Al-Zawahiri tel que je l’ai connu: publié sous ce titre en arabe pour la première fois en 2002, le témoignage de l’avocat islamiste Montasser al-Zayyat est immédiatement devenu un succès de librairie. Grâce à Pluto Press, une traduction anglaise est maintenant disponible et offre des éclairages précieux sur le monde du radicalisme islamique égyptien.
Ayman al-Zawahiri est une figure connue des services de renseignement depuis de longues années; mais il a acquis une notoriété plus large depuis les événements du 11 septembre, apparaissant comme le proche collaborateur, le bras droit, l’éminence grise d’Oussama ben Laden. Le livre examiné ici permet de comprendre l’évolution de celui qui est aujourd’hui l’un des hommes les plus recherchés du monde – mais qui, au départ, donnait à la lutte contre le régime au pouvoir dans son pays la préséance sur le jihad mondial.
Alors que fleurissent les études de seconde main, s’appuyant sur des informations parfois douteuses, ce petit volume, publié en anglais sous le titre The Road To Al-Qaeda, est au contraire un témoignage de l’intérieur, puisque l’auteur est un avocat islamiste lié à la Jama’a al-Islamiyya. Il ne renie pas certaines de ses idées, mais est engagé – comme d’autres islamistes égyptiens de la même mouvance – dans une réflexion critique (et autocritique) sur les objectifs et stratégies à poursuivre. Le livre est également une réponse à des remarques de Zawahiri dans son livre Chevaliers sous la bannière du Prophète (2001), dont de larges extraits ont été traduits en anglais et sont accessibles en ligne [ils ne se trouvent plus sur le site d’origine, mais on peut encore y accéder à travers Internet Archive – 18.06.12].
Comme le rappelle, dans une excellente introduction, le professeur Ibrahim Abu-Rabi, l’islamisme n’a jamais représenté un phénomène monolithique, ne serait-ce que parce que ses vagues successives sont apparues dans des contextes différents. Ainsi, les Frères musulmans étaient nés dans un contexte dominé par le fait colonial; en revanche, la Jama’a al-Islamiyya ou le Jihad égyptien (fondé par Al-Zawahiri) sont des phénomènes post-coloniaux. Abu-Rabi souligne qu’il faut se garder d’ignorer les variétés de l’islamisme, ne serait-ce que pour une analyse adéquate de ses interactions avec la violence.
“L’aristocrate comme fondamentaliste“: c’est le titre du premier chapitre du livre de Zayyat. Comme Ben Laden, Zawahiri n’est nullement issu de milieux défavorisés: il provenait d’une famille de la haute société, comptant de nombreux médecins, son grand-père maternel avait été le premier secrétaire général de la Ligue arabe et sa famille résidait dans le quartier le plus huppé du Caire. A noter que sa famille ne l’a jamais renié et continue de le respecter.
Dès son enfance, Zawahiri fut un homme plutôt calme, avide de savoir, grand lecteur. Pieux, humble, intelligent, sans faille sur le plan moral: il n’a eu apparemment d’autre femme dans sa vie que son épouse, diplômée en philosophie de l’Université du Caire. Zawahiri est décrit par Zayyat comme un homme tendre, tranquille, qui pourrait donner l’impression d’être introverti: mais ses idées sont très structurées et, lorsqu’il parle, il s’exprime avec une grande clarté. “Il ne se met pas facilement en colère, c’est pourquoi il est capable de prendre des décisions critiques dans des moments difficiles.”
Ses convictions islamistes remontent à son jeune âge: lors de son arrestation en 1981, il avoua son implication dans une cellule clandestine depuis l’âge de 16 ans au moins! L’arrestation de 1981 était liée à la répression contre les milieux jihadistes à la suite de l’assassinat du président Sadate (1918-1981). Depuis quelques années, les groupes jihadistes proliféraient: “Zawahiri, comme beaucoup d’autres jeunes gens, fut bouleversé par le traumatisme de la défaite de 1967 [face à Israël].”
Zawahiri fut fortement influencé, comme beaucoup d’autres islamistes radicaux (mais pas seulement eux), par l’œuvre de Sayyid Qutb (1906-1966). Zayyat observe que Zawahiri cite Qutb pratiquement dans tous les textes qu’il publie.
A un titre ou à un autre, tous les auteurs égyptiens qui influencèrent Zawahiri avaient été liés à la mouvance des Frères musulmans. Ceux-ci apparaissent comme une sorte de passage obligé de la plupart des acteurs de l’islamisme égyptien, même si les parcours divergent ensuite: vient un moment où chaque groupe jihadiste est amené à prendre position par rapport à l’influent mouvement fondé par Hassan al-Banna (1906-1949).
