Depuis la publication de son livre sur la guerre, Just and Unjust Wars, en 1977 (qui est entre-temps devenu un classique), Michael Walzer est l’un des plus remarquables penseurs de la théorie de la guerre juste, du terrorisme et de la guerre en général. Just and Unjust Wars a fait récemment l’objet d’une nouvelle édition en français aux éditions Gallimard, sous le titre Guerres Justes et Injustes.
Parmi ses nombreux ouvrages, qui ont été traduits dans plus de dix langues, on compte Obligations: Essays on Disobedience, War and Citizenship (Harvard University Press, 1970), Spheres of Justice (Basic Books, 1983, en français Sphères de justice, Seuil 1997), On Toleration (Yale University Press, 1997, en français Traité sur la tolérance, Gallimard, 1997) et plus récemment Arguing about War (Yale University Press, 2004, en français De la guerre et du terrorisme, Bayard 2004, pour une recension de cet ouvrage, voir www.terrorisme.net/p/article_160.shtml).
Le Professeur Walzer est UPS Foundation Professor à l’Institute for Advanced Studies à l’université de Princeton (USA) et également rédacteur en chef de Dissent Magazine.
Terrorisme.net met également à disposition des lecteurs intéressés, au format PDF, le texte intégral original en anglais de l’entretien avec Michael Walzer réalisé par Jean-Marc Flükiger.
Terrorisme et urgences suprêmes
Terrorisme.net – Professeur Walzer, vous défendez le principe d’immunité des non-combattants. Pourtant, vous reconnaissez que dans un certain cas extrême, ce principe peut être surpassé. C’est un cas “d’urgence suprême”, comme le fut le bombardement des villes allemandes par les Alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale. Vous définissez deux conditions pour les urgences suprêmes: l’imminence d’un danger et sa nature (la nature de la menace doit être “exceptionnelle et terrifiante”).
De récentes études ont démontré que les personnes qui défendent des vues religieuses fondamentalistes considèrent souvent que la menace à laquelle ils sont confrontés est exceptionnelle et terrifiante (souvent liée au “diable”) et qu’elle est déjà à l’œuvre contre eux et leurs coreligionnaires. Dans l’un de vos articles, vous argumentez que le terrorisme pourrait être justifié “seulement si l’oppression à laquelle répondaient les terroristes était de nature génocidaire”. En plus des justifications religieuses invoquées, certains défenseurs d’un fondamentalisme violent ne pourraient-ils pas invoquer l’argument des urgences suprêmes pour justifier leurs actions?
Michael Walzer – C’est un problème auquel sont confrontés tous les termes moraux et politiques: ils peuvent être utilisés d’une manière que ne souhaiteraient pas les personnes qui les ont utilisés en premier. Par exemple, la Bulgarie communiste pouvait être appelée “une démocratie populaire”. Je pense aux “urgences suprêmes” comme quelque chose d’objectif, ce qui veut dire que le danger doit être réellement imminent et, de manière réaliste, de nature “exceptionnelle et terrifiante”. Je ne reconnaîtrais donc pas les “fantasmes” religieux comme des cas d’urgences suprêmes. Cependant, il est vrai que la Bosnie n’était pas une illusion: la violence y était terrible. Mais il y avait également une résistance à caractère non-terroriste qui avait de bonnes chances d’aboutir à une intervention, ce qui fut le cas. Vous étiez donc selon moi, très loin du moment où l’assassinat d’innocents aurait pu être justifié.
Terrorisme.net – Pourtant, si j’essaie de me mettre à la place de ces gens, ils vont probablement vous affirmer de manière objective que “l’Oumma” est attaquée.
Michael Walzer – Vous devrez alors leur expliquer que ce n’est pas le cas, du moins pas dans le sens qu’ils le prétendent. On est très fréquemment exposé à ce genre d’arguments en politique. Il n’est pas possible de concevoir un langage moral qui va résoudre ces arguments à l’avance. Il n’y a pas de formulation a priori qui va vous libérer de ces difficultés. Les communistes bulgares vous auraient probablement affirmé qu’ils représentaient les travailleurs, que ces travailleurs représentaient la majorité et qu’ils s’agissaient d’une démocratie. Il aurait alors fallu rétorquer “non, ce n’est pas le cas” et ensuite expliquer les exigences d’une démocratie. C’est tout ce que vous pouvez faire. C’est une caractéristique commune du débat politique; c’est la même chose que le problème “le terroriste pour une personne est un combatant de la liberté pour une autre” – tout ce que vous pouvez faire est d’offrir une définition du terrorisme et du combat pour la liberté qui distingue les deux.
