Le terrorisme se caractérise, suivant la formule souvent répétée de Raymond Aron, par la recherche d’effets psychologiques supérieurs à ses effets physiques. Un terrorisme sans violence serait du bavardage; mais, à rebours, le ravage fait message et le théâtre des opérations devient théâtre tout court. Quand le résultat militaire de la violence importe plus à ses auteurs que sa signification symbolique, il faut parler guérilla, émeute ou guerre de partisans. Le terroriste théorise. Quand il tue un homme, il veut tuer une idée et en proclamer une nouvelle. Ceci vaut depuis la «propagande par le fait» anarchiste de la Belle Époque jusqu’à la Terreur d’anathème et de prédication jihadistes.
Ces faits n’ont pas échappé aux contre-terroristes. Outre la lutte par les armes, ils ont toujours mené une guerre pour la persuasion ou plutôt pour l’interprétation. Il s’agit en effet d’imposer une lecture des faits inverse de celle du terroriste. Outre le sentiment contagieux de peur et la contrainte qu’il prétend exercer sur les autorités et la population, que signifie le «message» terroriste? Au moins trois choses:
- au nom de qui il frappe et quel acteur historique (le Prolétariat, le Peuple, les Opprimés, l’Oumma…) il représente
- quel changement historique il annonce (la Vengeance est proche, la Révolution est en marche…) et quel camp il veut rassembler
- qui il frappe et qui il abaisse par là. La victime et ce qu’elle représente – comme l’État- sont censés être diminués, humiliés (ils peuvent éprouver la peur) mais aussi démasqués (le Pouvoir honni est plus vulnérable et plus oppressif qu’il ne semblait)
Face à cette triple «révélation», le contre-terroriste recourt à la lutte idéologique, voire à l’interdit pour ne pas «offrir de tribunes au terroriste». Surtout il pratique la dénonciation: il rabaisse ce que le terroriste a voulu élever à hauteur des grands principes (Nation, lutte finale, volonté de Dieu…). L’organisation terroriste est décrite comme criminelle, non représentative motivée par le ressentiment. Son action comme nihiliste, irrationnelle et vouée à l’échec. Ses effets comme une vaine tentative contre la démocratie qui, selon la formule consacrée, ne cèdera pas au chantage.
L’administration Bush a proclamé la G.W.O.T. (Global War on Terror, Guerre globale à la terreur), voire la quatrième guerre mondiale, la troisième étant la guerre froide. Le Terrorisme qui est une méthode et non une entité acquiert ainsi le statut d’ennemi principal. Il polarise toute la stratégie y compris l’offensive contre les deux autres T: les Tyrannies comme celle de Saddam et la Technologie des armes de destruction massive. D’où ce paradoxe: hyperpuissance et hyperterrorisme s’accordent sur la dimension quasi métaphysique de la lutte.
Cela rend la question de l’humiliation symbolique cruciale et d’humiliation, il n’y en eut jamais de plus grande que la destruction des Twin Towers, «icônes de l’Occident» pour Ben Laden.
Les néo-conservateurs influents à Washington se sont juré de ne plus revivre de Mogadiscio ou de Saigon: l’armée U.S. obligée de se retirer parce que l’opinion ne supportait pas la vision des boys morts. Quant au reste, pour gagner les cœurs et les esprits, les stratèges U.S. comptent sur la force de séduction du pays d’Hollywood et du rock. Ils la renforcent par la création de chaînes de télévision en arabe comme, récemment, al Hurra destiné à contrer al Jazira. Châtiment de «ceux qui haïssent la liberté» et à qui tout retrait américain apparaîtrait comme un signe encourageant de «décadence» d’une part et d’autre part influence et élargissement du modèle U.S. considéré a priori comme désirable par tous les hommes normaux… Voilà le schéma mental binaire qui guide la lutte antiterroriste.
C’est oublier trois facteurs.
- L’effet de contradiction. Difficile, par exemple, après avoir assimilé les émeutes irakiennes à une forme de terrorisme et «benladenisé» l’ayatollah Sadr, de négocier une trêve avec lui. Ou, comme le fait Paul Bremer, après avoir assimilé les Baasistes aux nazis, de vouloir récupérer d’anciens membres du parti. Ou encore de se retirer de Faloudjah après avoir annoncé le prompt châtiment des barbares. La lutte contre le mal absolu se concilie mal avec le réalisme stratégique. Les fières proclamations sur la cohérence morale ou la nécessité de ne plus perdre la face en étant «damn’serious» ont facilement un effet boomerang.
- La perte de contrôle sur les images. Les interdits des médias américains (ne pas montrer le visage de GI’s capturés ou des victimes américaines, ni de scènes comme celles des cadavres profanés de Falloudjah) sont contournés par les télévisions «arabes» voire par des sites Internet qui montrent des cercueils de boys, ou, comme CBS, des soldats américains torturant des prisonniers irakiens. La compétition pour exhiber les bonnes victimes et sélectionner les scènes d’humiliation n’est pas gagnée par les Occidentaux. Loin de là.
- La résistance au réel d’une large par de l’opinion. L’incroyable succès des thèses de la conspiration en témoigne, telles celles attribuant la responsabilité du 11 Septembre aux services américains, et pas seulement dans le monde islamique. C’était l‘avis de 30% des Allemands de moins de 30 ans selon un sondage publié par Die Zeit en juillet. Il faut rendre à la justice qu’un récent sondage du PIPA, Program on International Policy Attitudes, montre que 45% des Américains sont persuadés, en dépit de tous les démentis que des Armes de Destruction Massive ont été trouvées en Irak et 20% que l’Irak était directement impliqué dans le 11 Septembre. À croire que le contenu de l’information est sans force face aux préjugés et préconceptions des auditeurs.
La société dite de l’information découvre qu’il ne suffit pas de posséder les médias pour contrôler le visible. Peut-être est-ce la rançon du paradoxe qu’annonçait Hannah Arendt, il y a déjà trente ans, dans Du mensonge à la violence: «Faire de la présentation d’une image la base de toute politique, – chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est “l’esprit des gens”, voilà quelque chose de nouveau dans cet immense amas des folies humaines enregistrées par l’histoire.»
François-Bernard Huyghe
Collaborateur régulier de Terrorisme.net, François-Bernard Huyghe est notamment l’auteur de Quatrième guerre mondiale. Faire mourir et faire croire (Éditions du Rocher, 2004), dont nous aurons l’occasion de reparler prochainement.