Dans les prisons se forma une coalition entre différents groupes jihadistes et Jama’a al-Islamiyya. Zayyat – qui en fut témoin, puisqu’il se trouvait alors en prison et dut à une courageuse intervention de Zawahiri une amélioration de son sort – relate cependant comment des désaccords en arrivèrent rapidement à compromettre la tentative d’unification. Un important point de divergence portait sur le rôle du cheikh aveugle Omar Abdel Rahman (actuellement en prison aux Etats-Unis, accusé d’être l’inspirateur de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center). Plusieurs activistes – dont Zawahiri – soutenaient en effet qu’un aveugle ne pouvait être placé à la tête de cette coalition militante. Cela finit par briser l’unité des groupes jihadistes.
A cette époque remonte aussi une profonde blessure chez Zawahiri: torturé sans merci, il révéla plusieurs noms et fut ainsi forcé de témoigner contre des compagnons de lutte. Ce fut lui qui permit l’arrestation d’un officier islamiste, Esam al-Qamari: or, Qamari était par ailleurs un homme que Zawahiri admirait beaucoup et avec lequel il partageait la conviction que le coup d’Etat était la meilleure manière d’arriver au pouvoir (déjà dans son interrogatoire de 1981, Zawahiri déclare que sa stratégie est le putsch militaire). Zawahiri était tellement taraudé par ce pénible souvenir que, peu de temps après sa libération, en 1985, il partit pour l’Arabie saoudite – où il travailla dans un hôpital – avant d’aller s’installer en Afghanistan en 1986. Il connaissait déjà ce pays, puisqu’il s’y était rendu en 1980 et 1981, et y avait travaillé durant quelque temps dans un hôpital géré par une association médicale liée aux Frères musulmans.
La répression et les échecs d’opérations mal planifiées avaient porté un sérieux coup aux jihadistes égyptiens. A partir du moment où il s’établit en Afghanistan, Zawahiri joua un rôle essentiel pour regrouper et réorganiser les jihadistes de son pays. Même en Afghanistan, son objectif était de les entraîner et de les organiser pour renverser le régime égyptien. Zawahiri restait en effet convaincu que les efforts de prédication ne parviendraient pas à changer le régime: il fallait pour cela un changement violent, par la force des armes, et établir l’Etat islamique – un Etat, observe Zayyat, assez semblable dans les rêves de Zawahiri à ce que les Taliban établirent en Afghanistan.
Dans les années 1990, les problèmes rencontrés en Afghanistan par les combattants arabes conduisirent Zawahiri, comme d’autres, à chercher refuge au Yémen, puis au Soudan – avant de revenir en Afghanistan, grâce à l’arrivée des Taliban au pouvoir.
Zawahiri entendait préparer les jihadistes au coup d’Etat susceptible de provoquer un tournant radical. Mais il était difficile de convaincre des combattants souvent jeunes d’être patients et de ne mener aucune opération en Egypte, en évitant la confrontation avec les autorités, alors que des groupes comme la Jama’a al-Islamiyya menait pour sa part des actions lui valant une forte publicité. Aux yeux de Zawahiri, tout cela ne pouvait que rendre plus difficile le recrutement d’activistes provenant des rangs de l’armée, en raison des mesures qui ne manqueraient pas d’être prises pour empêcher des infiltrations. Cependant, avec réticence, il dut parfois céder aux pressions de sa base.
En 1996 encore, Zawahiri soutenait qu’il fallait privilégier le combat contre l’ennemi proche: donc, dans son cas, le régime égyptien. Il estimait en effet que les principaux adversaires à défaire d’abord étaient les régimes des pays musulmans, avant l’adversaire “croisé” et sioniste: “Le chemin des Jérusalem passe par Le Caire“, intitulait-il un article publié en 1995.
A cet égard, l’annonce de la participation de Zawahiri, en février 1998, au Front islamique international pour le jihad contre les juifs et les croisés, sous la direction d’Oussama ben Laden, marqua donc un tournant, qui surprit certains de ceux qui connaissaient la pensée de Zawahiri. En effet, le combat contre les Etats-Unis et Israël (l’ennemi lointain) avait dès ce moment la priorité sur la lutte pour renverser le régime égyptien (l’ennemi proche). Des indices du changement de l’approche de Zawahiri perçaient déjà dans des écrits de 1997.
Pourquoi cette transformation? Zayyat en énumère plusieurs. Tout d’abord, il y eut l’échec de toutes les opérations visant de hauts responsables égyptiens. Les arrestations de membres en Egypte se multipliaient. Le moral du groupe s’était dégradé entre 1993 et 1995 en partie en raison des problèmes financiers: Zawahiri ne pouvait assurer le salaire et les dépenses des cadres et membres du groupe installés au Yémen et au Soudan, au point que certains vivaient dans la misère et peinaient à survivre: Ben Laden n’aurait pas tenu toutes les promesses faites à ce moment-là, même s’il réussit par la suite à résoudre le problème grâce à un accord avec les Taliban pour faire admettre les jihadistes égyptiens en Afghanistan; il paya alors 100$ par mois à chaque famille.
En outre, plusieurs arrestations (et la saisie d’un ordinateur contenant de nombreuses données sur des recrues) avaient porté un sérieux coup aux efforts d’organiser la future insurrection en Egypte. Pour compléter le tout, des divisions internes déchirèrent les jihadistes égyptiens qui suivaient Zawahiri, avec formation de groupes dissidents.
