“Les règles du jeu changent”, a annoncé le 5 août 2005 le premier ministre britannique Tony Blair, dans le sillage des attentats de Londres le mois précédent. Il a annoncé plusieurs mesures, dont l’intention du gouvernement d’interdire deux groupes politiques nommément cités, le Hizb ut-Tahrir et Al Muhajiroun. Sage décision préventive ou mesure maladroite dans le cadre d’une action contre-terroriste de longue haleine?
Né dans les années 1950 au Proche-Orient, le Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération islamique) entend rétablir un système politique authentiquement islamique fondé sur le Califat (fonction abolie en 1924 par Kemal Atatürk dans le cadre de ses réformes). S’appuyant sur un corpus idéologique de textes rédigés par ses dirigeants et attentivement étudiés par ses membres, le Hizb ut-Tahrir (HT) représente un cas intéressant de mouvement politique islamiste transnational, présent aussi bien dans le monde arabe qu’en Asie centrale, en Asie du Sud et du Sud-Est, ou encore dans le monde occidental. En Occident, le Royaume-Uni forme le point d’implantation le plus fort du HT, même s’il ne rassemble au maximum que quelques milliers de personnes dans ce pays. Cependant, l’impact d’un mouvement de ce type ne se mesure pas uniquement à son importance numérique.
Le HT se trouve interdit dans de nombreux pays du monde musulman. Il fait également face à de fortes oppositions en Asie centrale, où il a connu un développement important. En Ouzbékistan, notamment, le mouvement fait l’objet d’une répression féroce. Il a également été interdit en Russie et – en Europe occidentale – en Allemagne, où il ne comptait que 200 à 300 membres, en raison de textes jugés comme antisémites.
Le HT affirme utiliser une approche non violente. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un parti pacifiste, mais qu’il s’appuie sur une méthodologie en trois étapes, fondée sur l’exemple du Prophète. Il faut commencer par trouver et former des personnes convaincues par les idées du parti, qui les propageront ensuite. Puis vient le stade de l’interaction avec l’Oumma, la communauté des croyants, afin d’établir l’islam et ses valeurs dans la société. Enfin, le troisième stade est celui de la prise du pouvoir, si possible avec l’assistance des forces armées (dans un pays musulman, car il n’y aurait aucun sens à essayer de le faire dans un autre pays). Seul l’Etat musulman (le Califat rétabli) aura la compétence pour décider d’opérations militaires. A ce stade, la méthodologie du HT prône donc uniquement un combat intellectuel, même s’il reconnaît la légitimité d’un “djihad défensif” (résistance) dans les contextes où des pays musulmans subissent des agressions (Palestine, Irak, Tchétchénie…).
Le HT se signale par des dénonciations souvent virulentes de gouvernements de pays musulmans ainsi que de politiciens occidentaux qui passent pour agir à l’encontre des intérêts de l’islam. L’une de ses publications proclame “le caractère inévitable du choc des civilisations”. Même si, dans la pratique, ses membres peuvent mener une vie professionnelle tout à fait normale, il refuse sur le plan des principes l’intégration dans les sociétés occidentales: ses membres sont invités à se comporter en “bons citoyens” (si l’on peut dire), mais en ne participant pas aux élections dans un système non islamique et en considérant leur identité musulmane comme non compatible avec toute autre identité (par exemple britannique). Le projet du HT est panislamique et n’accepte pas les aspirations à un “Euro-Islam”.
Comme d’autres groupes à forte connotation idéologique, le HT ne répugne en revanche nullement au débat avec d’autres musulmans ou avec des non musulmans. En Angleterre, il a même lancé en 2004 une luxueuse revue d’analyse politique islamique, New Civilization, qui se veut avant tout destinée à un public non musulman, afin de faire comprendre à celui-ci les principes et points de vue d’une approche politique islamique telle que la comprend le HT. A travers de tels médias et certains de ses nombreux sites web (par exemple 1924.org [ce site n’existe plus – 18.06.2016]), le HT parvient à projeter une image plutôt moderne.
