Depuis le 11 septembre 2001, les colloques sur le terrorisme et les sujets connexes se multiplient: les 4 et 5 octobre, pas moins de trois colloques réunissant des spécialistes réputés se tenaient dans différentes universités de la côte orientale de l’Amérique du Nord. L’un de ces colloques avait lieu à Fredericton, dans le Nouveau-Brunswick (Canada). La rédaction de terrorisme.net y participait et livre ci-dessous quelques observations recueillies au fil des interventions.
Sous la direction de David Charters, le colloque était organisé par le Centre for Conflict Studies, qui a été fondé il y a plus de vingt ans déjà à l’Université du Nouveau-Brunswick [devenu The Gregg Centre for the Study of War and Society – 04.06.2016] et publie le Journal of Conflict Studies. Nous ne tenterons pas de nous livrer ici à un résumé systématique des interventions (un peu moins d’une vingtaine), qui seront probablement publiées ultérieurement sous forme de volume d’actes. Nous nous bornerons à évoquer quelques éléments des débats.
Terrorisme et recherches sur le terrorisme:
entre changement et continuité
Si le terrorisme est pris très au sérieux aujourd’hui, son importance comme objet d’étude a également connu un développement considérable, comme ont pu en prendre conscience les jeunes chercheurs présents en écoutant Stephen Sloan (Université de l’Oklahoma), l’un des “doyens” des recherches sur le terrorisme, évoquer ses souvenirs: en 1974, il lui fallut quatre ans pour faire approuver par son université un cours sur le sujet! Mais des chercheurs tels que Sloan restent également conscients des faiblesses qui continuent souvent d’affecter les approches des phénomènes terroristes: elles sont souvent trop réactives, avec une déficience d’évaluation stratégique.
S’il y a de nombreuses continuités entre le terrorisme des années 1970 et celui du début du 21e siècle – et la plupart des intervenants ont mis l’accent sur la continuité plutôt que d’insister sur un “nouveau terrorisme” – bien des choses ont aussi changé, à commencer par les conditions dans lesquelles s’exercent des activités terroristes: les technologies modernes de l’information en sont un exemple. Michael Dartnell (Université du Nouveau-Brunswick à Saint-John) les a évoquées, comme il a évoqué aussi la multiplication des acteurs non étatiques: des situations telles que celles de l’Afghanistan ou de la Palestine illustrent, à ses yeux, les limites des Etats. Et des technologies telles que l’Internet transforment l’importance de l’espace et des lieux. Dartnell, qui est engagé depuis trois ans dans un projet baptisé Insurgency Online (sur les usages de l’Internet par des groupes “rebelles”), souligne que les technologies de l’information jouent un rôle important pour le terrorisme, puisque le terrorisme a toujours pour but de faire passer un message.
La cybersécurité a été au centre de l’intervention de Gary O’Bright (Bureau de la protection des infrastructures essentielles et de la protection civile, Ottawa, Canada). Le risque ne doit pas être sous-estimé, dit-il, accru par le contexte de mondialisation et de dépendance envers les technologies de l’information. Une analyse des cyberincidents récents démontre en effet un accroissement tant du volume que du niveau technique des attaques, l’attrait des infrastructures critiques pour les attaquants et la variété des auteurs des attaques – qui peuvent aller d’activistes politiques jusqu’à des hackers en quête d’émotions fortes ou de simple divertissement.
Répondant à une question souvent soulevée, O’Bright affirme que le réseau Al Qaïda ne dispose apparemment pas de véritables capacités de hacking. En revanche, il en va autrement de certains milieux de sympathisants: il y aurait une augmentation d’attaques en provenance du Pakistan.
Le manque de diversité des systèmes informatiques (monopoles…) accroît les vulnérabilités, puisque chacune d’entre elles peut affecter des milliers de systèmes). Les cibles ne manquent pas (et la diffusion du haut débit n’est pas toujours accompagnée de mesures de protection équivalentes). Le nombre d’utilisateurs et d’attaquants potentiels est en croissance constante. Les virus informatiques se répandent en quelques heures, alors qu’il leur fallait autrefois des semaines et plus.
