Une fois de plus, la publication d’un article dans une revue scientifique soulève une épineuse question: doit-on rendre publics des textes qui pourraient aider des terroristes ou des criminels à trouver des recettes? Découvrons donc les conséquences d’un empoisonnement du lait par des toxines botuliques…
Depuis les événements du 11 septembre 2001 et les différentes affaires qui les ont suivis, les gouvernements et la communauté scientifique sont devenus beaucoup plus sensibles aux conséquences potentielles de la diffusion de connaissances susceptibles de servir à des actes terroristes.
Cependant, l’Académie nationale des sciences américaines a pris la décision de publier, dans le numéro des Proceedings of the National Academy of Sciences daté du 12 juillet 2005, l’article de Lawrence M. Wein et de Yifan Liu (tous deux à Stanford University, en Californie), intitulé: “Analyzing a bioterror attack on the food supply: the case of botulinum toxin in milk“.
Les responsables de la sécurité médicale estiment depuis longtemps que l’alimentation pourrait être un vecteur privilégié d’attaques biologiques. Un article à ce sujet ne peut donc manquer de retenir l’attention.
Ne vous attendez pas à découvrir, dans cet article de 6 pages, toutes les recettes pour commettre un attentat: si c’était le cas, Terrorisme.net s’abstiendrait d’en faire état! L’analyse des deux chercheurs porte sur une autre question: quel serait l’impact d’un attentat visant les chaînes de distribution du lait? A l’heure où tous les pays occidentaux se soucient de prévenir les actes terroristes, mais aussi d’en gérer les conséquences, le thème est plus sensible qu’il n’y paraît. Le Département américain de la santé ne s’y est pas trompé: il a demandé à la revue de renoncer à publier l’article. La discussion a retardé la parution, mais la rédaction a décidé de passer outre.
Selon news@nature.com (29 juin 2005), le président de l’Académie nationale des sciences estime que la publication d’analyses relatives au terrorisme dans la littérature scientifique ouverte contribue plutôt à la sécurité publique.
L’auteur de l’article de news@nature.com, Erika Check, rappelle qu’un Comité consultatif scientifique national sur la biosécurité a été créé en 2004 aux Etats-Unis. Certains estiment que la communauté scientifique devrait observer des règles plus strictes.
Dans le cas présent, rappelons que la toxine botulique – qui peut également être utilisée dans des buts thérapeutiques, notamment contre les effets du vieillissement, après avoir été neutralisée – est un “poison violent”, comme le rappelait en 2002 Claire Viognier dans un article publié sur le site de RFI. Si elles contaminent des aliments, les toxines bloquent la transmission entre les neurones et les muscles, entraînant une paralysie.
“Il peut être tentant pour des criminels d’utiliser ces puissantes toxines dans le cadre d’opérations terroristes. Utilisées comme armes biologiques, elles pourraient être disséminées dans l’atmosphère par aérosol où elles seraient inhalées et passeraient ainsi dans la circulation sanguine. Mais les toxicologues semblent craindre davantage la contamination volontaire de réserves d’eau potable ou encore de circuits de fabrication alimentaire, industrielle ou artisanale. ”
Le texte qui vient de paraître dans les Proceedings of the National Academy of Sciences rappelle que – si l’on laisse de côté les résultats de manipulations génétiques – les trois scénarios bioterroristes les plus probables sont une attaque de variole, une diffusion aérienne d’anthrax ou la dispersion de toxines botuliques dans des boissons froides. Le troisième scénario ayant été le moins étudié, Wein et Liu ont choisi de se concentrer sur celui-ci. Ils ont sélectionné le lait comme vecteur à la fois en raison de sa large distribution et parce qu’il représente une valeur symbolique comme cible. Mais leur modèle pourrait s’appliquer à d’autres produits alimentaires.
A l’aide de savantes formules mathématiques, l’article de Wein et Liu examine la circulation du lait dans une chaîne de distribution en neuf étapes, des vaches aux consommateurs. Nous passons sur les détails qu’ils considèrent (à quel moment se produit la contamination? quelle dilution?): toujours est-il qu’ils aboutissent à la conclusion que la contamination par des terroristes d’un seul silo ou camion transportant du lait vers une centrale où il sera mélangé à celui provenant d’autres fermes toucherait finalement 568.000 consommateurs.
Ils étudient ensuite, en fonction de différents paramètres (degré de dilution, rapidité de la détection – sachant que la plupart des décès surviennent trois à six jours après la consommation), le nombre possible de victimes: dans les pires des cas, la majorité des personnes contaminées tomberaient malades ou perdraient la vie.
La seconde partie de l’article discute les observations afin de déterminer dans quelle mesure celles-ci peuvent aider à mettre au point une stratégie adéquate pour prévenir des actes de bioterrorisme. Dans le cas du lait, par exemple, il semble que la pasteurisation UHT permette de rendre inactives les toxines botuliques, mais le lait UHT n’est pas très populaire aux Etats-Unis.
Les auteurs évaluent aussi les stocks disponibles d’appareils et d’antitoxines nécessaires pour combattre les effets d’un scénario bioterroriste tel que celui qu’ils envisagent, et ils concluent que les moyens à disposition ne suffiraient pas, et donc que le taux de mortalité serait vraisemblablement élevé. Cependant, il y a une inconnue sur la quantité de toxines qui seraient nécessaires pour un impact à large échelle. Il paraît en outre indispensable d’évaluer de façon plus serrée les conséquences d’une contamination délibérée des chaînes de distribution pour différents produits.
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner plus d’une fois, un attentat bioterroriste n’est pas le plus probable, et les bombes ou autres moyens conventionnels resteront vraisemblablement longtemps encore les armes les plus courantes du terrorisme. Cependant, nous savons aussi que des groupes terroristes ont sérieusement envisagé et envisagent probablement toujours les possibilités de mettre en œuvre de tels moyens. Un seul attentat pourrait avoir des conséquences catastrophiques, également sur le plan politique et psychologique: dans l’environnement où nous nous trouvons aujourd’hui, il serait irresponsable de ne pas envisager le pire en prenant toutes les mesures nécessaires. Si la publication de l’article de Wein et Liu contribue à cette prise de conscience, elle n’aura finalement pas été une mauvaise chose.