Il y a cependant un critère de la guerre juste dont je ne parle pas beaucoup parce qu’il soulève un grand nombre de problèmes: il s’agit de l’efficacité, des chances de succès de vos actions, le critère de la “probabilité de la victoire”. Par exemple, une campagne terroriste juive en 1943 contre les civils allemands n’aurait probablement pas été efficace pour sauver des vies juives. Et une campagne terroriste en Bosnie aurait probablement été inefficace ; cela n’aurait fait que donner une meilleure image des Serbes. Elle n’aurait pas non plus contribué à imposer la distinction morale sur laquelle fut basée plus tard l’intervention.
Terrorisme.net – Dans votre article “9/11: five questions about terrorism” (2002), vous définissez le terrorisme comme “l’assassinat délibéré et arbitraire d’innocents afin de répandre la terreur au sein d’une population et forcer la main à ses leaders politiques”. Dans le cadre de votre théorie de la guerre juste, vous considérez les soldats comme le paradigme des non-innocents, à cause de leur capacité à infliger des blessures et à tuer. Comment caractérisez-vous les soldats victimes d’attentats terroristes (il y a de nombreux cas comme en Israël ou au Liban en 1983)?
Michael Walzer – Instinctivement, je dirais que les attentats commis contre des soldats ne sont pas des attaques terroristes. Cela ne les justifie pas pour autant, le terme “terrorisme” n’étant pas le seul terme négatif de notre vocabulaire. Je n’ai pas considéré que l’avion qui s’est écrasé contre le Pentagone en septembre 2001 constituait un attentat terroriste, ou plutôt si, puisque les civils qui étaient dans l’avion étaient des innocents qui ont été utilisés et assassinés. Mais si vous imaginez une attaque contre le Pentagone sans ces personnes innocentes dans l’avion, cela n’aurait pas été une attaque terroriste – alors que l’attaque contre les Tours Jumelles l’était clairement.
J’ai la même impression dans les cas de soldats israéliens: indépendemment de votre point de vue sur la résistance palestinienne à l’occupation, il y a une différence entre attaquer des soldats et tuer des civils, et il s’agit d’une différence morale importante. Il y a cependant des cas ambigus. Dans le Le Chagrin et la Pitié – le film de Marcel Ophüls sur l’occupation allemande de la France – il y a ce passage merveilleusement complexe où après la capitulation des Français, la création de Vichy, la présence des Allemands dans le Nord, on voit une colonne de soldats allemands qui marchent sur une route de campagne française. Leurs armes ne sont pas prêtes à faire feu, elles sont sur leur dos, et ils passent à côté d’un groupe de paysans qui travaillent dans les champs. Il ne s’agit pas vraiment de paysans, et lorsque les soldats passent à côté, ils sont attaqués. C’est l’exemple que je propose dans Guerres Justes et Injustes. Les Allemands déclarent qu’il s’agit de terrorisme. Et c’est un point de vue défendable puisque les Français avaient capitulé, les soldats allemands ne se battaient plus, et pensaient qu’ils se trouvaient en lieu sûr, c’est pourquoi ils ne faisaient pas preuve de plus de prudence en se déplaçant à la campagne. Une attaque contre des soldats reste cependant différente d’une attaque contre des civils: il y avait des civils allemands et même des familles allemandes à Paris et dans d’autres villes, et la Résistance française n’a pas essayé de les tuer. Je m’engagerai très activement pour maintenir cette distinction.