Armes de destruction massive: quel danger?
L’un des sujets qui suscitent beaucoup d’interrogations, particulièrement depuis la chute du système soviétique (risque de voir des armes nucléaires tomber en de mauvaises mains) et l’affaire d’Aum Shinrikyo au Japon (exemple de l’usage d’armes chimiques dans un cadre urbain moderne), est celui de l’utilisation d’armes de destruction massive par des groupes terroristes.
C’est donc avec un intérêt particulier que les participants ont écouté Gavin Cameron (Université de Salford, Royaume-Uni). L’orateur a tout d’abord réfuté l’équation entre armes de destruction massive et armes ABC (atomiques, biologiques et chimiques). Des armes ABC peuvent être utilisées sans causer des destructions massives – à l’inverse, des armes conventionnelles peuvent devenir des armes de destruction massive! Les spectaculaires événements du 11 septembre 2001 ont causé un nombre important de victimes avec des armes conventionnelles, ce qui nous montre que l’avenir ne sera pas nécessairement celui d’un terrorisme ABC. Nul doute qu’Al Qaïda avait cherché à se procurer des armes ABC, mais le choix tactique du 11 septembre a néanmoins été celui d’armes conventionnelles, utilisées cependant de façon innovatrice.
Cependant, un groupe qui se montre disposé à causer un nombre aussi important de victimes aurait probablement envisagé d’utiliser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques s’il y avait eu accès et si elles lui avaient permis d’atteindre efficacement ses objectifs. L’exemple d’Al Qaïda démontrera à d’autres groupes terroristes à la fois les difficultés pour se procurer de telles armes et les possibilités innovatrices d’utilisation d’armes classiques. Les attentats du 11 septembre ont également fait monter les enchères, note Cameron en observant une sorte d’émulation entre groupes terroristes, ce qui pourrait influencer les choix futurs faits par d’autres organisations.
Les armes ABC présentent des difficultés pour une utilisation efficace – l’histoire d’Aum Shinrikyo en a fourni plusieurs exemples. Pour l’instant, les tentatives d’utilisation d’armes nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques l’ont généralement été à petite échelle. Les risques les plus probables en matière de terrorisme ABC sont vraisemblablement présentés par des attentats à petite échelle, tandis que les attentats causant un grand nombre de victimes risquent de continuer à impliquer des armes conventionnelles.
Bien entendu, indépendamment du nombre de victimes, il ne faut pas sous-estimer l’impact psychologique de l’utilisation d’armes ABC: la psychose autour de l’anthrax l’a bien montré. David Charters a indiqué avoir récemment entendu à côté de WMD (weapons of mass-destruction, armes de destruction massive), l’expression de WME (weapons of mass-effect, armes d’effet massif), ce qui correspond bien à une réalité, avec l’amplification médiatique garantie dans de tels cas.
Demain, le bioterrorisme? Des opinions contradictoires
Certains observateurs se montrent cependant beaucoup plus pessimistes quant aux risques meurtriers de l’utilisation d’armes de destruction massive. Encore sous le coup des attentats qui ont frappé sa ville il y a un peu plus d’un an, Joseph Foxell (New York City Human Resources Department) est persuadé que nous sommes confrontés à un danger réel de bioterrorisme. Il va jusqu’à suggérer que c’est l’une des menaces les plus vraisemblables pour de grandes villes américaines, même si le risque est longtemps apparu comme faible en raison des difficultés de mise en oeuvre. Il songe notamment à des opérations visant à propager des maladies contagieuses. De telles opérations pourraient être le fait de groupes, mais aussi d’individus – le cas échéant disposés à sacrifier leur vie – pas nécessairement repérés par les organes de contre-terrorisme. En outre, Foxell souligne que nous risquons de nous trouver bientôt face à de nouvelles générations de terroristes, mieux formées scientifiquement et plus capables que celles qui les ont précédées d’utiliser de tels moyens. En tout cas, affirme Foxell, au cours des deux dernières années, la communauté américaine du renseignement a complètement changé d’avis quant à la réalité du risque de bioterrorisme.
