet univers complexe.
Il faut donc saluer la parution de cet ouvrage, même si quelques passages paraissent un peu confus, ce qui ne tient pas simplement à la nature du sujet, mais peut-être aussi à la nécessité dans laquelle s’est trouvé l’auteur de résumer en un peu moins de 300 pages “une thèse de doctorat monumentale de 1.418 pages“, nous apprend le préfacier (p. XIII).
Le sujet de ce travail est la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), plus connue sous son sobriquet de Dachnak, très active dans la diaspora et (aujourd’hui) en Arménie même. L’ouvrage est divisé en deux parties: c’est essentiellement la première qui traite de terrorisme, c’est-à-dire la période 1972-1988. La seconde partie (1988-1998) est celle de la politique et de la guerre dans l’Arménie qui retrouve son indépendance. Cependant, le terrorisme précède cette période: Christapor Mikaelian (1859-1905) ne meurt-il pas en Bulgarie en manupulant une bombe destinée à assassiner le sultan Abdul Hamid II? Et la FRA “peut-elle s’affranchir de la violence“, se demande l’auteur, après avoir “élevé le terrorisme au rang de méthode sacro-sainte et organisé en 1994 le double attentat contre le général Safonov et A. Polianitchko, les deux hommes clés de la répression azérie dans le Haut-Karabakh de 1988 à 1991“? (p. 262)
Entre ces deux épisodes se situe bien sûr l’histoire agitée du peuple arménien à l’époque contemporaine, avec tout ce qu’implique l’évolution de la situation du territoire armémien même, mais aussi les approches découlant de l’activité dans la diaspora et les alliances contradictoires qui se nouent au fil des possibilités et des inclinations politiques des différentes tendances de la FRA pendant la période de la guerre froide. Tout cela est décrit en détail dans l’ouvrage.
Mais si nous nous concentrons surtout sur la question du terrorisme, un élément qui paraît décisif est géographique: la forte présence arménienne au Liban, dans un contexte où des groupes liés aux différents conflits du Proche-Orient développent une intense activité, y compris sur le plan du terrorisme. En fait, dès “la fin des années 1950, la FRA bascule dans une moyen-orientalisation de sa stratégie et ses ressources, de ses messages et ses pratiques” (p. 8).
Pour compliquer encore un peu le tableau, il existait deux types distincts de terrorisme arménien, en compétition: des activités liées au Dachnak à travers les Commandos des justiciers du génocide arménien (CJGA), d’une part, qui relèvent d’un type ethnonational, et un mouvement concurrent, d’orientation marxiste et proche à l’origine du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Habache, l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA). Pendant quelque temps, le militantisme de l’ASALA et sa capacité à mener des opérations très médiatisées lui gagnèrent un certain prestige et attrait dans la jeunesse arménienne. Les groupes d’action dans la mouvance du Dachnak ne pouvaient agir de la même façon, car leur stratégie ne reposait pas uniquement sur des attentats. La FRA en arriva à voir dans l’ASALA et sa surenchère une sérieuse menace pour la cause arménienne.
Ce terrorisme se voulait ciblé, en tout cas à l’origine: il frappait des intérêts turcs – même si, après l’arrestation en France et en Suisse d’Arméniens impliqués dans la préparation ou la commission d’attentats terroristes en 1980-1981, des intérêts suisses et français furent pris pour cible par l’ASALA. Celle-ci chavira dans une véritable escalade, illustrée par l’attentat du 15 juillet 1983 contre le comptoir de la Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly (France): 8 morts, 56 blessés. Le chef de l’ASALA, H. Hagopian, finit par tomber lui-même sous les balles de tueurs masqués en Grèce en 1988.
Les commandos arméniens purent se révéler redoutablement efficaces dans leurs opérations, surtout les premières années. Les CJGA frappèrent ainsi des diplomates turcs en Bulgarie et en Yougoslavie. D’autres actions laissent plus perplexes quant aux objectifs poursuivis, par exemple l’attentat à l’enseigne d’une assez éphémère Armée révolutionnaire arménienne (ARA) mené le 27 juillet 1983 contre l’Ambassade de Turquie à Lisbonne, qui fit 7 morts, dont les cinq auteurs de l’attentat, de jeunes gens qui choisirent délibérément la mort dans l’explosion qu’ils provoquèrent.
En 1985-1986, la FRA décida – soumise qu’elle était à des pressions toujours plus fortes, notamment de la part de Moscou – de mettre un terme à sa campagne terroriste. D’autant plus que ces activités avaient fait perdre à la FRA plusieurs militants et en ont conduit d’autres en prison. Surtout, peut-être, d’autres perspectives se présentaient à l’Est et définissent de nouvelles priorités, avec les débuts de l’ouverture du système soviétique et la possibilité d’implanter en Arménie même des groupes dachnaks. La seconde partie du livre y est consacrée.
Le terrorisme arménien a-t-il été efficace, s’interroge Minassian dans la conclusion de la première partie de son ouvrage? Sa réponse est nuancée. Le terroriste lui-même sait bien “que son objectif final ne sera jamais atteint par le simple usage de la violence dans un temps déterminé“. En même temps, si “le terrorisme n’était pas un moyen efficace pour faire avancer une cause, cela se saurait“. Et de s’interroger: “Le terrorisme arménien des premières années n’a-t-il pas été déterminant dans la réactualisation de la question arménienne en Occident?” (p. 127)
Comme on le constate, certains passages de ce livre soulèvent ainsi de graves questions – et ont en tout cas le mérite de considérer le terrorisme comme “un concept stratégique de première importance” (p. 128). Mais avant tout, soyons reconnaissants à l’auteur de nous avoir livré une analyse étoffée et très documentée sur un épisode important de l’histoire du terrorisme contemporain.
Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, XX+292 p.