Terrorisme.net – Pourtant, dans l’historiographie du terrorisme, les attentats de 1983 au Liban et contre le Pentagone sont considérés comme du terrorisme…
Michael Walzer – C’est une chose à laquelle je résisterais; j’aimerais maintenir cette distinction. Cela ne veut cependant pas dire que je ne condamnerais pas la mort de ces Marines à Beyrouth. Je pourrais même critiquer la mort de ces soldats allemands en France, même si la présence américaine au Liban fut beaucoup moins horrible que la présence allemande en France. Dans tous les cas, nous devons chercher d’autres termes de condamnation ; nous devons avoir un vocabulaire plus complexe que simplement le terme “terrorisme”.
Terrorisme.net – Pensez-vous qu’après les attentats de Londres ou New York, la distinction même entre soldats et civils, qui est au coeur de votre travail, puisse être maintenue, compte tenu que, dans les guerres asymétriques et le terrorisme actuel, ce sont généralement des civils qui perpétrent les attaques?
Michael Walzer – Dans une certaine mesure, c’est également le cas dans la guerre de guérilla ou toute forme “informelle” de guerre. Mais ceci signifie simplement que vous essayez d’établir des distinctions aussi bien que vous le pouvez. Les membres d’une organisation terroriste, les membres actifs, sont comme les membres d’une armée ; et vous essayez du mieux que vous pouvez de les identifier et de les traquer. C’est pour cette raison qu’une grande partie de la “guerre contre le terrorisme” est un travail de police, parce que l’identification est beaucoup plus difficile qu’au combat. Mais il y a également des règles d’engagement pour la police qui n’est pas autorisée à tuer des civils même s’il s’agit de criminels. C’est pourquoi le cadre de la “guerre contre le terrorisme” n’est souvent pas pertinent, et les règles pertinentes sont plutôt celles du travail de la police qui dispose de sa propre distinction entre “combattants/non-combattants”. Si vous y réfléchissez, les règles du travail de la police concernant les dommages collatéraux sont beaucoup plus contraignantes que celles qu’utilisent les soldats. Nous ne désirons absolument pas que la police tire dans des foules de civils, même si cela a pour conséquence de laisser échapper les criminels.
Terrorisme.net – Pourquoi alors utiliser le cadre de la guerre, comme vous le faites dans vos articles?
Michael Walzer – Dans un article qui sera publié prochainement, je propose des façons de négocier entre le concept d’un travail policier et le concept de guerre. J’utilise l’exemple de ces cinq militants d’Al Qaïda qui furent tués au Yémen par un missile américain. Imaginons que cette même attaque ait eu lieu au même moment contre les mêmes personnes en Afghanistan plutôt qu’au Yémen. Cela aurait été un acte de guerre, nous n’aurions aucun doute là-dessus, en supposant que ces membres d’Al Qaïda étaient réellement des membres d’Al Qaïda. Mais si cette attaque avait eu lieu à Philadelphie, nous aurions été terrifiés: ce n’est pas une manière de se comporter dans une cité en paix; vous devez arrêter les gens, leur fournir un avocat, etc. Le cas du Yémen est à quelque part à mi-chemin entre l’Afghanistan et Philadelphie – vous devez négocier cet espace intermédiaire, et j’essaie de montrer quelques façons de le faire.
Responsabilité collective et relativisme culturel
Terrorisme.net – Après les attentats de Londres, une personnalité religieuse se présentant comme “Al-Tartusi” a justifié les attaques en affirmant qu’au Royaume Uni les décisions politiques les plus importantes se fondent sur la “voix du peuple, exprimée à travers le Parlement”, lui-même élu par le peuple. Comme le Parlement britannique a voté en faveur de l’invasion en Irak, les électeurs seraient responsables. Quelle serait votre réponse à ceux qui attribuent une sorte de responsabilité collective aux électeurs de démocraties victimes d’attaques terroristes (comme aux Etats-Unis, en Espagne ou en Angleterre)?
Michael Walzer – Je pense qu’une responsabilité collective de ce type constitue un sophisme évident: d’une part parce que vous tuez non seulement des personnes qui ont voté pour le gouvernement mais également des personnes qui ont voté contre le gouvernement, et d’autre part parce que vous tuez également des personnes qui sont indifférentes à la politique, inactives ou qui ne votent pas (après tout, les électeurs ont le droit de ne pas voter), ce qui inclut les enfants qui ne participent pas du tout à la vie politique. Si vous pouviez inventer une bombe qui ne tue, par exemple, que les Républicains, il y aurait peut-être de quoi discuter, mais je désirerais cependant maintenir la distinction entre des citoyens ordinaires et des gens qui s’engagent matériellement dans l’effort de guerre. Toutefois, comme une telle bombe n’existe pas, il n’y a pas de quoi discuter. L’assassinat non-discriminatoire va nécessairement impliquer des personnes qui ne sont pas responsables, ou du moins pas ouvertement responsables.