C’est donc des perspectives inquiétantes que décrit Foxell: selon lui, un attentat avec usage d’une arme biologique pourrait causer des centaines de milliers de victimes – et si un aéroport était prioritairement visé, une épidémie pourrait se répandre à l’échelle du globe très rapidement. Même à l’échelle d’un seul pays – comme les Etats-Unis – la diffusion d’une maladie contagieuse et incurable pourrait causer une panique psychologique nationale. Et longue est, affirme-t-il, la liste d’agents possibles.
Les thèses de Foxell ont suscité un vif débat parmi les chercheurs présents. Plusieurs, tels que Ronald Crelinsten (Université d’Ottawa), spécialiste de longue date des phénomènes terroristes, ont dit leur scepticisme quant au risque de voir des terroristes recourir à des armes biologiques. Oui, déclare Crelinsten, il est indispensable de se préparer à faire face à l’éventualité de diffusion rapide de maladies contagieuses, mais de tels événements ne seront pas nécessairement le résultat d’actions terroristes. Foxell réplique en déclarant que l’on sous-estime la haine qui anime les terroristes. Le débat reste ouvert – même si l’on doit remarquer que devenir bombe humaine dans un attentat-suicide ou s’inoculer un virus condamnant le terroriste à la mort lente pour répandre une maladie contagieuse représentent deux démarches psychologiques sensiblement différentes.
Répliquer au terrorisme: importance de la communication
Armes conventionnelles ou armes ABC – la seule certitude est que l’avenir nous réserve de toute façon de nouveaux attentats terroristes. James Smith (US Air Force Academy) s’est donc penché sur la réponse stratégique face au terrorisme. Il est essentiel de préparer le public à des attentats, insiste-t-il, afin de réduire la crainte que le terrorisme vise à inspirer. Le véritable objectif est en effet l’opinion publique. Afin de diminuer l’impact de l’acte terroriste et de rétablir la confiance, tout doit être fait pour permettre un rapide retour à la normalité à la suite d’un attentat.
Comme en sont convaincus déjà tous ceux qui s’occupent de gestion de crises et des catastrophes, Smith souligne aussi l’importance des exercices préparatoires, de tout ce qui peut entraîner des gens à travailler ensemble, afin que ne se produisent pas des situations de compétition en cas d’événement grave.
Quant à l’action proprement dite contre les organisations terroristes, Smith mentionne parmi les objectifs prioritaires tout ce qui peut permettre de couper le lien entre les terroristes et les structures pouvant leur apporter un soutien (à commencer par des réseaux de financement). Il fait aussi remarquer qu’il n’est pas indiqué de répliquer symétriquement à une menace asymétrique: la réplique doit être la punition du crime plutôt que des mesures de représailles. Mais bien sûr, ajoute-t-il, chaque menace terroriste étant différente, il convient de réagir de façon appropriée dans chaque cas.
Dans tous les cas, cependant, il ne faut pas négliger la victoire politique à remporter sur le terrorisme: le message des terroristes doit impérativement être marginalisé.
Conclusion
Plus qu’un changement dans le terrorisme, nous assistons à un changement de paradigme dans l’approche du terrorisme, a suggéré David Charters en concluant le colloque. Ce changement de paradigme est surtout manifeste aux Etats-Unis, conséquence d’un attentat à une échelle sans précédent.
Le phénomène du terrorisme apparaît comme un processus évolutif, mais pas entièrement linéaire, pour reprendre une observation de Gavin Cameron. Quant à l’avenir, il exige de combiner imagination dans les scénarios et prudence dans les évaluations: imagination, parce que les groupes terroristes savent trouver des tactiques innovatrices; prudence, parce que “ce qui est possible n’est pas nécessairement vraisemblable“.