Que l’on parle de sécurité internationale ou de terrorisme, les facteurs religieux – souvent négligés autrefois par la majorité des analystes – semblent subitement devenus omniprésents. Quel peut et doit être l’apport des chercheurs universitaires se consacrant à l’étude des phénomènes religieux? Cela soulève d’importantes questions déontologiques, qui commencent à être discutées dans le cadre d’associations professionnelles en Amérique du Nord.
Sur ce thème, lire également notre analyse du mois d’août 2002 à propos de “Violence et nouveaux mouvements religieux“.
Dans son édition du 1er décembre 2002, le Washington Post a publié un article signé par Ralph Peters, officier des forces armées américaines à la retraite, article dont une version plus longue était parue dans le numéro de l’automne 2002 de Parameters, revue trimestrielle publiée par l’U.S. Army War College. “Durant la plus grande partie des années 1990, lorsque j’appartenais à la communauté du renseignement à Washington, il ne nous était pas tout à fait interdit de considérer la religion comme un facteur stratégique, mais le sujet était considéré comme mou et nébuleux.” Bien entendu, la situation s’est profondément modifiée depuis.
Mais l’intérêt croissant manifesté par les services de sécurité et les stratèges pour les phénomènes religieux a également des conséquences pour une autre catégorie d’acteurs impliqués sur ce terrain: les chercheurs universitaires qui s’occupent professionnellement de l’étude des religions. Quelle est leur place? Quelles questions surgissent-elles pour eux face à cette situation nouvelle?
De la violence millénariste à l’islam: les priorités changent
L’American Academy of Religion (AAR) est la plus grande association professionnelle du monde rassemblant des experts des questions religieuses. Chacune de ses conférences annuelles attire plusieurs milliers de participants de toutes les disciplines et venus non seulement de l’Amérique du Nord, mais également d’autres régions du monde. La dernière conférence annuelle de l’AAR vient de se dérouler à Toronto (Canada). Terrorisme.net a eu l’occasion d’y assister à plusieurs ateliers autour de la question des nouveaux mouvements religieux et des millénarismes. les débats ont permis aux intervenants d’aborder notamment la question des relations entre services de sécurité et chercheurs. A l’heure où plusieurs phénomènes terroristes sont associés à des convictions non seulement politiques, mais également religieuses, ce sujet n’est pas dénué d’importance.
Le niveau de menace présenté par de nouveaux mouvements religieux était perçu comme faible aux Etats-Unis avant l’affaire des Branch Davidians à Waco (1993), a fait remarquer Jeffrey Kaplan (Université du Wisconsin), qui se livre actuellement à une recherche sur l’évolution des relations aux Etats-Unis entre services de sécurité et chercheurs travaillant dans le domaine des phénomènes religieux. Cette absence de perception d’une véritable menace explique que les actes commis par des disciples de Rajneesh dans l’Oregon dans les années 1980 (notamment une tentative de provoquer une épidémie de salmonelle dans une localité et l’élaboration d’autres projets non réalisés) aient été considérés simplement comme des actes criminels. L’intérêt pour les mouvements religieux était donc généralement faible de la part des services de renseignement et des forces de l’ordre, et les contacts avec des chercheurs étaient par conséquent sporadiques.
Aux Etats-Unis, l’affaire de Waco et le traumatisme qu’a provoqué la mort de dizaines d’adeptes des Branch Davidians retranchés dans leur centre au Texas a changé la donne: le Federal Bureau of Investigation(FBI) a commencé à s’intéresser à ce que pouvaient éventuellement apporter des chercheurs. Dans les pays européens, souligne Kaplan (qui a enseigné durant quelques années à Helsinki), c’est l’affaire d’Aum Shinrikyo, combinée avec l’approche de l’an 2000 et la crainte (non confirmée) d’une explosion millénariste à ce moment, qui a provoqué une flambée d’intérêt. Plusieurs polices ou services de renseignement ont ainsi préparé des rapports (publiés ou non) à l’approche de l’an 2000. (Notre article du mois d’août au sujet de quelques publications récentes sur les millénarismes et la violence signalait brièvement un numéro de Terrorism and Political Violence,qui reproduit les textes des rapports américain, canadien et israélien.)