Terrorisme.net – Dans ce même article “Al-Tartusi” argumente que “la distinction entre un soldat et un civil est une distinction moderne et n’a pas d’assise dans la loi islamique”. Quelle est votre réponse à ce relativisme culturel (c’est-à-dire la thèse selon laquelle que certains éléments sont les produits d’une culture et ne sont pas transposables dans d’autres cultures) dont on a beaucoup parlé ces derniers mois/semaines?
Michael Walzer – Je suis presque certain qu’une version ou une autre de la distinction entre civil/soldat/combatant/non-combattant a émergé et a été discuté dans chaque principale civilisation et culture humaine. Peut-être que dans sa forme la plus primitive – que vous trouvez déjà dans la Bible – elle sert à distinguer entre les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Et comme on compte parmi les enfants des enfants mâles, cette distinction est très proche de la distinction combatant/non-combattant: dans toutes ces sociétés les combatants étaient des hommes. Je ne crois tout simplement pas que cette distinction n’apparaît pas dans la loi islamique; je suis sûr qu’il y a des discussions au sein de l’Islam sur le problème moral du meurtre de femmes et d’enfants. Cette même distinction apparaît dans la civilisation grecque, en Chine, en Inde…
Selon mon point de vue, le relativisme culturel très limité: je pense que les valeurs fondamentales que sont la vie et la liberté sont universelles, même si elles sont exprimées différemment dans d’autres langues. Notre langage sur les droits n’est pas universel, alors que les valeurs attachées à la vie et à la liberté le sont. J’argumenterais même en faveur d’un fondement naturaliste à cet universalisme (si j’étais forcé à donner cet argument fondationaliste que je n’ai jamais voulu fournir) en invoquant une conception générale de la vulnérabilité humaine. Tous les êtres humains sont vulnérables de la même manière. Il est facile de nous tuer, nous esclavagiser, nous dominer et les arguments contre cela sont communs et bien connus.
Je suis sûr que les anthropologues peuvent nous fournir l’exemple d’une étrange communauté dans un coin reculé de Nouvelle-Guinée qui ne dispose pas de ces valeurs, mais dans toutes les grandes civilisations, ces lois de la guerre – puisque les guerres sont transculturelles – sont universelles depuis le début, ou presque. Lorsque nous avons bombardé des villages vietnamiens – Lyndon Johnson insistait sur le fait que ce n’était pas le cas parce qu’il savait que c’était mal – les Nord-Vietnamiens nous ont condamné pour avoir tué des civils parce qu’ils savaient que c’était injuste. La distinction entre soldats et civils qui a émergé au 19ème siècle n’est qu’une manifestation particulière d’arguments et de principes beaucoup plus anciens et qui ont été exprimés différemment dans d’autres langues et dans des civilisations différentes.
La transformation de la guerre et le paradigme de la guerre juste
Terrorisme.net – L’AKUF (Arbeitsgemeinschaft Kriegsursachenforschung an der Universität Hamburg) a présenté voici quelques années des statistiques sur le développement de la guerre depuis 1945. Parmi ces développements, il est intéressant de constater que les guerres interétatiques ne représentent que 16% de toutes les guerres qui ont eu lieu entre 1945 et 1992. En 1998 et 1999, ce pourcentage est même descendu autour des 10%. Si l’on considère le fondement de votre “paradigme légaliste” qui est basé sur les guerres interétatiques, ce paradigme et toute théorie de la guerre juste se basant sur un fondement similaire ne devraient-ils pas faire l’objet d’une révision sérieuse ? Ne sommes-nous pas entrés dans un paradigme de guerre “post-classique” qui nécessiterait une révisions fondamentale du cadre de la guerre juste?
