Terrorisme.net a récemment publié sur son site un article sur un complot d’extrémistes juifs visant à faire sauter le Dôme du Rocher à Jérusalem. Cette idée n’est cependant pas nouvelle: au début des années 80, la police démantelait un mouvement clandestin juif qui s’était fixé le même but. Quel était ce mouvement? Quels étaient ses objectifs et son idéologie?
1. Le mouvement clandestin juif
Pour mieux comprendre ce que fut le mouvement clandestin juif (ou Jewish Underground) et ses ramifications dans le présent, il est nécessaire de focaliser notre attention sur une date: le 17 septembre 1978. C’est à cette date en effet que Menahem Begin, premier membre du Likoud à devenir premier ministre, signait à Camp David les accords de paix avec l’Égypte. Ces accords prévoyaient une rétrocession des territoires du Sinaï à l’Égypte et marquaient le début du plan d’autonomie pour les Palestiniens de la bande de Gaza.
Pour beaucoup de juifs de droite, dont notamment les membres du Gush Emunim, le “parti des croyants” (mouvements des colons juifs) et le Kach (“Ainsi!”, un parti extrémiste fondé par le rabbin Meir Kahane), Begin était considéré – avant la signature des accords – comme un héros. D’une part par le soutien explicite qu’il apportait aux mouvements de droite comme le Gush (qu’il n’hésitait pas à appeler “mes chers enfants“), mais également comme premier politicien de droite à devenir premier ministre. Depuis la création d’Israël en effet, la politique avait toujours été dominée par les travaillistes (dont Ben Gourion fut probablement la figure la plus connue). On peut se faire une idée de l’admiration des nationalistes israéliens pour Begin en lisant ces mots de Meir Kahane, fondateur du mouvement Kach
“Pour la première fois depuis sa création, l’État d’Israël a, au poste de Premier Ministre, un homme qui pense comme un juif, agit comme un juif, parle à la télévision avec une kippa sur sa tête et en fait prononce “cet unique petit mot” que nous avons attendu que prononcent Ben-Gurion, Sharett, Eskhol, Golda, Rabin et Pérès [NDT, le petit mot en question est “Dieu”]. (…) Il cite les psaumes et remercie le Tout-Puissant. Miracle? Miracle des Miracles.” (Kahane, 1977, p.20)
Kahane, élu membre à la Knesset, également connu pour ses positions racistes anti-arabes, fut assassiné en 1990 par un extrémiste musulman (son parti fut plus tard interdit).
En signant ces accords, Begin était soudain devenu un traître, provoquant des réactions extrêmement vives dans les milieux nationalistes juifs. A la veille de la date limite du retrait du Sinaï en avril 1982, les étudiants des écoles religieuses nationalistes (Yeshivot) arrivèrent par centaines pour soutenir les familles de colons qui devaient être évacués. Les étudiants établirent également deux colonies (Don-Yehiya, 1994, p. 276). Des membres de la Knesset se joignirent également aux protestataires. Pourtant rien n’y fit: Begin, soutenu par son ministre de la défense Ariel Sharon, envoya 20.000 soldats qui évacuèrent les colons.
Une autre conséquence, plus radicale, de la signature des accords de paix, fut la création en 1978 d’un mouvement clandestin juif (Jewish Underground) dont les membres provenaient du camp sioniste nationaliste et tout particulièrement du Gush Emunim. Le Jewish Underground était composé de deux factions: l’une était dirigée par Yehuda Etzion et prévoyait de faire sauter le Dôme du Rocher. L’autre, dirigée par Menachem Livni, avait pour objectif de punir les Arabes et venger ainsi la mort de juifs (Don-Yehiya, 1994, p. 278-279). Cette dernière faction se mit en évidence au début des années 80 par des attaques contre les maires de villes palestiniennes de Naplouse ou Ramallah. Alors que ces attaques avaient eu un certain écho à l’époque, la découverte du complot orchestré par le mouvement clandestin pour faire sauter le Dôme du Rocher (appelé aussi “l’abomination” par les extrémistes juifs) provoqua un choc lors de sa découverte en 1984 et une vague de protestations au sein du camp nationaliste.
2. Sionisme et messianisme
Les membres du mouvement clandestin étaient habités par de profondes convictions messianiques: la victoire éclatante remportée par Israël lors de la Guerre de Six Jours était considérée comme le signe divin d’une rédemption prochaine. Se fondant sur les écrits des rabbins Kook père et fils (Abraham Itzhak Hacohen Kook, premier rabbin en chef des implantations juives en Israël et son fils Zvi Yehuda Kook), Etzion et Yeshua Ben Shoshan (autre membre fondateur du mouvement) voyaient dans le sionisme séculaire un mouvement saint “dont l’émergence annonçait le début de la rédemption venue du ciel” (Sprinzak, 1993, p.470).