A l’occasion d’un atelier sur le thème “Le millénarisme et la violence: leçons de l’an 2000 pour un monde après le 11 septembre“, Eugene Gallagher (Connecticut College) a d’ailleurs essayé de tirer quelques leçons de ces inquiétudes à l’approche de l’an 2000. L’accent, estime-t-il, avait trop fortement été mis sur les dates, alors que la chronologie sacrée d’un groupe religieux ne coïncide pas nécessairement avec les grands moments du calendrier “profane”. En choisissant cette approche, les rapports officiels ont adopté une perspective restrictive, qui pourrait à la limite conduire à la conclusion erronée que les risques de violence millénariste sont maintenant derrière nous.
Quels que puissent être les risques futurs provenant de groupes millénaristes, le 11 septembre 2001 a entraîné rapidement une réorientation, explique Kaplan: les services de sécurité – tels que le FBI – prêtent certes toujours attention à la religion, mais c’est l’islam, plus que les nouveaux mouvements religieux indépendants des grandes traditions, qui retient maintenant l’attention. Le chercheur italien Massimo Introvigne, directeur du Centre d’études sur les nouvelles religions (CESNUR), a confirmé cette observation: les services de sécurité italiens se tournent maintenant vers le monde universitaire en espérant y trouver des informations sur l’islam radical. Des chercheurs d’autres pays pourraient témoigner d’expériences semblables.
FBI et chercheurs: deux cultures en dialogue
Michael Barkun (Syracuse University) a indiqué que des réunions privées régulières se tenaient depuis 1999 entre chercheurs et représentants du FBI à l’occasion de la conférence annuelle de l’AAR. En novembre 2001, à Denver, des spécialistes de l’islam y ont été associés pour la première fois. Cela illustre déjà les conséquences des événements du 11 septembre pour les relations entre chercheurs et services de sécurité.
Barkun souligne cependant plusieurs problèmes dans ces rapports entre deux cultures assez différentes. Ces problèmes peuvent se trouver exacerbés lors de situations de crise, avec la pression qu’elles engendrent.
Tout d’abord, beaucoup d’agents du FBI changent assez fréquemment de mission, ce qui n’est pas favorable au développement de relations personnelles à long terme – même si le FBI tente d’assurer une continuité à travers un universitaire auquel a été confiée une fonction de “pont”.
Ensuite, contrairement à d’autres disciplines, il n’y a pas de tradition historique de relations entre services de sécurité et spécialistes de l’histoire et de la science des religions.
Autre problème: l’absence de lignes directrices claires au sujet du respect de la confidentialité et également des questions éthiques que soulèvent d’éventuelles collaborations.
Enfin, le FBI – interlocuteur principal des chercheurs américains – voit sa tâche changer, avec une nouvelle priorité qui est la prévention du terrorisme. Non seulement ce glissement vers la prévention modifie la nature des questions posées (comment prédire la violence? la tâche est difficile pour des universitaires habitués à d’autres questionnements), mais il signifie aussi que le FBI doit travailler à prévenir des attentats plus que poursuivre des actes déjà commis et tombant clairement sous le coup de la loi: ce qui entraîne de délicats problèmes d’équilibre entre la défense de la liberté individuelle et les intérêts de la sécurité publique.
Comme on le voit, les questions – notamment déontologiques – issues de ces échanges récents entre spécialistes américains des religions et services de sécurité sont loin d’être résolues, alors que le contexte de la “guerre contre le terrorisme” leur confère une nouvelle acuité – pas seulement aux Etats-Unis, d’ailleurs, même s’il ne semble pas y avoir beaucoup de débats académiques ouverts à ce sujet dans d’autres régions du globe.