Le HT met l’accent sur l’unité de la communauté musulmane dans le monde, bien que ses interventions énergiques et son ton parfois agressif irritent souvent d’autres groupes musulmans en Occident. Ce n’est certes pas le style politique du HT de présenter des excuses pour des actes commis par des musulmans à travers le monde, car il préfère adopter une attitude offensive dans le débat et dénoncer ses adversaires. Cependant, le HT a condamné les attentats du 11 septembre 2001, qu’il juge inacceptables d’un point de vue islamique, et il a émis des condamnations promptes et sans équivoque par rapport aux attentats londoniens du 7 juillet 2005. Comme beaucoup d’autres musulmans, il ne condamne en revanche pas les attentats commis en Palestine ou dans d’autres zones de “djihad défensif”.
La quasi-totalité des experts – dont peu ont d’ailleurs pris la peine d’étudier à fond le HT – reconnaissent que le mouvement n’est pas un groupe terroriste. Un rapport de la Rand Corporation (2004) sur le monde musulman après le 11 septembre plaçait d’ailleurs le HT très haut sur une échelle de tendances allant de “démocratie” à “non-démocratie”, mais en revanche très bas sur une échelle de “non-violence” à “violence”: parmi les groupes “fondamentalistes radicaux” énumérés dans le rapport, il est considéré comme le moins enclin à la violence.
Cependant, depuis quelque temps, différents groupes et analystes suggèrent que le HT, sans être lui-même impliqué dans des activités terroristes, servirait de “courroie de transmission” au djihadisme: son discours contribuerait à une radicalisation de musulmans, faisant ainsi le lit de groupes recourant au terrorisme. C’est toute la question, souvent débattue dans des contextes variés, des conséquences d’idées et de discours: dans quelle mesures ceux-ci portent-ils une responsabilité morale d’actes de violence? Cette approche du HT comme préparant le chemin à des groupes violents a notamment été présentée par plusieurs intervenants lors d’un colloque organisé à Ankara en février 2004 par un think tank américain, le Nixon Center [renommé Center for the National Interest en 2011 – 18.06.2016]. Un rapport de 145 pages contenant la plupart des interventions prononcées lors de ce colloque a d’ailleurs été publié à la fin de l’année 2004 et est disponible en ligne sous forme de fichier PDF (145 pages) [par l’intermédiaire d’Internet Archive – 18.06.2016].
Du point de vue de la lutte contre le terrorisme ainsi que des principes de liberté d’expression, faut-il saluer l’initiative britannique ou émettre des réserves à son sujet? La réponse à cette question n’est pas simple, comme le révèlent d’ailleurs les réactions face à l’annonce faite le 5 août par Tony Blair, dans le cadre d’un train d’autres mesures. Quasiment personne ne prend la défense d’Al Muhajiroun (dont la dissolution avait d’ailleurs été déjà annoncée par ses propres membres l’an dernier), fondé par le très médiatique Omar Bakri, ancien responsable britannique du HT avant une séparation au milieu des années 1990. Si les journaux étaient ravis de pouvoir donner un écho aux proclamations volontiers provocatrices de Bakri, il n’aurait guère existé sans cet intérêt médiatique et ne pouvait pas être pris au sérieux, même s’il a contribué à la radicalisation de certains individus. Bakri – qui vient de quitter le sol anglais pour le Liban – flirte depuis longtemps avec l’apologie du terrorisme, et l’on ne saurait reprocher à un gouvernement de mettre un terme à ce genre de propagande qui – indépendamment du caractère marginal de son auteur – risque d’encourager quelques têtes brûlées à passer à l’action.
En revanche, différents groupes musulmans et non musulmans ont déjà pris position contre une décision d’interdire le HT, y compris des associations musulmanes – comme le Muslim Council of Britain (MCB) – qui ont par ailleurs de gros désaccords avec le HT. Selon le MCB, interdire le HT n’est pas une solution et pourrait même se révéler “contre-productif”.
Il faut dire que, contrairement à certains groupes islamistes qui mettent en doute l’islamité même d’autres musulmans, le HT est peu enclin à “excommunier” les autres musulmans: ils peuvent se tromper, ne pas avoir les mêmes priorités, mais n’en restent pas moins musulmans. Le HT considère avec méfiance tout ce qui divise l’ummah. Ses membres vont dans les mêmes mosquées que les autres musulmans et aspirent plutôt à être reconnus comme partie intégrante de la communauté musulmane. Les expressions de soutien qui viennent maintenant même de milieux musulmans très opposés au HT en sont vraisemblablement aussi le témoignage.