Contrairement aux mouvements fondamentalistes anti-sionistes pour qui le sionisme “n’est que la parodie sacrilège d’une rédemption qui ne saurait venir que de Dieu” (Mayer, 2001, p.33), les extrémistes nationalistes et ses branches dissidentes comme le mouvement clandestin considèrent que le “sionisme occupe une fonction dans le plan messianique et qu’il est donc vital et sacré. Il y a une mission juive que seul le sionisme peut remplir. Mais une fois qu’il aura réalisé son destin et qu’il se sera épuisé lui-même et son sécularisme, sa religiosité latente fera son apparition” (Aran, 1991, p.276). En d’autres termes, le nationalisme n’est qu’une étape sur la route qui mènera à la rédemption.
Dans une perspective de rédemption, la rétrocession de territoires à l’Egypte constituait donc un pas en arrière. Etzion et Ben Shoshan y voyaient le signe divin qu’un affront avait été commis:
“Littéralement messianiques, les deux [Etzion et Ben Shoshan] se convainquirent que le pas en arrière de Camp David devait avoir des causes plus profondes que la faiblesse de Begin. Il aurait pu s’agir d’un signal direct venu du ciel indiquant qu’un affront majeur avait été commis, une erreur responsable de ce désastre politique. Seul un acte majeur de désacralisation pouvait expliquer l’amplitude du désastre: la présence, sanctionnée par le gouvernement israélien “d’infidèles” et de leur temple sur le Mont du Temple, le site juif le plus saint, l’endroit où avait été bâtis le premier et le second temple et où serait bâti le (futur) troisième temple.” (Sprinzak, 1989, p.176)
Contrairement à leurs maîtres à penser, Zvi Yehuda Kook et Zvi Tau (considéré par certains comme le fils spirituel de Zvi Ehuda Kook) qui, voyant le soutien du peuple israélien au plan de paix de Begin voulaient cesser leurs activités (Don-Yehiya, 1994, p.277), Etzion et Ben Shoshan décidèrent de monter une opération pour détruire le Dôme du Rocher. Cependant l’opération n’eut pas lieu: aucun rabbin n’avait accepté de donner son accord (Sprinzak, 1986).
3. Pourquoi faire sauter le Dôme du Rocher?
Les deux extrémistes agissaient en pensant que Dieu les avait punis pour ce qu’ils considéraient comme un affront: la construction du Dôme du Rocher sur le Saint des Saints juifs. On trouve une explication alternative – et plus récente – aux efforts des extrémistes juifs pour faire sauter le Dôme du Rocher dans une interview du rabbin Yisrael Ariel, un ancien membre du “Mouvement pour stopper le retrait du Sinaï” et un des plus ardents défenseurs du mouvement clandestin juif:
“Aujourd’hui nous devons nous demander: pourquoi Dieu nous a-t-il fait cela [Ariel parle ici du plan de désengagement d’Ariel Sharon de la bande de Gaza]? Pourquoi après deux décennies, sommes-nous à nouveau confrontés à une crise de ce genre? (…) Je ne dirai que ceci: lorsque le Créateur, le Saint, ne peut placer sa shekhina (“présence divine”) nulle part, pourquoi devrions-nous nous reposer? Lorsque les années passent et qu’aucune action adéquate n’est entreprise, les plaies se déchaînent. A l’époque de David, plus de 70’000 personnes payèrent de leur vie le fait que le tabernacle ne soit pas déplacé à Jérusalem – alors que voulons-nous aujourd’hui? Nous qui n’avons fait aucun sacrifice, la colère divine ne devrait-elle pas s’abattre sur nous? Le Saint veut que nous commencions et il continuera. Donc commençons!” (Haaretz,31.12.2004)
On peut donc distinguer différents objectifs poursuivis par les extrémistes voulant faire sauter le Dôme du Rocher:
a) apaiser le courroux divin provoqué par la désacralisation du lieu où devrait être reconstruit son temple;
b) hâter la reconstruction du troisième temple sur le Mont du Temple .
