La décapitation de l’Américain Paul Johnson s’inscrit dans une stratégie qui vise à la fois à déstabiliser le régime et à chasser les “infidèles” de la péninsule arabique. Les gouvernements occidentaux appellent en effet leurs ressortissants à quitter le pays. Une sorte de victoire pour les partisans d’Oussama ben Laden. Rien ne dit pourtant qu’ils sortiront gagnants à long terme, mais c’est un affrontement dans lequel les coups ne se comptent pas de façon conventionnelle: le véritable enjeu est idéologique.
Etrange situation après trois ans bientôt de “guerre contre le terrorisme”. Des coups portés aux réseaux extrémistes d’inspiration islamiste? Sans nul doute. Oussama ben Laden coupé de sa chaîne de commandement? Très probablement. Des mesures de sécurité sans précédent pour parer le mieux possible à de futurs attentats? Bien sûr.
Mais ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas une “guerre” au sens attaché d’habitude en ce terme. Dans un conflit opposant des Etats, l’anéantissement de troupes, la perte de territoires, l’étranglement des ressources économiques, désignent le vaincu et font pencher la balance. Rien de tel ici. Al Qaïda – qui n’est pas une énorme organisation et qui n’englobe pas tous les actes terroristes commis ici et là – n’est pas un Etat qui a pour but de survivre en tant que tel: peu importe sans doute à Oussama ben Laden que ce que l’on désigne sous le nom d’Al Qaïda disparaisse demain, du moment que certains objectifs sont atteints et que ses idées se propagent. En outre, il y a manifestement chez lui une conscience de l’histoire et une patience qui font qu’il sait attendre pour parvenir à ses fins, si nécessaire.
De ce point de vue, comme Terrorisme.net a déjà eu l’occasion de le souligner, la délimitation entre “gagnants” et “perdants” est loin d’être claire. Paradoxalement, malgré son affaiblissement, Oussama ben Laden semble, à certains égards, plus près que jamais de ses objectifs initiaux: pas l’établissement d’un Emirat islamique d’Afghanistan, même si l’existence de ce sanctuaire et base d’entraînement était précieuse, mais le départ des “infidèles” de la Péninsule arabique: rappelons que ce fut l’une des raisons principales de la rupture entre Oussama ben Laden et les autorités saoudiennes. Ses textes ont souvent souligné cette exigence.

La tête tranchée de Paul Johnson posée sur son corps, telle qu’elle a été présentée sur un site proche d’Al Qaïda.
Les attentats ciblés contre des Occidentaux constituent un exemple frappant d’utilisation du terrorisme pour parvenir à des fins politiques. Ils ont culminé avec l’horrible assassinat de Paul Johnson. L’homme représentait tout ce que les islamistes exècrent: un Américain typique – au point de se promener avec un chapeau de cow-boy dans les villes saoudiennes – et travaillant comme ingénieur sur les hélicoptères Apache pour Lockheed Martin, un fait que le communiqué annonçant sa mort ne manque d’ailleurs pas de souligner: Paul Johnson “a pu goûter quelque chose de ce que les musulmans ont souffert des hélicoptères Apache américains“. Et il pourrait ne pas être le dernier: “Ceci est une leçon aux Etats-Unis et à leurs alliés pour qu’ils sachent que ceux qui viennent dans notre pays subiront ce châtiment.“
L’horrible fin de l’ingénieur de 49 ans survient après plusieurs attentats ces derniers jours contre des cibles occidentales – des cibles soigneusement choisies, notons-le, car cela n’a rien d’un terrorisme “aveugle”, et ce qui suppose également une infrastructure et un réseau représentant plus qu’une poignée d’hommes. Cette suite d’actions ne reste pas sans conséquences: les gouvernements occidentaux eux-même n’ont d’autre choix que d’inviter leurs ressortissants en Arabie saoudite à quitter le pays, et ceux qui y restent vont être amenés à changer de mode de vie afin de limiter les risques pour leur sécurité.
Aux Etats-Unis, la fin tragique d’un concitoyen relègue – provisoirement – à l’arrière-plan le malaise par rapport au scandale des prisons irakiennes. Elle ne peut en outre que conforter beaucoup d’Américains dans leur défiance non seulement face aux radicaux, mais au monde musulman en général. Un succès de plus, d’une certain façon, pour le fossé entre Occident et monde musulman que les radicaux souhaitent voir se creuser, sachant que chaque réaction américaine va un peu plus dégrader l’image de ce pays chez nombre de musulmans. En outre, dans les pays du Proche-Orient, il n’est pas sûr que l’assassinat de Johnson contribue en quoi que ce soit à faire oublier les images de la prison d’Abou Ghraib…
Les événements de ces dernières semaines soulèvent une fois de plus des questions sur l’Arabie saoudite elle-même et le terreau idéologique qu’elle a offert à l’émergence de cet extrémisme. Dans le quotidien saoudien Arab News (20 juin 2004), le chercheur Abdurrahman Al-Shayyal (Jeddah) écrit un sévère commentaire sur les racines de ces actes. Ses remarques touchent au coeur même de la version saoudienne de l’islam et de ses conséquences aujourd’hui:
“Cette vague de violence qui s’est répandue à travers l’Arabie saoudite ne me surprend pas. Les sermons et le comportement qui ont constamment caractérisé notre société ne pouvaient manquer de conduire à cela et même à pire. Comment s’attendre à convaincre un fanatique de 30 ans que ce qu’il fait est faux, contraire à l’éthique et pure folie, alors qu’il a été soumis pendant les vingt dernières années de sa vie à un cours d’extrémisme intensif?”
“Enseigner l’islam aux enfants dans un esprit de confrontation et de rigidité dès qu’ils commencent à interagir avec le monde et pendant plus de douze ans ne peut qu’attiser les feux de la haine. A cela vient s’ajouter l’excitation lors des prières du vendredi et des sermons du soir, ce qui active un feu si grand qu’il consumera un vaste territoire avant de pouvoir être atteint – exactement comme nous le voyons maintenant.”