Cependant, si le gouvernement Blair envisage d’interdire, c’est aussi parce que des voix de Britanniques musulmans l’ont encouragé dans ce sens. Par exemple le député travailliste Khalid Mahmood (Birmingham), qui se montre depuis plusieurs années déjà critique à l’égard du mouvement et a appelé à envisager son interdiction à la suite des attentats du mois de juillet. Comme nous y avons déjà fait allusion, le HT est minoritaire au sein de la population musulmane britannique – même s’il tend à se percevoir comme son “avant-garde consciente” – et plus d’un dirigeant musulman se montre critique envers le mouvement, y voyant un obstacle aux efforts d’intégration en Occident, d’autant plus que le HT compense ses effectifs relativement modestes par un activisme intense et une forte présence sur le web. Cet activisme parfois insistant est loin d’être toujours apprécié par les musulmans qui n’appartiennent pas au mouvement.
Des appels à l’interdiction du HT sont également venus du monde musulman: ainsi, au Pakistan, le général Musharraf a utilisé le HT et d’autres groupes comme un argument pour répondre à ceux qui, en Occident, le critiquaient de ne pas en faire assez contre les islamistes radicaux. Il a invité Tony Blair à agir contre ses propres militants islamistes.
Essayons d’analyser la situation à plusieurs niveaux et de façon dépassionnée. Tout d’abord, ayant conscience que le débat actuel touche également, par delà l’islam, les conséquences d’une immigration qui soulève des questions d’intégration dans les sociétés occidentales, la propagande du HT contre l’intégration peut-elle contribuer à justifier des mesures? En effet, certains critiques du groupe relèvent que sa propagande est de nature à menacer la cohésion nationale.
La question ne peut simplement être traitée en termes d’immigration: beaucoup de membres du HT au Royaume-Uni appartiennent à la seconde génération et bénéficient de la nationalité britannique; il y a même parmi eux – certes en petit nombre – des convertis occidentaux. L’anglais est leur langue maternelle, certains ont de confortables situations professionnelles: une réflexion sur les problèmes des banlieues et ghettos ne donnerait manifestement qu’une image partielle du problème.
Toute société humaine moderne inclut des personnes qui, au nom de convictions idéologiques ou religieuses, refusent l’intégration totale ou la participation aux processus politiques (élections, etc.). Il ne s’agit pas seulement de musulmans: les Témoins de Jéhovah en ont longtemps été (et restent en partie) un exemple frappant d’une telle attitude, tout en ayant en règle générale un comportement exemplaire et sans reproche dans la vie quotidienne. Le simple fait de refuser l’intégration totale dans le système dominant et d’appeler des membres ou de futurs membres à suivre cette voie peut irriter les autorités et les concitoyens de ces “dissidents”, mais une société libre et forte choisit d’accepter l’existence de telles attitudes tant qu’elles ne débouchent pas sur des contestations violentes. Ce qui vaut pour des “sectes” chrétiennes ou communautés utopiques marginales vaut aussi pour des mouvements politiques musulmans.
Il est cependant vrai que cette remarque exige une mise en contexte. Quand une secte chrétienne déclare que le présent système de choses est le royaume de Satan et que les représentants du Royaume de Dieu ne doivent y prendre aucune part, elle proclame un message théologique qui n’entraîne pas – en principe – des comportements violents. Quand un prédicateur musulman s’en prend à l’ordre politique actuel et le dénonce, l’actuel contexte international peut donner à ce message d’autres conséquences, qui n’en restent pas au seul plan des principes doctrinaux.
Les membres du HT n’encouragent pas à la violence et au terrorisme. Ils entendent faire progresser leur cause sur le plan des idées, en s’efforçant d’amener un nombre toujours croissant de musulmans à partager les leurs. Un membre du HT ne va pas commettre un attentat dans le métro d’une grande ville occidentale: le groupe canalise entièrement les énergies de ses membres dans ses activités idéologiques et politiques.
En revanche, il est vrai que de jeunes musulmans pourraient ne retenir du HT que son message de critique de l’Occident – qui tombe sur un terreau fertile – sans en assimiler la méthologie non violente. Il n’est donc pas exclu que le discours critique et virulent du HT, qui insiste sur les problèmes rencontrés par les musulmans dans des sociétés occidentales, favorise la radicalisation de certains individus qui n’adhèrent pas au groupe, mais lisent son message. Le HT ne peut écarter d’un simple revers de main cette possibilité.