Outre ces deux objectifs on peut également encore distinguer entre un objectif purement politique – torpiller définitivement le processus politique entre Israël, les Palestiniens et les autres pays arabes – et un autre objectif religieux: le Mont du Temple étant une source d’énergie et de vitalité, il doit être détruit pour enlever leurs forces aux arabes. Cette thématique est reprise dans les écrits du rabbin cabaliste Yeshua Ben Sasson:
“Cette conception qui voit le Mont du Temple comme une source de vitalité et de force qui affecte la situation dans laquelle se trouvent les habitants d’Israël est partagée – pour le meilleur et pour le pire – par la plupart des activistes du Mont du Temple. Il y a 25 ans, cette croyance amena le rabbin Yeshua Ben Sasson à identifier le Mont du Temple comme la fontaine d’où les ennemis d’Israël tiraient leur vitalité et leur force.” (Haaretz, 31.12.2004)
Dans les conceptions messianiques, l’approche du rédempteur est précédée d’une “série de cataclysmes si profonds et si uniques qu’ils semblent dissoudre les lois de la nature et de la mortalité” (Rapoport 88, p.208). Cette période est donc considérée comme une période de grands maux et de grands malheurs. Dans cette perspective, un terroriste pourrait – en présence d’événements dissonants par rapport à la prophétie – tenter de provoquer lui-même ces grands maux. La destruction du Dôme du Rocher et ses conséquences politiques au niveau mondial pourrait remplir cette fonction.
4. Trois scénarios pour l’avenir
Le messianisme constitue un des traits essentiels de la doctrine du Gush Emunim. Pour ses membres, les événements qu’ont été la création de l’Etat d’Israël en 1948 et la victoire quasi-miraculeuse et fulgurante de 1967 constituent des signes de la rédemption prochaine du peuple juif. Pour les adeptes de cette doctrine, Dieu s’est à nouveau manifesté, démontrant qu’il n’avait pas abandonné ses enfants et qu’il était prêt à les soutenir.
Les événements qui ont suivi devaient cependant contredire cette doctrine: la victoire à la Pyrrhus de 1973, les accords de Camp David de 1978 et les accords d’Oslo en 1993.
Dans ce genre de situations de dissonance entre doctrine messianique et disconfirmation effective sur le terrain, trois scénarios sont possibles:
1) un affaiblissement des mouvements religieux par l’abandon de ses membres de la doctrine messianique et par une démission du mouvement à titre individuel;
2) la recherche d’un prétexte biblique pour expliquer les revers et l’adoption d’une attitude passive ;
3) une hyperactivité religieuse qui pourrait culminer dans des actes de terrorisme suicidaire (Sprinzak, 1998, p.122-123)
5. Hyperactivité religieuse: malédictions et complots
Le plan de désengagement du Premier Ministre Ariel Sharon marque une étape supplémentaire dans la succession des événements dissonants vis-à-vis de la doctrine messianique. Depuis l’annonce du plan, on a observé en Israël une recrudescence de l’activité religieuse: on peut signaler d’une part la répétition d’une malédiction cabalistique proférée à l’encontre de la personne considérée comme l’obstacle au plan de rédemption et d’autre part la découverte de complots visant à détruire le Mont du Rocher.
A la veille de l’assassinat d’Ythzak Rabin en 1995, un groupe de rabbins – qui le considéraient comme un ennemi du peuple juif pour avoir cédé des terres aux Palestiniens – avait prononcé à son encontre une malédiction cabaliste appelée pulsa denura (“les lanières de feu”). Cette malédiction – considérée comme l’une plus terribles de la cabale – condamnait sa victime à périr dans les 30 jours qui suivaient (les sources diffèrent ici: pour d’autres sources, le délai donné à la victime serait d’une année) (Stern, 2003, p.96; Haaretz, 4.05.2005). 31 jours plus tard, Rabin était mort.
On a pu observer que, après l’annonce du plan de désengagement, Ariel Sharon avait été menacé – comme l’avait été Ythzak Rabin – de la pulsa denura. Ainsi Yosef Dayan, un des rabbins responsables de la malédiction contre Rabin déclarait:
“Si des rabbins disent qu’une “pulsa denura” doit être organisée, je suis prêt à le faire immédiatement (…) Il y a des gens qui veulent Sharon mort… je fais partie de ceux-là. M’est-il interdit de combattre?” (AP 15.09.2004; Newsweek 4.10.2004)
Comme l’ont montré les événements de ces dernières semaines, le prochain retrait de la bande de Gaza a également re-activé et stimulé des plans pour faire sauter le Dôme du Rocher. Ainsi, le 17 mai 2005, le quotidien Haaretz (17.05.2005) signalait que cinq juifs, associés à un complot pour faire exploser le Dôme du Rocher avec une roquette anti-char, avaient été arrêtés (Voice of America, 17.05.05). Le quotidien révélait également la découverte par les autorités d’un second complot. Les terroristes auraient lancé des grenades après avoir tiré leur roquette et se seraient suicidés.