Un policier saoudien prêt à tirer lors de la fusillade du 18 juin 2004, au cours de laquelle quatre extrémistes – dont Abdulaziz Al-Moqrin – ont été tués.
Cela dit, les autorités du Royaume savent bien qu’elles sont elles aussi visées par les groupes radicaux et elles réagissent. Il est frappant de constater que plusieurs prédicateurs – y compris certains connus pour leurs inclinations extrémistes – ont émis ces derniers temps des condamnations envers les auteurs des attentats. (Il est certes permis de se demander dans quelle mesure cela correspond toujours aux opinions réelles de leurs auteurs…)
Si les sympathies pour Al Qaïda et les groupes apparentés existent bel et bien dans des milieux plus ou moins larges en Arabie saoudite, la société saoudienne n’est pas monolithique et se trouve actuellement engagée dans un processus de transformation auquel des facteurs internes ne sont pas les derniers à contribuer.
Même si les groupes radicaux vont réussir pendant un temps peut-être encore assez long à causer de sérieux problèmes, cela ne veut pas encore dire qu’ils aient une chance de prendre demain le contrôle du pays. Malgré un réservoir de sympathisants probablement plus important que les autorités ne veulent l’admettre, l’Arabie saoudite ne présente pas exactement le même contexte que les montagnes de l’Afghanistan ou les zones tribales du Pakistan.
L’itinéraire de Abdulaziz Al-Moqrin permet de faire à ce sujet quelques réflexions. Agé de 31 ans, il s’était engagé dès l’adolescence dans les rangs jihadistes: à l’image d’autres professionnels du jihad, il avait combattu en Afghanistan, en Bosnie, en Algérie et en Somalie. Mais beaucoup de ces jihadistes de l’époque afghane ont maintenant perdu la vie, sont en prison ou doivent constamment rester sur leurs gardes pour ne pas tomber dans les filets qui leur sont tendus partout. Certes, la relève ne manquera pas: celle-ci n’aura cependant pas les conditions d’entraînement privilégiées offertes par le terrain afghan. Cette relève pourrait rencontrer plus de difficultés à acquérir les “compétences professionnelles” nécessaires.
Cela n’empêchera pas de meurtriers attentats, comme ceux de Madrid l’ont montré il y a peu de mois, mais il sera moins aisé à de tels groupes de tenir dans la durée – sans parler de la difficulté même à constituer des cellules alors que le risque de surveillance ou d’infiltration est permanent.

Les autorités saoudiennes ont présenté les cadavres de quatre extrémistes tués lors de la fusillade du 18 juin 2004, dont celui d’Abdulaziz Al-Moqrin.
La succession rapide de chefs à la tête de la succursale saoudienne d’Al Qaïda – puisque c’est ainsi qu’elle se présente dans ses communiqués, tout en reconnaissant agir de façon autonome – commence déjà à illustrer ce processus. Youssef al-Airi, qui la dirigeait, avait été tué au début de l’année 2003. Son successeur, Khaled Ali al-Haj, perdit à son tour la vie en 2004, pour laisser la place à Abdulaziz Al-Moqrin, abattu lors d’une fusillade avec les forces saoudiennes le 18 juin 2004, ce qui a été confirmé par un site web qu’utilise le groupe pour ses communiqués, malgré quelques démentis initiaux. Aujourd’hui, en Arabie saoudite, l’espérance de vie d’un chef d’une organisation se réclamant d’Al Qaïda paraît encore plus faible que celle d’un émir du GIA (Groupe islamique armé) ou du GSPC (Groupe salafite pour la prédication et le combat) en Algérie.
Ce n’est pas avant tout par rapport à une hypothétique prise du pouvoir d’éléments radicaux en Arabie saoudite que se joue aujourd’hui la partie, mais par rapport au potentiel de sympathie pour les aspirations incarnées par Al Qaïda et ceux qui se réclament de ces idées, qu’ils soient ou non en lien avec ce que l’on désigne sous le nom d’Al Qaïda.