Cependant, il faut dire qu’il y a bien d’autres possibilités (livres, Internet…) pour de tels individus d’attiser leurs convictions: rien ne prouve que le HT joue là un rôle majeur ou nécessaire. Le fait même que l’un ou l’autre individu passé ensuite vers des mouvances terroristes ait fréquenté durant quelque temps le HT ou lu sa littérature ne prouve rien: dans les milieux du radicalisme islamique comme dans d’autres milieux politiques extrémistes, la circulation à travers différents groupes est chose fréquente. Les désaccords idéologiques également: le HT lui-même a connu plusieurs “schismes”, au Royaume-Uni et ailleurs.
Une autre question que soulevait habilement un membre du HT, Abdul Wahid (un médecin de la région de Londres), dans une tribune libre publiée le 9 août 2005 par Open Democracy, était celle de savoir s’il y a deux poids, deux mesures selon les types de mouvements d’opposition auxquels doit faire face un gouvernement? Wahid expliquait ne pas se souvenir d’avoir vu une interdiction de de parti ou organisation politique au Royaume-Uni: il rappelait dans son texte que, malgré ses liens avérés avec l’IRA (qui a longtemps présenté la plus redoutable menace terroriste pour la Grande-Bretagne), le Sinn Fein est resté légal et que le fait d’y adhérer n’était pas considéré comme digne de sanction. Dans ces conditions, poursuit Wahid, comment justifier l’interdiction d’une organisation politique telle que le HT, qui s’en tient à une ligne de méthodologie non violente en dépit de la répression subie depuis des années dans plusieurs pays, de l’Ouzbékistan à la Syrie?
La remarque est pertinente, d’autant plus que personne ne prétend que le HT ait des liens avec des organisations terroristes, contrairement à ce qui était le cas du Sinn Fein. Au fond, des hommes politiques occidentaux ont sans doute le sentiment qu’il est toujours possible d’arriver à un accord et une solution avec des groupes tels que le Sinn Fein, en raison d’un arrière-plan culturel et de bases philosophiques partagés. Ils n’ont probablement pas le même sentiment face à un groupe islamiste militant: même si ces islamistes résident en Occident, parlent l’anglais mieux que beaucoup d’Anglais et sont nés avec un passeport britannique, ils restent perçus comme venant d’ailleurs et – surtout – comme se référant à un autre système de valeurs. Analogiquement, cela rappelle une révélatrice remarque de Samuel Huntington dans son célèbre article sur “Le choc des civilisations”: “Le conflit entre la démocratie libérale et le marxisme-léninisme opposait des idéologies qui, malgré leurs grandes différences, avaient manifestement les mêmes objectifs ultimes de liberté, d’égalité et de prospérité. […] Un démocrate occidental pouvait engager un débat d’idées avec un Soviétique marxiste: cela lui serait pratiquement impossible avec un traditionaliste russe.” On imagine ce que dirait Huntington du débat d’idées avec un islamiste aspirant à l’établissement du Califat, même si nous estimons, contrairement à Huntingon, que le débat d’idées n’est pas impossible pour autant.
Si le HT est accusé de propager la haine – il est vrai que son discours est souvent intransigeant – ne faut-il pas alors aussi interdire d’autres mouvements politiques qui s’en montrent tout autant coupables, qu’il s’agisse de mouvements xénophobes, anarchistes ou autres? Quel est le type de discours militant que peut ou non accepter une société?
Du point de vue d’une action contre-terroriste, il est permis de s’interroger sur la pertinence d’une mesure comme celle qu’envisagent les autorités britanniques. Elle serait entièrement justifiée si un groupe avait fait l’apologie des attentats dans le métro de Londres: laisser agir un tel groupe au nom de la liberté d’expression représenterait un dangereux signe de faiblesse. En revanche, quand un mouvement condamne les attentats immédiatement et clairement, que rien n’indique qu’il ait inspiré ceux-ci de quelque manière ou qu’il ait assisté les auteurs, est-il judicieux de choisir la voie de l’interdiction, si critique que soit ledit groupe par rapport à la politique occidentale?