6. Conclusion
En guise de conclusion, il faut souligner que tous les religieux juifs ne participent pas du messianisme typique du Gush Emunim et même au sein du mouvement, seule une très faible minorité est prête à franchir la ligne de la non-violence, comme les protagonistes du mouvement clandestin juif dans les années 1980.
Jusqu’au retrait définitif en septembre de la bande de Gaza, les services de sécurité intérieure israéliens auront fort à faire pour déjouer les complots de cette minorité visant à s’attaquer à l’un des monuments les plus saints de l’Islam, le Dôme du Rocher. Comme nous avons essayé de le démontrer ici en faisant un bref historique du mouvement clandestin juif, les projets de destruction du Dôme du Rocher et l’hyperactivité religieuse sont réapparus systématiquement depuis les premières concessions de l’Etat d’Israël aux Palestiniens. Les complots contre le troisième lieu saint de l’Islam et les menaces proférées à l’encontre Premier Ministre Ariel Sharon après l’annonce de son plan de retrait ne constituent donc pas un fait exceptionnel, ni nouveau. Cependant, comme l’a montré l’assassinat d’Ythzak Rabin, les actes d’un individu isolé, imprévisibles pourraient avoir des conséquences dramatiques sur tout le Proche-Orient et sur le monde.
Jean-Marc Flükiger
Sources
Aran, Gideon “Jewish Zionist Fundamentalism: The Bloc of the Faithful in Israel (Gush Emunim)”, in Fundamentalisms Observed, Martin E. Marty & R. Scott Appleby (dir.), The University of Chicago Press, Chicago and London, 1991, pp.265-344
Don-Yehiya, Eliezer, “The Book and the Sword: The Nationalist Yeshivot and Political Radicalism in Israel”, in Accounting for Fundamentalisms: The Dynamic Character of Movements, Martin E. Marty & R. Scott Appleby (dir.), The University of Chicago Press, Chicago and London, 1994, pp. 262-300
Kahane, Meir, “The Activist Column: Reflections on the Elections”, The Jewish Press, 3 juin 1977, cité dans Sprinzak, 1989
Mayer, Jean-François, Les Fondamentalismes, Georg Éditeur, Genève, 2001
Rapoport, David C., “Messianic Sanctions for Terror”, Comparative Politics, Vol. 20, No 2 (janvier 1988), pp. 195-213
Sprinzak, Ehud, “Extremism and Violence in Israel: The Crisis of Messianic Politics”, Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 555 (janvier 1998), pp.114-126
Sprinzak, Ehud, “Three Models of Religious Violence: The Case of Jewish Fundamentalism in Israel”, in Fundamentalisms and the State: Remaking Polities, Economics and Militance, Martin E. Marty & R. Scott Appleby (dir.), The University of Chicago Press, Chicago and London, 1993, pp. 462-489
Sprinzak, Ehud, “The Emergence of the Israeli Radical Right”, Comparative Politics, Vol. 21, No2 (janvier 1989), pp.171-192
Sprinzak Ehud, “Fundamentalism, Terrorism, and Democracy: The Case of the Gush Emunim Underground”, communication présentée le 16 septembre 1986 au Wilson Center, Washington D.C, encore disponible grâce à Internet Archive: https://web.archive.org/web/20040628121411/http://www.geocities.com/alabasters_archive/gush_underground.html [18.06.2016]
Stern, Jessica, Terror in the Name of God, Why Religious Militants Kill, HarperCollins, New York, 2003
Articles en ligne
Associated Press, 15.09.2004, “Un rabbin appelle au meurtre d’Ariel Sharon”, encore disponible grâce à Internet Archive: https://web.archive.org/web/20050321084342/http://www.crif.org/index02.php?id=3534&menu=52&type=Commentaires
Haaretz:
17.05.2005, Jonathan Lis et Gideon Alon, “5 Israeli Jews held over plot to attack Temple Mount”, édition en ligne, http://www.haaretzdaily.com/hasen/spages/576711.html
04.05.05, Shahar Ilan “The Original Pulsa denura”, édition en ligne, http://www.haaretz.com/hasen/spages/572047.html
07.04.2004, Nadav Shragai, “A mounting sense of urgency”, édition en ligne, http://www.haaretzdaily.com/hasen/objects/pages/PrintArticleEn.jhtml?itemNo=521679
Newsweek, 4.10.2004, “Withdrawal Symptoms”, disponible à l’adresse https://web.archive.org/web/20061004122554/http://aalco.org/israel%20withdrawal%20symptoms.htm
Voice of America, 17.05.05, “Proche-Orient: des extrémistes juifs menacent un site saint de l’Islam”, disponible à l’adresse https://www.terrorisme.net/p/article_157.shtml