Michael Walzer – Admettons que ce soit le cas, que la plupart des guerres dans le monde aujourd’hui soient des guerres civiles. Qu’est-ce que cela change ? Cela pourrait poser un problème pour la législation internationale, mais je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un problème pour la théorie de la guerre juste et tout autre argument sur le fait de tuer des gens. Prenez la guerre civile américaine. Tout d’abord, en ce qui concerne le jus in bello, tous les arguments qui ont émergé durant la guerre civile sont connus : le traitement des prisonniers, la mise en danger et le meurtre de civils, la marche brutale du Général Sherman vers la mer qui fut condamnée par les auteurs du Sud pour de bonnes raisons du jus in bello. Je ne peux imaginer un argument inconnu qui exigerait une révision significative de la théorie. Des questions de législation internationale ont été soulevées, par exemple, lorsque les Anglais ont essayé d’aider les Etats du Sud, parce qu’ils y achetaient du coton. John Stuart Mill a alors écrit un essai passionné contre cela, et il y a maintenant des réserves dans la législation internationale sur l’intervention d’états externes lors de guerres civiles. Il y a maintenant des arguments dans la théorie de la guerre juste à ce sujet qui puisent justement leur origine dans l’essai sur la non-intervention de John Stuart Mill. Mais je ne pense que ces arguments soient nouveaux.
Terrorisme.net – Pourtant, dans votre cadre conceptuel, les “entités morales” ou les “personnes” sont des états. Dans ce qu’on appelle les guerres asymétriques, cependant, les deux ennemis qui s’affrontent ne sont nécessairement des états (états contre réseaux, etc.).
Michael Walzer – Peut-être que ce que je suis en train de faire est simplement d’essayer de “détendre” le cadre afin qu’il puisse continuer à fonctionner. Quelqu’un d’autre pourrait proposer un nouveau cadre, et nous devrions alors discuter si ce nouveau cadre est meilleur. Prenez la guerre d’Afghanistan : j’ai défendu la guerre en argumentant que nous avions été attaqués par une organisation terroriste qui avait établi un partenariat avec le gouvernement des Talibans. Le gouvernement taliban n’hébergeait une organisation terroriste comme le fait la Syrie en fournissant des bureaux au Hamas ou au Hezbollah. Il s’agissait d’un partenariat actif. Le gouvernement taliban offrait à Al Qaïda les avantages de la souveraineté en lui fournissant une base territoriale ou l’organisation pouvait entraîner ses membres et organiser des attaques. Ceci faisait du gouvernement taliban la cible légitime d’une attaque américaine. Maintenant, si ce n’était pas le cas, s’il n’y avait pas de partenariat actif de la sorte, si les relations étaient beaucoup plus nébuleuses, alors la guerre ne serait probablement pas la réponse adéquate. Si vous êtes préocupé par l’attitude des Syriens vis-à-vis du Hamas, vous devez faire pression économiquement ou politiquement, trouver des moyens de coopérer avec des forces de police internationales, persuader les Syriens d’utiliser leur propre police. Cela signifie-t-il que la théorie de la guerre juste ne fonctionne pas dans ces cas? Elle nous dit plutôt de ne pas entrer en guerre avec la Syrie comme nous l’avons fait avec l’Afghanistan. Elle joue donc toujours un rôle.
Terrorisme.net – Mais à l’heure actuelle, il semblerait que l’on applique le cadre conceptuel de la guerre à tous les conflits…
Michael Walzer – Un bon théoricien de la guerre juste vous répondrait que vous ne pouvez pas faire cela, et que la théorie elle-même défend une telle réponse négative. Et la théorie aurait également dû donner une réponse négative à l’entrée en guerre pour ces mêmes raisons.
Terrorisme.net – Dans un entretien qu’il a donné voici quelques années, l’historien militaire Martin van Creveld a suggéré très indirectement (sans la défendre) d’utiliser les catégories d’innocent et de non-innocent pour caractériser les soldats et les civils dans la guerre en Tchétchénie, en argumentant que les lois classiques de la guerre ne sont plus valables. Si l’on considère “l’érosion des guerres classiques”, pensez-vous que nous devrions introduire des nouvelles catégories morales pour définir les protagonistes dans une guerre (en quelque sorte en parallèle à ce que vous suggériez pour les victimes d’attaques terroristes)?