Un autre élément doit ici être considéré: même si le HT n’existait pas, il y aurait au sein de la population musulmane des gens qui s’interrogent sur leur identité, qui critiquent la politique occidentale dans le monde musulman, qui aspirent à un ordre politique musulman. Le HT offre à un certain nombre d’entre eux une voie pour exprimer de telles vues. Certes, la rhétorique du HT est parfois virulente, sans appeler cependant à la violence. Dans sa thèse inédite sur le HT au Danemark, la chercheuse danoise Kirstine Sinclair a suggéré que “pour le Hizb-ut-Tahrir, le langage fonctionne comme une soupape de sécurité. De fortes critiques sont exprimées et la violence n’est plus nécessaire.” Si cette analye est exacte, le HT joue un rôle d’exutoire pour les sentiments de certains militants islamistes. Si le HT n’existait pas, ces sentiments ne disparaîtraient pas: où iraient-ils s’investir? Il vaut mieux avoir des organisations aux vues intransigeantes, mais qui n’encouragent pas la violence, plutôt que des groupuscules incontrôlés et qui n’ont pas ces inhibitions.
Le HT pose aux autorités un dilemme qui n’est pas sans rappeler celui posé par les sectes millénaristes: leur rhétorique peut souvent être flamboyante, extrême, mais elle ne débouche que rarement sur des actions violentes. Il est vrai que le contexte de l’islam contemporain est un peu différent, puisque des groupes violents se réclamant de l’islam agissent aujourd’hui sur différents théâtres d’opérations, sans parler des initiatives d’individus qui ne sont pas nécessairement toujours liés à des organisations. Pour autant, peut-on imputer cette situation à un groupe qui ne prône pas le terrorisme? On pourrait certes répondre qu’il ne désapprouve pas les actions menées dans certaines zones de conflits du monde musulman: c’est exact, mais la réalité est que, sur ce point, le HT est loin de se trouver isolé; de tels sentiments sont largement répandus.
Sans être nécessaire du point de vue de la lutte antiterroriste, l’interdiction du HT ne paraît pas de nature à changer la situation et risque plutôt de conforter les arguments de ceux qui soutiennent que l’islam politique n’a rien à attendre de l’Occident et se trouve engagé avec celui-ci dans une lutte sans merci. La mesure joue en outre dans le sens d’une propagande présentant les musulmans comme d’éternelles victimes.
En outre, surtout s’agissant d’un groupe qui sait très bien utiliser les ressources d’Internet et qui a toujours cultivé des règles de discipline et de discrétion, il est peu probable que la mesure prise contre le HT le fasse disparaître de la scène, même en Angleterre; il est de même improbable qu’elle y tarisse son recrutement: de jeunes musulmans en quête d’engagement pourront trouver grisant d’adhérer à un HT clandestin, d’autant plus que, dans le contexte britannique, ils ne risqueront quand même pas leur peau en le faisant. Et souvenons-nous que le HT a réussi à se maintenir et à gagner des adhérents même dans des pays où il se trouve férocement réprimé… Les événements d’Andijan, puis les controverses actuelles, ont d’ailleurs valu au HT une publicité et une notoriété sans précédent, également dans des pays où il était peu connu: il n’est pas exclu que cela élargisse encore son audience, bien qu’il soit difficile de l’affirmer avec certitude.
Il est très peu probable qu’une mesure d’interdiction entraînerait une radicalisation du HT ou son passage au terrorisme: il n’a l’a pas fait même dans des contextes où il rencontrait des problèmes bien plus graves. En outre, si nous observons la façon dont le HT a réagi à l’interdiction qui l’a frappé en Allemagne, il a tout simplement… recouru aux tribunaux pour essayer d’obtenir l’annulation de la décision – la justice allemande a d’ailleurs reconnu aux responsables du HT le droit de plaider leur cause. Nul doute qu’il suivra le même chemin au Royaume-Uni, d’autant plus qu’il y compte des avocats parmi ses membres. Il n’est pas certain que les tribunaux britanniques donnent tort au HT, même s’il n’est pas impossible non plus que le gouvernement invoque des intérêts supérieurs ou des lois spécifiquement destinées à lutter contre le terrorisme.
Il y a aussi deux considérations liées au contexte actuel qui devraient inciter à réfléchir avant de prononcer l’interdiction du HT.