Enfin, selon Zayyat, il ne faut pas sous-estimer l’influence de Ben Laden sur Zawahiri. Après leur première rencontre en 1986, Zawahiri exerça apparemment une influence cruciale sur Ben Laden, le transformant en combattant du jihad. Mais à son tour, Ben Laden commença à influencer Zawahiri, le convainquant de s’allier à lui. A vrai dire, en dehors de ceux qui étaient requérants d’asile dans des pays européens, les jihadistes égyptiens rassemblés autour de Zawahiri n’avaient guère d’autre choix que de répondre à l’appel de Ben Laden: ils étaient condamnés à se retrouver sinon sans ressources et sans appuis.
Cependant, nombre d’islamistes égyptiens sont très critiques, nous explique Zayyat, face à la décision de Zawahiri de lier leur sort à celui d’Al Qaïda et de Ben Laden; ces critiques sont devenues plus vives après le 11 septembre, car les islamistes se rendent compte que leurs espoirs de renverser le régime égyptien sont plus éloignées que jamais et que les possibilités de trouver des territoires d’asile diminuent comme peau de chagrin – même dans des pays accueillants aux réfugiés politiques, les risques d’extradition sont devenus élevés.
Tout un chapitre, que nous ne résumerons pas ici, est consacré aux débats entre Zawahiri et Zayyat au sujet de l’initiative de cessez-le-feu de la Jama’a al-Islamiyya envers l’Etat égyptien. Zayyat estime que Zawahiri n’a pas compris, ou pas voulu comprendre, que l’objectif stratégique n’avait pas changé. “Le jihad contre les juifs, les ennemis de l’umma, demande de la préparation et de la patience afin de s’assurer les moyens de garantir la victoire“, commente Zayyat. “Cela ne sera pas atteint en nuisant aux Etats-Unis. Ce jihad exige que nous informions l’umma des dangers de la normalisation culturelle, intellectuelle et idéologique avec l’entité sioniste.” Pour Zayyat, l’objectif demeure l’instauration d’un système entièrement basé sur la loi islamique: mais l’action militaire doit être remise à des temps plus opportuns. Cela ouvre en même temps quelques intéressantes perspectives sur les différences de considérations tactiques entre composantes diverses de la mouvance islamiste.
Le titre du chapitre 6 du livre de Zayyat est explicite: “Les islamistes paient les erreurs de Zawahiri“. Après le 11 septembre, même des islamistes qui n’ont pris pour cible les Etats-Unis “paient le prix de cette folie“, observe Zayyat, qui s’empresse d’ajouter: “Afin que mes propos ne soient pas mal compris, je dois noter qu’aucun islamiste ou nationaliste ne peut être ami des Etats-Unis, en raison de tous les crimes que les Etats-Unis ont commis et continuent de commettre contre les musulmans, spécialement les musulmans arabes.” La divergence avec Zawahiri ne porte pas sur le principe de l’opposition aux Etats-Unis, mais sur la manière de réagir: la voie choisie par Ben Laden et Zawahiri donne aux Etats-Unis les mains libres pour détruire les islamistes, estime Zayyat. Même les Frères musulmans ont été affectés par les conséquences de ces actions. Les actions d’Al Qaïda ont eu pour seul fruit “une globalisation de la sécurité“.
De façon plus générale, alors que les Arabes qui avaient fui vers l’Afghanistan pour s’y engager dans le jihad “étaient considérés comme les victimes de persécutions par les régimes de leurs pays d’origine“, cette image a maintenant changé.
Zayyat estime aussi que les rêves d’unité entre islamistes sont plus loin que jamais: les actions de Zawahiri ont, selon lui, creusé encore plus le fossé les divisant. Or, commente-t-il, il faudrait viser à réaliser l’unité islamique, au lieu de mettre l’accent sur des attaques temporaires qui créent des divisions.
Le livre de Zayyat est manifestement aussi l’occasion pour l’auteur de régler quelques comptes avec Zawahiri, qui lui a dit ses désaccords par le passé et l’a critiqué dans Chevaliers sous la bannière du Prophète. Cependant, il révèle aussi un effort d’analyse “de l’intérieur” et, par les nombreuses informations qu’il donne, fondées sur une expérience directe et prolongée du milieu jihadiste, représente un document du plus grand intérêt. Et il éclaire aussi quelques-unes des interrogations (tactiques, mais pas seulement) qui traversent aujourd’hui la mouvance islamiste, frappée de plein fouet par la “guerre contre le terrorisme”.
Jean-François Mayer
Montasser al-Zayyat, The Road To Al-Qaeda: The Story of Bin Laden’s Right-Hand Man (trad. par Ahmed Fekry, éd. par Sara Nimis, préface par Ibrahim Abu-Rabi), Londres – Sterling (Virginie), Pluto Press, 2004, 138 p.