Michael Walzer – J’aimerais bien voir des cas concrets. Si, en fait, les catégories de combattant/non-combattant ne fonctionnent plus, nous devrons trouver d’autres distinctions qui fonctionnent si nous voulons restreindre l’usage de la force et défendre certains groupes de personnes, qu’ils soient appelés “civils” ou autre chose. J’ai cependant l’impression que nous devrons continuer à recourir à une version de la distinction combattant/non-combattant, je peux difficilement en imaginer une autre. Prenez certains articles récents du philosophe américain Jeff McMahan: vous verrez qu’il propose d’utiliser la distinction entre innocent/non-innocent à la place de civil/soldat. Pour lui, certains soldats sont innocents, alors que certains civils ne sont pas innocents, et nous devrions trouver des moyens de les distinguer. Mais selon moi, il n’a pas réussi à montrer comment distinguer entre les populations civiles et les soldats. Comme vous pourrez le constater, il ne présente pas beaucoup d’exemples de ce qu’il désire exactement faire…
Pour être précis, “innocent” est pour moi un terme technique. Lorsque nous disons que des civils sont innocents, nous signifions qu’ils ne sont pas engagés dans l’entreprise militaire, qu’ils ne la soutiennent pas matériellement, qu’ils ne sont pas des soldats et qu’ils ne fabriquent pas des tanks ou des missiles. Qu’ils soutiennent l’effort de guerre (ou pas) ne fait aucune différence. Je ne crois pas qu’il soit insensé de dire qu’une personne qui, en période de guerre, travaille dans une usine qui produit des missiles perd son innocence puisqu’elle s’engage directement dans l’effort de guerre. Les personnes qui ne sont engagées dans aucune activité militaire ou toute autre activité liée, même si elles sont en faveur de la guerre, sont innocentes étant donné que nous ne pouvons connaîtreleur état d’esprit. Elles bénéficient de la présomption d’innocence du fait que leurs activités pratiques ne les engagent pas dans l’effort militaire.
Jus post bellum
Terrorisme.net – La récente guerre en Irak et la situation qui a suivi la guerre ont mis en lumière, de manière dramatique, la nécessité de déterminer un jus post bellum valable. Vous suggérez que les critères suivants constituent le jus post bellum “l’auto-détermination, la légitimité populaire, les droits civils, l’idée d’un bien commun et la distribution des bénéfices” (dans une veine similaire à la reconstruction de l’Allemagne après le nazisme). Mais prenons le cas où une démocratie A occuperait une démocratie B, du fait que B aurait au préalable attaqué de manière injuste A (et même si cette attaque était le résultat d’un vote démocratique). Dans le cas de B, les critères que vous proposez précédemment seraient déjà plus ou moins satisfaits. Ne serait-il pas nécessaire de déterminer des critères complémentaires? Quels pourraient-ils être?
Michael Walzer – Dans le cas de la démocratie B, le gouvernement serait probablement maintenu, et seules des questions de sécurité et de réparations seraient soulevées. La première chose sur laquelle A a le droit d’insister est la création de garde-fous pour prévenir d’autres attaques. Ceci peut être realisé de différentes manières, par exemple grâce à une démilitarisation partielle ou totale, certaines limitations au niveau du réarmement, un ensemble de contraintes sur la taille de l’armée. Ces contraintes devraient être appliqués soit par la démocratie A elle-même ou, mieux, par une agence internationale. Mais une fois que ces mesures ont été prises, vous pourrez toujours vous poser la question “l’occupation de B par A profite-t-elle matériellement à A?”, “sont-ils en train d’essayer de prendre contrôle du pétrole ou insistent-ils sur la présence de bases militaires?”. Toutes ces questions seraient toujours en suspens. Je n’ai pas écrit une théorie complète du jus post bellum—quelqu’un d’autre devra faire le travail requis. Je suggère simplement que ce sont les critères qui seraient nécessaires.
Version anglaise originale intégrale de l’entretien:
La discussion avec le Prof. Walzer s’est déroulée à l’Institute for Advanced Studies à Princeton. L’entretien a été mené par Jean-Marc Flükiger.