L’une relève des développements internationaux: plusieurs gouvernements autoritaires ont interdit le HT et persécutent en même temps, au nom de la lutte contre le terrorisme, des personnes dont rien n’indique qu’elles se trouvent engagées dans des actes de violence. L’interdiction du HT dans un pays aussi libéral que la Grande-Bretagne du point de vue de la liberté d’expression sera utilisée comme une légitimation pour combattre non seulement le HT, mais également d’autres groupes ayant le tort de s’opposer à des systèmes despotiques.
L’autre est liée à la situation du HT en Grande-Bretagne. Même si le message du mouvement reste foncièrement le même, il y a indéniablement depuis quelque temps des adaptations dans le style, qui reflètent sans doute aussi une maturation du mouvement dans les Iles britanniques, liée à sa prise en main par des membres ayant un certain niveau de formation et une expérience intime de la société britannique. Il est vrai que l’emballage ne modifie pas obligatoirement le contenu, surtout dans un mouvement fortement attaché à une ligne idéologique. Mais cette mutation peut aussi entraîner des évolutions chez une partie des membres du HT, si ce n’est dans le groupe lui-même. Et même les idéologies subissent parfois des réajustements partiels. L’initiative d’interdiction ne vient donc pas à un moment très opportun.
Le HT constitue à vrai dire un groupe atypique, éloigné à plusieurs égards de l’image que nous avons de l’islam radical. S’il s’est trouvé des voix non musulmanes pour prendre la défense du HT un mois seulement après le traumatisme des attentats de Londres, ce n’est évidemment pas pour défendre des terroristes – ce que ne sont pas les membres du HT. C’est en partie le résultat du travail politique du groupe et des contacts qu’il a noués au fil des ans, mais certainement plus encore la conviction qu’une société forte doit, dans le domaine politique, être capable de défendre la liberté d’expression aussi bien que de réagir fermement face à ceux qui dépassent les bornes.
Le 11 août 2005, après avoir d’abord envisagé l’interdiction du HT, le gouvernement australien y a renoncé, faute de fondement légal, le groupe n’ayant pas “planifié, assisté ou encouragé des actes violents en Australie”, tout en qualifiant par ailleurs son programme d'”extrême et radical”.
Si l’on considère qu’aucun dialogue n’est possible avec des islamistes, quels qu’ils soient, l’interdiction est sans doute la seule issue. Dans le cas contraire, on peut en revanche se demander s’il ne serait pas judicieux que des responsables politiques attirent l’attention des dirigeants du groupe en Occident sur la responsabilité morale que peut impliquer un discours radical. Mais c’est surtout au sein de la communauté musulmane que les thèses du HT peuvent faire l’objet d’un débat: elles sont loin d’être partagées par la majorité des musulmans en Occident. Si d’autres acteurs de l’islam peuvent présenter un programme convaincant en faveur d’un “Euro-Islam” ou d’autres projets similaires, les thèses du HT auront de moins en moins d’écho. Dans le cas contraire, les appels du HT à refuser une identité autre qu’islamique garderont leur force d’attraction chez un certain nombre de musulmans en Occident. C’est avant tout ce débat intra-musulman qui doit se faire. L’nterdiction du HT ne résoudra pas magiquement les interrogations de musulmans sur leur identité.
Une plus grande fermeté est bienvenue, mais elle doit s’exercer à bon escient. Si le défi présenté par le HT est idéologique, c’est aussi sur ce plan-là qu’il convient de répondre: l’interdiction d’un groupe qui ne pratique pas le terrorisme sera seulement perçue par les militants islamistes comme une échappatoire, ou – pire – comme une incapacité à répondre, avec des effets très incertains sur le plan de la lutte antiterroriste.
Jean-François Mayer
Le signataire de ces réflexions est l’auteur d’une brève étude en anglais, Hizb ut-Tahrir: The Next Al Qaida, Really?, publiée en 2004 par l’Institut universitaire de hautes études internationales et disponible en ligne au format PDF. Il a en outre rédigé un article sur les activités du HT en Occident, à paraître prochainement aux Ed. Lignes de Repère dans un volume collectif sur les activités islamistes en Occident [J.-F. Mayer, “Hizb ut-Tahrir: l’évolution d’un parti islamiste transnational en Occident”, in Samir Amghar (dir.), Islamismes d’Occident: état des lieux et perspectives, Paris, Ed. Lignes de Repères, 2006, pp. 87-103 – 18.06.2016].